L. Michaud (p. 31-35).


CHAPITRE VIII



Le soir était venu ; il tombait doucement sur le ciel comme une paupière vaporeuse. Une seule bande de pourpre, pareille à quelque brusque déchirure, illuminait l’horizon et en faisait un blessé. Dans le calme du crépuscule les bruits de la ville montaient, plus distincts, fragilisés. Sur la mer encore claire, le temple d’Adonis-aux-mains-d’ivoire détachait ses portiques maintenant obscurs. Et si les trépieds des terrasses successives n’avaient pas brûlé leurs aromates aux flammes vertes, l’on se serait cru simplement à la fin d’un beau jour.

Mais soudain des hymnes retentirent, modulant les paroles de Calpurnius :

Sur la flûte à dix trous qui siffle un peu mièvre
Je ne sais quel air doux, et triste, et nonchalant,

À l’ombre que font les grands peupliers tremblants,
Les bergers Lycidas et Mopsus jouent des lèvres…
Ta nostalgie, Éros, alanguit leur corps blanc
Et les fait frissonner sous l’archet des fièvres !

Chantons l’amour en rêve et pleurons-le tout bas…

Car un soir tendre où le soleil laissait sur terre
Traîner comme un manteau l’or de son geste en feu,
Mopsus a rencontré dans l’enceinte des dieux
Une ombre fugitive et peut-être étrangère
Dont les yeux ont souri quand sourirent ses yeux :
Et c’était Méroé, la danseuse aux prières…

Chantons l’amour en rêve et pleurons-le tout bas…

Un peu de vent gémit, qui venait des montagnes, et l’on n’entendit plus les plaintes de l’églogue ; cachée à demi par un buisson d’acacias, la mendiante écoutait et regardait le cortège, qui défilait maintenant entre les colonnades remplies de clameurs, de feu et de fumées. C’était Per Vigilium Veneris, la veille en l’honneur de Vénus. Les plus beaux d’entre les jeunes prêtres devaient apparaître devant l’image de l’Aphrodite, lui sourire et la mépriser, en souvenir du mal et du bien qu’elle fit au divin Adonis. Déjà précédés par les esclaves et les hiérodules, les adolescents scandaient leur tendre appel en levant leurs bras soyeux. Déjà les sacrificateurs, les licteurs et les mages, les uns couronnés de lierre comme Bacchus, les autres ceints de chêne comme César, les derniers auréolés d’un fil d’or comme Apollon, avaient pris place sur les gradins de pierre, en face de la nuit. La petite, épeurée et vibrante, s’impatientait, car elle savait. On lui avait appris, ne craignant pas qu’elle divulgue le secret à cause de son innocente torpeur, on lui avait appris que, pour cette fête amoureuse et funèbre, où de temps immémorial le héros mourant revivait transfiguré sous les traits d’un éphèbe du temple, Milès incarnerait Adonis. Pourquoi donc ne se montrait-il pas ? Pourquoi, voluptueux et épuisé, n’avait-il pas gravi les marches du catafalque recouvert de pourpre où, parmi les fleurs et le laurier, il offrirait jusqu’au matin son corps léger en sacrifice ? Ils avaient convenu qu’elle l’aiderait alors à disparaître…

Cependant l’invocation continuait :

L’enfant penché sur l’eau pour boire au ruisseau frais,
Tremblant de se connaître, et languide, effleurait
D’un baiser pépiant sur sa bouche novice
Le miroir ingénu que la dryade offrait.
Ce baiser-là, c’est la douleur et le délice…

Chantons l’amour en rêve et pleurons-le tout bas !

Alors, soudain, un grand cri retentit dans le temple. Et la mendiante put voir les ombres affolées de la procession se précipitant vers l’intérieur du sanctuaire. Pâle, mortellement angoissée, la petite sentit comme un vertige. Mais après un moment elle se raidit, entendant des pas précipités. On eût dit quelqu’un qui fuyait… D’un saut elle se cachait derrière l’arbuste grêle… Milès ! Milès !

Il venait de passer, courant en effet, la figure éblouissante et convulsée. Sa chlamide aux franges d’or s’accrochait aux ronces…

Milès ! Milès !

Les bijoux se choquaient avec un bruit de grelots et de voix humaines… La lune naissante éclairait tout cela.

Milès !

Et comme il disparaissait, déjà loin, la pauvre petite, sans comprendre mais résolue, réunit ce qui lui restait de force et d’énergie ; puis, comme un cabri sauvage, bondit pour le rejoindre.

Combien de temps dura cette course folle au clair de lune ? Un moment, il tombait, puis il se relevait et fuyait encore. De nouveau, une chute ; alors elle le rejoignit, d’un élan désespéré, et, comme il était évanoui, elle l’embrassa doucement pour qu’il revînt à la vie, étancha le sang qui perlait sur le front moite, souillé de sable par endroits. Elle l’appela par son nom comme l’eût fait une sœur. Elle se rappelait vaguement de la stupeur des mercenaires, aux portes du temple, des rues obscures franchies, des cris d’émeute, de la poursuite des chiens, puis des sauts à travers la campagne avec devant elle, pour lui donner la vie et le souffle, l’ombre lointaine et transfigurée de Milès. Grâce à Zeus, il était là maintenant, blessé, mais vivant, sous sa garde. On ne viendrait pas, cette nuit, l’arracher de ses genoux. Et dans sa cervelle obscure, la mendiante, qui ne connaissait pas l’amour, sentait jaillir pourtant une source impétueuse de tendresse. Soudain Milès ouvrit les yeux, la regarda et sourit, la reconnut et pleura. Elle n’osait pas lui parler encore. Ce fut lui qui parla. À voix basse, comme s’il eût craint que les feuilles l’écoutent, il balbutia :

« Enacrios !… »

Puis son corps fut secoué d’un grand frémissement.

Là-bas, dans le silence vert de la plaine, un bœuf mugissait. Milès derechef dit en un sanglot :

« Enacrios !

— Hé bien !… » balbutia la mendiante en respirant à peine. L’adolescent tourna vers elle des yeux d’épouvante.

« Il… s’est tué, râla-t-il…

— Tué ? » s’exclama la petite, terrassée, elle aussi.

Il se tut. Les fleurs sauvages répandaient autour d’eux une odeur d’anis. Il faisait si calme qu’on aurait cru entendre trembler les étoiles.

« Alors ? fit-elle…

— Alors, je crois, murmura-t-il dans un pénible effort, qu’il nous avait vus, tu sais, quand nous nous sommes embrassés.

— Embrassés !… ah, oui ! fit-elle, défaillante au souvenir ; mais quel mal lui avons-nous donc fait ?… »

Les cigales crissaient, les phalènes voletaient. On aurait dit que la terre chante.

« Il m’aimait ! continua Milès. J’allais descendre le parvis des Cnidiens. Subitement il s’est dressé devant moi, aux flammes des torches. Je n’ai vu que sa bouche crispée et son couteau de fer. Il a crié, et son cri, je l’ai encore là ! dans l’oreille ! »

Un bruit lointain les interrompit. Milès et la mendiante s’aplatirent sur les herbes. Une minute passa, d’angoisse atroce, pendant laquelle ils crurent que l’on s’approchait et qu’on allait les trouver… Mais non, c’était comme une foule qui s’écoule là-bas… là-bas…

Alors, reprenant courage, Milès se dressa, fouillant la plaine. Presque à l’endroit où elle se confond avec le ciel, une longue file obscure serpentait, formée, semblait-il, de berceaux plantés sur des échasses… Cela se balançait, passa et disparut.

… La caravane était partie…