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XIX


Il n’était pas sûr encore que le virus qu’il avait découvert pût agir efficacement sur un être humain, mais, pourtant, il en avait l’intuition. Les expériences qu’il avait faites lui semblaient concluantes. Cependant, il n’était pas au bout de sa tâche. S’il avait réussi à « isoler » un agent infectieux des plus violents, qui devait produire de terribles effets, il fallait que le virus pût se propager dans l’eau, afin que celle-ci contînt une proportion x de germes nocifs. C’était une condition sine qua non pour obtenir une épidémie qui ne se bornât à quelques cas isolés.

Là surgit une difficulté.

L’eau, comme on le sait, n’est point d’ordinaire stérile. Elle contient toujours une quantité assez considérable de bactéries qui ne se développent pas dans l’organisme vivant, mais se développent aux dépens des matières mortes[1]. Et cette quantité dépend des conditions très variables du climat, de la proximité de quelque source contaminée.

Dans l’eau de Seine n’a-t-on pas trouvé 415 000 microbes pour un centimètre cube ? Et dans les eaux qui alimentent Paris jusqu’à 6 680 ? Il s’ensuit que les eaux les plus pures recèlent une faune microbienne nombreuse et assez de matière organique pour nourrir, pendant un certain temps, des milliers de bacilles.

Dans l’eau stérilisée, les microbes se propagent encore plus. L’eau fortement envahie par les bactéries ne permet pas le facile développement des bacilles qui l’habitent, de même qu’elle ne permet point l’évolution d’un nouveau microbe, sauf dans le cas où celui-ci est beaucoup plus fort que les premiers habitants du même élément. C’est l’éternelle loi de la lutte pour l’existence qui gouverne les relations entre ces invisibles, comme elle gouverne les relations entre les hommes : le plus fort mange le plus faible.

En se basant sur ce fait quelques savants ont émis cette opinion : que l’eau la plus pure, au point de vue bactériologique, est souvent la plus dangereuse, quand il est impossible de la protéger contre la contamination provenant de quelque foyer infectieux du voisinage.

Que l’on nous pardonne ces quelques détails scientifiques, mais ils sont nécessaires à la compréhension de ce qui va suivre et servent à expliquer le terrible drame qui se jouera bientôt :

La plupart des microbes pathogènes se développent assez bien dans l’eau stérilisée, mais mis en présence des autres microbes saprophytes qui sont beaucoup mieux adaptés à ce milieu nutritif, il leur faut soutenir une lutte acharnée pour l’existence, et ils finissent, la plupart du temps, par être vaincus. La manière de vivre des microbes pathogènes dans l’élément liquide dépend de nombreux facteurs. C’est tout d’abord la composition chimique de l’eau, principalement sa richesse en matières organiques ; c’est ensuite sa température plus ou moins élevée, l’absence de lumière et de mouvement. Enfin il y a encore d’autres conditions qui dépendent des microbes eux-mêmes : la vitalité, la résistance de ceux-ci dans leur lutte avec leurs ennemis.

Quand le microbe pathogène commence à prendre le dessus dans cette lutte pour la vie, et que les autres périssent, il se produit alors dans l’eau une augmentation de matières nutritives aux dépens des cadavres et le microbe vainqueur peut se développer beaucoup plus abondamment.

Procas avait prélevé chez lui de l’eau de la ville et l’avait soumise à la méthode de Koch. Après avoir fait chauffer à une température de 40 degrés des tubes contenant de la gélatine préparée avec du bouillon de viande, il « ensemençait » avec une certaine quantité d’eau. La gélatine fondue était ensuite coulée dans des cristallisoirs en verre, dits boîtes de Pétri. D’ordinaire, les colonies de microbes apparaissent au bout de vingt-quatre heures ou de trente-six heures, sous forme de petits points blancs. Et la numération de ces colonies donne le nombre total de microbes contenus dans la quantité d’eau prise pour l’ensemencement.

L’eau de la ville analysée par Procas n’était pas riche en microbes ; leur nombre ne dépassait pas dix-huit cents par centimètre cube. Il était évident que cette eau pourrait offrir un milieu favorable au bacillus murinus : la lutte pour l’existence ne lui serait point trop difficile. Pour vérifier ce fait, Procas ensemença un centimètre cube de bacillus murinus dans un ballon de cinq litres rempli d’eau de la ville. Toutes les six heures, il étendait les échantillons de cette eau sur la gélatine, et comptait le nombre de colonies apparues, après un séjour de vingt-quatre heures à l’étuve. La deuxième expérience révéla une diminution notable des colonies du bacillus, et en trente heures, elles disparurent presque complètement. Le bacille du rat, qui était si puissant, si vivace dans l’organisme animal, était vaincu par des êtres invisibles.

Mais Procas ne se décourageait pas. Au contraire la difficulté le stimulait. Il savait fort bien que l’on peut habituer chaque bactérie à des conditions nouvelles de vie, en changeant peu à peu ces conditions. Il ensemença son bacillus murinus dans un bouillon contenant moins de viande et plus d’eau stérilisée, et se livra à une série de cultures, en diminuant graduellement la quantité de matières organiques. Cependant, le bacille ensemencé dans l’eau non stérilisée disparaissait au bout de quelque temps. D’autre part, l’inoculation de cette culture sur les rats démontrait que sa virulence s’atténuait très sensiblement, puis finissait par ne plus avoir de force.

Cette fois, Procas perdit tout courage, et peut-être eût-il renoncé à continuer ses expériences si les cris hostiles qu’il entendait au dehors n’avaient stimulé son énergie ; et entretenu son idée de vengeance.

Il continua ses recherches, et arriva à se demander si, par suite d’une coopération entre deux ou plusieurs espèces microbiennes, il n’arriverait pas à une sorte d’union bacillaire.

La science fournit plusieurs exemples de cette « symbiose », de cette association de microbes qui apparaît comme des plus utiles et même nécessaire à la vie d’un type déterminé.

Metchnikoff n’a-t-il pas constaté que la combinaison du vibrion du choléra avec quelques autres espèces, comme par exemple la sarcine, parasite inoffensif de l’intestin de l’homme, est des plus virulentes ?

Il fallait trouver un type microbien qui pût augmenter la force de résistance du bacillus murinus. Il se livra à nombre d’essais, mais les résultats étaient toujours les mêmes. Le bacille s’atténuait dans l’eau et sa virulence y disparaissait presque complètement.

Allait-il donc renoncer à sa vengeance ? La science serait-elle impuissante à lui procurer le poison qui devait anéantir des centaines de vies humaines ?

Chaque jour il se monte davantage. Il s’absorbe de plus en plus dans son idée de vengeance ; il en arrive à ne plus songer qu’à cela. C’est un homme exaspéré, un demi-fou.

Lorsque les cris et les injures des gens massés devant sa porte parviennent à ses oreilles, au lieu d’être effrayé, comme devant, il a un ricanement sinistre, soulève doucement son rideau, regarde fixement tous ces individus qui l’insultent et songe que s’il parvient à isoler et à multiplier le bacille qu’il cherche, bientôt on verra reparaître le spectre de la Mort Noire, qui, aux siècles lointains, parcourait les vallées d’Europe en semant sur sa route la terreur et la ruine…

Et il se réjouissait à la pensée que pour tous ces êtres qui le faisaient souffrir, ce serait avant peu les ténèbres du tombeau. Nul regret, nulle pitié ne trouvaient place dans son âme. Il envisageait froidement les conséquences de son acte, et attendait avec impatience le jour où il pourrait, d’un simple geste, supprimer ses ennemis.

Dans son laboratoire, à la lueur d’un bec de gaz clignotant, jusqu’à une heure avancée de la nuit, il accomplissait son œuvre de mort avec la fièvre d’un savant qui travaille uniquement pour la science.

  1. Microbes saprophytes.