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XX


Jusqu’alors aucun de ses essais n’avait réussi ; il se heurtait toujours aux mêmes difficultés et les microbes qu’il « ensemençait » perdaient leur virulence une fois qu’ils étaient plongés dans l’eau.

Un jour il eut l’idée de puiser de l’eau à un vieux puits très profond qui se trouvait dans sa cour. Il n’augurait rien de bon de cette nouvelle expérience quand, à sa grande surprise, il remarqua que le bacillus murinus se développait très abondamment dans cette eau non stérilisée.

Au bout de vingt-quatre heures, le nombre des microbes contenus dans le liquide diminua, tandis que son bacille se développait de plus en plus. Nul doute : la cause initiale de cette augmentation de virulence était due à l’un des microbes habitant le puits et les mêmes résultats pouvaient être obtenus avec la culture pure de ces microbes dans l’eau stérilisée. Il les isola, les cultiva à part et ensuite les développa avec le murinus adapté à la vie dans l’eau du puits et dans celle de la ville.

Le problème était résolu ! Procas tenait enfin sa vengeance : deux microbes qui, coopérant l’un avec l’autre, allaient devenir d’une virulence extrême.

Il prépara soigneusement une culture de ces deux bacilles dans un ballon de deux litres, puis se laissa tomber sur son divan en poussant un profond soupir.

Il ne lui restait plus qu’à accomplir l’acte décisif, celui qu’il ruminait depuis si longtemps !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout était prêt. Et pourtant, il hésitait. Pendant de longues heures, il demeura immobile, la tête entre les mains. « Allons, se disait-il intérieurement, il faut se décider. Est-ce qu’ils ont eu pitié de moi, eux ? »

Il se levait, s’approchait du bocal, le mettait sous son bras, comme s’il était prêt à l’emporter, et faisait quelques pas dans la pièce. Une lutte affreuse se livrait en lui. Il reposait le bocal, allait se rasseoir, puis songeait de nouveau… Il revivait alors ses jours de misère, les tortures que lui faisait endurer cette foule sauvage qui ne lui laissait plus un instant de repos. Il se remit à marcher, ouvrit tout à coup la fenêtre et respira largement, plongeant ses regards dans l’obscurité.

À Saint-Pierre-de-Montrouge, l’heure sonna, grave, frémissante. Il pleuvait. Des nuages couraient dans le ciel avec, par places, de grands tons blafards.

Son poing se tendit du côté de la rue ; vivement il endossa son pardessus, se coiffa de son chapeau et, dissimulant son bocal sous son bras gauche, ouvrit sa porte et sortit.

Dans les maisons, ses ennemis dormaient, tranquilles et confiants.

Procas remonta l’avenue du Maine jusqu’à l’église de Montrouge, prit la rue d’Alésia, tourna à droite dans la rue de la Tombe-Issoire et gagna la rue Saint-Yves. Arrivé à l’endroit où il avait découvert, quelques semaines auparavant, le cadavre de son pauvre Mami, il s’arrêta, essoufflé, car il avait marché très vite et suait à grosses gouttes. Se rappelant la tragique soirée où l’on avait voulu le lyncher, il revoyait son chien qui se serrait contre lui en grognant, puis tout s’effaçait dans son esprit. Il ne gardait plus que le souvenir de l’angoisse qu’il avait éprouvée ensuite, lorsqu’il courait à la recherche de Mami, et qu’il le retrouvait, au petit jour, pantelant dans le ruisseau.

« Les misérables !… Les misérables !… » ne cessait-il de répéter, en proie à une colère sourde qui allait en s’accentuant. À cette minute, tout s’exaspérait en lui. Il ne raisonnait plus, et ne songeait qu’à une chose : se venger.

Il se remit en marche, avançant d’un pas furtif, comme un malfaiteur qui se sent épié. Il était presque certain que personne ne l’avait aperçu, cependant il tremblait et convulsivement cherchait à se rapetisser.

La pluie continuait de tomber avec un bruit las. Les lumières de Paris formaient au loin, au-dessus des maisons, une grande buée vacillante.

Parvenu à l’angle de l’avenue Reille et de la rue Saint-Yves, il s’orienta. Devant lui, le réservoir de Montsouris avait l’aspect d’un énorme tumulus recouvert d’un épais gazon, d’une de ces sépultures gigantesques comme on en voit dans quelques villes d’Asie… Sur un des côtés s’élevaient de petits édicules vitrés et, à l’angle nord-ouest, une construction en maçonnerie surmontée d’un kiosque métallique qui faisait l’effet d’une passerelle de paquebot.

Il se rappelait être venu là, quelques années auparavant, avec une délégation de conseillers municipaux et de chimistes, pour examiner ce qu’on appelle les « bâches d’arrivée », où débouchent les siphons de la Vanne, du Lunain et du Loing. Il s’agissait alors d’une enquête du comité d’hygiène.

En sa qualité de bactériologiste, Procas avait été désigné pour étudier sur place les dangers de contamination des eaux par la poussière que le vent pourrait chasser dans les cuvettes d’adduction, et il avait été frappé, à cette époque, de la facilité avec laquelle on pouvait pénétrer dans le réservoir maintenant protégé par de solides travaux. Il longea l’avenue Reille, puis la rue de la Tombe-Issoire et la rue Saint-Yves, laquelle encadre de deux côtés le grand tumulus gazonné, et comprit qu’il n’arriverait jamais à escalader ces murs. Il essaya d’ouvrir une petite porte encastrée dans la pierre, mais n’y put parvenir. Il eût fallu en forcer la serrure (et Procas n’eût pas hésité à le faire), mais il n’avait sur lui qu’un petit couteau dont la lame se serait brisée au moindre effort.

Pendant qu’il réfléchissait, noyé dans un coin d’ombre, la silhouette d’un sergent de ville se profila le long des maisons voisines. Il attendit que cette silhouette eût disparu, puis fit encore une fois le tour du réservoir. Celui-ci était aussi bien défendu qu’une forteresse. La rage au cœur il reprit le chemin de sa demeure.

La pluie avait cessé, un vent bas faisait cliqueter les vitres des réverbères : de grands nuages, pareils à de l’ouate saupoudrée de suie, s’effilochaient dans le ciel, éclairés, de temps à autre, par un rayon de lune.

Procas était tellement troublé qu’il s’égara. Au lieu de tourner à gauche pour rejoindre la rue d’Alésia par l’avenue du Parc-de-Montsouris, il s’engagea à droite et se trouva dans la rue de la Glacière.

Après une assez longue hésitation, il reconnut enfin son chemin, mais il était tellement fatigué qu’il dut s’asseoir sur un banc. Une torpeur l’envahit, et peut-être se serait-il laissé aller au sommeil quand un agent l’interpella d’une voix rude :

— Vous n’avez pas de domicile ?

— Si, monsieur, répondit Procas, l’air égaré, comme un homme qui sort d’un rêve.

— Alors, allez vous coucher… on ne dort pas sur les bancs…

Procas se leva. Il s’éloigna, la démarche lourde, sous l’œil méfiant du sergent de ville… Lorsqu’il arriva chez lui, il vit une feuille de papier collée contre sa porte. Il essaya de lire, mais ne pouvant y parvenir, la détacha. Il entra dans son laboratoire, fit de la lumière, et ces mots, tracés en gros caractères par une main malhabile, apparurent sous le halo de la lampe :

« Canaille !… assassin !… Puisque la police ne veut pas t’arrêter, avant peu nous te ferons ton affaire ».

Procas ne s’indigna même pas ; il eut un haussement d’épaules, froissa le papier et le jeta dans un coin.

Il savait bien, parbleu ! qu’il n’avait rien de bon à attendre de cette populace surexcitée, dont la haine grondait autour de lui. Les menaces ! Elles ne l’émouvaient guère…

Son bocal posé devant lui sur la table scintillait à la lumière… Et il songeait « C’est moi qui vais vous faire votre affaire, tas de misérables !… et vous l’aurez bien cherché… »

Il se déshabilla lentement et s’étendit sur son divan, qu’il avait maintenant converti en lit… un lit sans draps avec deux mauvaises couvertures de soldat. Il avait laissé sa lampe allumée, car, depuis quelque temps, l’obscurité l’effrayait. Au dehors, la pluie s’était remise à tomber. Procas s’assoupit, puis, brisé de fatigue, finit par s’endormir.

Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Sa lampe charbonnait, répandant dans la pièce une petite fumée noire. Cependant, il n’avait pas le courage de se lever… La perspective d’une nouvelle journée à vivre l’écœurait… Son échec de la veille l’avait découragé, mais il ne renonçait point pourtant à son projet de vengeance. Cette idée s’était ancrée dans son esprit avec une telle force, qu’il la regardait comme une chose nécessaire, une sorte d’obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il se laissa glisser à bas de son divan, revêtit ses habits encore tout trempés, et se dirigea vers la cuisine où il avait installé son autoclave.

Là, il ouvrit le tiroir d’une vieille table, fouilla parmi les objets qui s’y trouvaient, et prit une tige métallique terminée à son extrémité par un double crochet. C’était avec cela qu’il retirait autrefois du feu les tubes qu’il faisait rougir à blanc pour les stériliser. Il chercha une lime qu’il finit par découvrir sur une étagère, et, revenant dans son laboratoire, se mit à râper doucement le morceau de fer.

Ce travail dura près de trois heures, et, quand il fut terminé, Procas se rejeta sur son divan.

Il semblait très tranquille, et, par instants, un sourire crispait son hideux visage.