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VI


Procas s’était remis au travail… Il avait presque oublié qu’il était un pauvre homme condamné à vivre seul, comme un lépreux, et dans la petite pièce où flottait une odeur de gaz et de collodion, il « ensemençait ses bacilles ». Les journées qui, naguère encore, lui paraissaient interminables, s’écoulaient si vite à présent qu’il oubliait parfois d’aller rue Gassendi. Il se contentait alors de croquer une croûte de pain, et s’installait de nouveau devant sa table. En feuilletant un vieux manuscrit qui contenait la relation d’un de ses voyages dans l’Inde, il avait retrouvé toute une étude sur le bacille de la peste, et il avait repris avec ardeur ses travaux interrompus. Le professeur Viardot, étonné de le voir si actif après une longue période de dépression, l’aidait de ses conseils et venait maintenant presque tous les jours.

C’étaient alors entre eux de longues discussions ; Procas s’animait comme autrefois, à la Sorbonne, soutenait telle ou telle théorie, citait des textes, et son vieux maître l’écoutait, ravi de le retrouver tel qu’il l’avait connu.

Mais, pendant que Procas reprenait goût au travail, des événements se préparaient qui allaient encore une fois bouleverser sa vie. C’est souvent à l’heure où l’on se reprend à espérer que survient la catastrophe. Un matin, il reçut la visite du commissaire de police, accompagné de son secrétaire. Le magistrat avait une mine sévère, et semblait embarrassé… Il regarda Procas, jeta un coup d’œil dans la pièce, puis :

— Monsieur, dit-il, des plaintes me sont parvenues de divers côtés…

— Des plaintes ?

— Oui… et mon devoir est de faire une enquête…

— De quoi s’agit-il, monsieur ? Je me demande ce que l’on peut me reprocher.

Et Procas montra la porte de son laboratoire où ronflait l’autoclave…

— Vous voyez, dit-il. Je me livre à des recherches. Je m’occupe de bactériologie… Ne pouvant plus fréquenter le monde, à cause de ma maladie… je tâche d’oublier… en travaillant.

— Vous avez autrefois professé à la Sorbonne ?

— Oui…

— Vous ne recevez jamais de visites ?

— Je ne vois que le docteur Viardot, mon maître… J’étais découragé, et je songeais à m’évader de l’existence… Il m’a remonté, m’a redonné de l’énergie, et, vous le voyez, j’ai repris mes travaux.

Le commissaire regardait de tous côtés : ses yeux s’arrêtèrent sur l’autoclave, sur l’étuve, et sur la grande table où s’entassaient de petites lamelles de verre.

— Vous ne sortez jamais ?

— Jamais, monsieur… excepté pour aller faire quelques provisions dans le quartier, mais je ne vais jamais bien loin…

Pendant que parlait Procas le secrétaire du commissaire avait ouvert un placard et en inspectait les tablettes. Il ouvrit aussi un grand coffre de bois où le savant serrait ses manuscrits.

— Voyons, monsieur, murmura Procas, de quoi m’accuse-t-on ?

Le commissaire ne répondit pas à cette question ; il se contenta de demander :

— Vous avez plusieurs pièces ?

— Oui, quatre… celle qui me sert de cabinet de travail, cette cuisine que j’ai convertie en laboratoire, et deux chambres au premier étage.

— Bien. Montons au premier.

— C’est donc une perquisition ?

— Oui, monsieur, et j’agis en vertu d’un mandat du procureur de la République.

— Inspectez tout, monsieur, dit Procas, dont la voix tremblait, mais j’avoue que votre visite me surprend. Que peut-on me reprocher ? Ma vie est nette. Si l’on a déposé une plainte contre moi, elle ne peut provenir que d’ennemis, car j’ai des ennemis. Je suis un objet d’horreur et peut-être voudrait-on me voir quitter ce quartier. Pourtant, je ne fais de mal à personne, je suis un malheureux qu’une affreuse maladie a défiguré. Au lieu d’avoir pitié de moi, on me hait, parce que je fais peur aux enfants. Mais je vous l’ai déjà dit, je ne sors que la nuit et je dissimule mon visage autant que je le puis.

Cela avait été dit d’un ton si triste que le commissaire eut un regard de pitié pour cet homme au masque douloureux, lamentable sous son vieux costume noir devenu trop large pour sa maigre personne.

— S’il me faut un répondant, continua Procas, vous pouvez interroger le docteur Viardot, 12, rue de Sèvres. Il vous dira qui je suis, car il me connaît, lui. Il sait quelle a été ma vie, depuis le jour où j’ai été contraint de m’isoler dans cette maison. J’ai derrière moi, monsieur, tout un passé d’honneur. Mes anciens confrères pourront, au besoin, témoigner…

— Je suis fixé. Excusez-moi, mais la démarche que je viens de faire, j’étais forcé de l’accomplir. Je vais, croyez-le, adresser à mes chefs un rapport où je démontrerai l’inanité de l’accusation portée contre vous.

— Mais cette accusation, monsieur, pourrait-on la connaître ?

— Dans ces sortes d’affaires il y a toujours une grande part d’exagération et nous sommes habitués à n’attacher qu’une importance médiocre aux dénonciations qui nous parviennent chaque jour. La plupart du temps nous les négligeons, mais il est des cas où nous sommes obligés de « suivre », ne serait-ce que pour donner satisfaction à l’opinion publique. Rassurez-vous, cela s’arrêtera là et vous vivrez en paix. Continuez vos recherches. Je comprends que seul le travail puisse vous faire tout oublier et je m’excuse d’être venu vous troubler. Mais nous devons parfois accomplir de bien pénibles missions.

Et ce disant, le magistrat apitoyé serrait la main de Procas. C’était la première fois depuis longtemps que quelqu’un lui serrait la main (quelqu’un qui lui était étranger) et il éprouva à ce contact une émotion singulière. Il se crut revenu à la vie normale, oublia pour un instant sa douleur. Il reconduisit le commissaire et son secrétaire jusqu’à la porte, et tel était son trouble qu’il oublia de poser encore la question qui cependant lui brûlait les lèvres.

Quand les visiteurs furent partis il demeura immobile, près de la fenêtre, se demandant de quoi on avait bien pu l’accuser. Il vit, dans la rue, des gens qui discutaient avec animation et tournaient de temps à autre les yeux du côté de sa demeure. Il laissa retomber le rideau qu’il avait soulevé et passa dans son laboratoire. Bien que les paroles du commissaire l’eussent un moment rassuré, maintenant qu’il était seul, livré à ses propres pensées, il se sentait envahi par une inquiétude étrange. Il fallait tout de même que l’accusation fût grave puisque l’on était venu perquisitionner chez lui comme chez un malfaiteur. Ses ennemis n’avaient donc pas désarmé ? Et lui qui se croyait maintenant si tranquille. « On m’accuse peut-être de faire de la fausse monnaie », pensa-t-il.

Et un pâle sourire effleura ses lèvres.

Dans l’après-midi, il attendit en vain la visite du professeur Viardot qui, depuis une semaine, venait tous les jours, pour suivre ses travaux. Vers le soir, un pneumatique lui apprenait que son vieux maître était malade. Il eut un moment l’idée de se rendre rue de Sèvres, mais il résolut d’attendre. Ce n’était peut-être qu’une légère indisposition. Et puis, à vrai dire, il n’osait se présenter dans cette maison où il avait été reçu autrefois, quand il était un homme comme les autres. Il comprenait qu’à présent, quoi qu’il arrivât, il ne pouvait plus quitter sa tanière. Il y a des malheureux qui, à la longue, finissent par oublier leurs infirmités, mais Procas se rendait compte, lui, de son état. Sa vie devait s’achever là, dans cette masure misérable, loin du monde, loin de tout ce qui lui avait été cher. Pourtant, une fois, il avait eu la nostalgie de la grande ville. Il avait voulu revoir les quartiers où il avait vécu heureux, plein de rêves et d’illusions, et, à la nuit tombante, il avait pris un taxi, s’était fait conduire rue des Écoles, en face du Collège de France, puis rue Soufflot, devant son ancienne demeure. L’appartement qu’il occupait autrefois, au deuxième étage, était loué maintenant. Les quatre fenêtres qui donnaient sur la rue étaient éclairées. Des ombres allaient et venaient derrière les rideaux de tulle. Alors tout le passé remonta en lui et il fondit en larmes.

Il passa une nuit affreuse et fut longtemps à se remettre de l’émotion qu’il avait éprouvée.

Il y a des souvenirs qu’il ne faut point entretenir en soi, car semblables à une plaie qui commence à se cicatriser, ils deviennent plus cuisants, si l’on enlève le pansement d’oubli qui les recouvre.