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XVIII


Il en était là de ses travaux quand une nouvelle crise le terrassa. Un soir qu’il avait veillé très tard, il eut soudain un éblouissement ; une lueur rouge passa devant ses yeux et il s’abattit sur la table de son laboratoire. Quand il reprit la notion des choses, if faisait grand jour. Autant qu’il en put juger il devait être près de midi. La circulation était plus active sur les trottoirs et, dans le restaurant qui se trouvait situé tout près de sa demeure, il entendait un bruit d’assiettes et de verres entre-choqués.

Il essaya d’aller jusqu’à la fenêtre pour en tirer les rideaux et intercepter un rayon de soleil qui l’aveuglait, mais il fut incapable de faire un pas. Il tomba sur les genoux et c’est tout juste s’il eut la force de se traîner jusqu’à son divan sur lequel il se coucha avec beaucoup de peine.

Cependant, il lui fut impossible de demeurer étendu et il dut s’asseoir ; son cœur semblait à tout moment près de s’arrêter et, de ses mains froides, Procas comprimait sa poitrine. Sa tête était vide de pensées, il ne songeait qu’à son mal, dont il suivait les phases avec angoisse. Il demeura longtemps plié en deux, le regard fixe, comme un homme qui redoute une catastrophe, puis il éprouva une sensation étrange. Sa vue s’obscurcit, ses idées devinrent imprécises ; il lui sembla qu’il avait été soudain transporté dans un monde irréel, loin de la vie consciente. Il avait l’impression que son être spirituel avait déserté son corps, qu’il voguait dans l’espace, et il se demanda si ce n’était pas cela la mort. Et pourtant non, car lorsqu’il touchait l’un de ses membres, qu’il le pinçait, il avait conscience de la douleur.

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Il était toujours là, cloué sur son divan ; immobile et froid comme un personnage de cire. Quand il se croyait un peu mieux il formait le projet d’aller jusqu’à la fenêtre et de l’ouvrir pour aspirer une bouffée d’air, mais il appréhendait le moment où il se lèverait, car il savait bien que le moindre effort pouvait de nouveau provoquer une crise. Si, au moins, il avait pu dormir ! Au prix de douloureux efforts, il était parvenu à se renverser en arrière et à appuyer sa tête contre la muraille. Il éprouva d’abord quelque soulagement et ferma les yeux. Il s’ensuivit un bien-être relatif qui dura peu, car la nouvelle position qu’il venait de prendre tendait par trop ses muscles thoraciques et comprimait sa respiration. Il fut obligé de se courber encore en avant, les coudes sur les genoux, et de rester ainsi, sans faire un mouvement. Une soif ardente lui brûlait la gorge, il grelottait, ses dents claquaient et il sentait le froid gagner ses extrémités, courir le long de ses bras et de ses jambes, monter jusqu’à sa poitrine. Est-ce la fin ? pensait-il. Cette perspective ne l’effrayait point. Il l’envisageait, au contraire, avec sérénité, s’étonnait même d’être encore en vie. Le bruissement de la rue lui parvenait assourdi et il souhaitait presque de ne plus rien entendre, de fuir à jamais ce monde où il n’avait rencontré nulle pitié, ces gens dont il entendait les pas sur le trottoir, les voix enrouées, les éclats de rire, et qui étaient tous pour lui des bourreaux.

Après une nouvelle crise, moins violente que les autres, et qui le tint prostré sur son divan, il retrouva un peu de tranquillité physique, et put faire quelques pas dans la pièce. Il but un grand verre d’eau, mais comme ses jambes flageolaient, il fut obligé de s’asseoir. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas mangé, mais, toujours en proie à la fièvre, il n’avait pas faim… un peu d’eau lui suffisait.

La secousse qu’il avait éprouvée, avait amené dans son esprit une certaine détente. Il ne songeait plus à rien, mais à mesure que la vie reprenait en lui, le souvenir lui revenait de tout ce qui s’était passé. Une insurmontable agitation le pénétrait graduellement, et d’ailleurs, eût-il voulu oublier que cela lui aurait été impossible.

Quand il put enfin sortir pour aller faire ses provisions, il retrouva devant lui la même foule hostile, et le désir de vengeance qui sommeillait dans son cœur se réveilla plus violent que jamais.

Le gros Nestor, qui n’avait point désarmé, se montrait plus acharné que jamais. Il avait pris de l’importance, depuis la défection de Bezombes et de Barouillet, et c’était lui qui maintenant « menait la danse ». Il s’était improvisé détective. Le soir, il se mettait en observation à la petite lucarne qui donnait sur la maison du passage Tenaille et sur le hangar à fourrage.

Avec une patience qui ne faiblissait jamais, il guettait, pendant des heures, celui qu’il appelait le « satyre ». Il s’imaginait que celui-ci se préparait à fuir, et ce qui l’entretenait dans cette idée, c’est qu’il n’avait pas été sans remarquer les allées et venues de Procas, quand il se livrait, avec sa petite lanterne sourde, à la chasse aux rats. Nestor en avait conclu qu’il faisait ses malles et cherchait des planches pour confectionner des caisses afin, d’y loger tout son matériel. Il avait même cru devoir prévenir le propriétaire, le père Grinchu, qui avait haussé les épaules, et lui avait fermé sa porte au nez.

Nestor, furieux, s’était, dès le lendemain, répandu en calomnies sur le compte du marchand de fourrage, qu’il accusait « d’être de mèche » avec « l’assassin »… L’affaire prenait, on le voit, des proportions, et la foule, si facile à convaincre, était maintenant à la remorque du gros Nestor, lequel, tout fier du rôle de justicier qu’il croyait jouer (et en cela il était sincère), attisait chaque jour la haine de ses partisans.

Il tenait des discours dans la rue, et on l’écoutait avec complaisance, car ce qu’il disait correspondait exactement à ce que nombre de gens pensaient dans le quartier.

Le peuple a une fâcheuse tendance, on le sait, à voir partout du mystère, et à s’imaginer qu’il y a, pour certains privilégiés, des grâces d’état. Il croit dur comme fer que la justice est impitoyable pour les humbles, tandis qu’elle réserve toute son indulgence à ceux qui appartiennent à une certaine catégorie sociale.

On en vint à chuchoter que « l’homme du passage Tenaille » avait du jouer autrefois un rôle politique qui l’avait mis au courant de certains secrets, et que c’était pour cela que la police le ménageait. « Si c’était un pauvre diable comme nous, ne cessait de répéter le gros Nestor, il y a longtemps qu’il serait coffré. »

Chaque jour, dans les ateliers, sur le pas des portes, dans les boutiques, c’étaient des parlotes mystérieuses ; chacun voulait paraître renseigné ; certaines commères, qui ne manquaient pas d’imagination, brodaient à qui mieux mieux, et quelques-unes d’entre elles avaient tellement monté la tête à la mère du petit disparu, que la pauvre femme, voyant en Procas l’assassin de son enfant, était, chaque soir, parmi les manifestants, quand le « satyre » quittait furtivement sa demeure.

À quoi tout cela devait-il aboutir ? Nestor, lui, était persuadé que la police, devant ce mouvement populaire, qui prenait de jour en jour plus d’importance, finirait par agir.

Mais la haine de Procas grandissait en même temps que celle de ces énergumènes et un soir que, poursuivi par une bande hurlante, il avait été de nouveau injurié, molesté, frappé, il était rentré chez lui dans un état d’exaspération tel que l’idée de vengeance qui couvait en lui, mais se serait peut-être atténuée, s’était réveillée plus farouche que jamais.

« Ce sont eux qui l’auront voulu ! s’écria-t-il d’une voix rauque… »

Et le lendemain, il reprenait son affreuse besogne.