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VII


Il ignorait toujours pourquoi le commissaire était venu chez lui. Tout en travaillant, il songeait à cette visite, et se reprochait de ne pas avoir exigé d’explications.

Le pauvre garçon ne se doutait pas qu’à la minute où il croyait enfin la paix revenue, une sourde rumeur grondait dans le quartier. Des groupes se formaient çà et là, on discutait sur le pas des portes, et c’était, à l’adresse de celui qu’on appelait le « monstre », un concert de malédictions.

Depuis un mois environ, on avait fini par ne plus faire attention à lui, lorsqu’il sortait pour se rendre, rue Gassendi, à l’échoppe de Maman Mélie. Les gens s’étaient même habitués à coudoyer l’être répugnant qui, le soir, tel qu’un horrible fantôme, rasait timidement les maisons, recherchant les coins d’ombre, hâtant le pas lorsqu’il passait sous la lueur d’un réverbère. Le sentiment d’horreur et de dégoût qu’il avait inspiré tout d’abord s’était atténué peu à peu, et il entendait parfois sur son passage quelques mots de pitié. On commençait à le plaindre, quand un événement était venu brusquement bouleverser les esprits. L’enfant d’une mercière de la rue Liancourt, un gamin de dix ans, avait disparu subitement, il y avait déjà huit jours de cela, et malgré toutes les recherches, était demeuré introuvable. On avait cru d’abord à une fugue, le petit étant d’humeur vagabonde, mais les commérages aidant, le mot de crime avait été prononcé. La dernière fois que l’on avait aperçu l’enfant, il jouait, à la tombée de la nuit, au coin du passage Tenaille et de l’avenue du Maine, juste en face de la maison du « monstre ». Les soupçons se portèrent immédiatement sur Procas. Des gens s’étaient improvisés détectives, et postés, le soir, devant ses fenêtres, écoutaient ce qui se passait à l’intérieur. Par la fente d’un volet, on avait aperçu un appareil étrange, semblable à une chaudière dont on entendait le sourd ronronnement.

Une flamme sinistre, de couleur bleue scintillait sous cette chaudière devant laquelle se penchait parfois la maigre silhouette de Procas. À quelle besogne mystérieuse se livrait-il ? À quoi pouvait bien servir ce récipient qui ressemblait à un percolateur ?… Les curieux distinguèrent aussi une grande table de bois sur laquelle traînaient des outils bizarres, luisants comme des couteaux. Quelqu’un affirmait même avoir vu du sang sur le parquet. C’était plus qu’il n’en fallait pour surexciter l’imagination de gens simples, et le bruit se répandit avec la rapidité d’une traînée de poudre que le « monstre » avait enlevé l’enfant, l’avait dépecé, puis brûlé dans sa chaudière. Les dénonciations affluèrent au commissariat de la rue Sarrette, et des gens vinrent déposer sous la foi du serment, avec cette exagération que mettent toujours dans leurs témoignages ceux qui s’adressent à la justice. C’est alors que le commissaire, pour donner satisfaction à l’opinion publique, s’était fait délivrer par le Parquet un mandat de perquisition.

Pendant qu’il était chez Procas, les curieux massés sur le trottoir attendaient anxieusement le résultat de la perquisition. Ils étaient tous persuadés que l’on allait arrêter le « monstre », aussi furent-ils désappointés quand ils virent reparaître seuls le magistrat et son secrétaire. Quelques-uns se risquèrent à les interroger, avant qu’ils remontassent en voiture, mais n’obtinrent que des réponses vagues qu’ils interprétèrent aussitôt dans un sens favorable à leur thèse.

Ce qui surprit, cependant, ce fut de voir que l’on n’établissait aucune surveillance aux abords de la maison du passage Tenaille. Des voisins se promirent d’épier le « monstre » et n’y manquèrent point. Quand il sortait, il était « filé » par le fils du boucher, une brute épaisse, ivre la plupart du temps, ou par un cordonnier du nom de « Bat d’Af » qui répétait à tout venant « Craignez rien…, s’il veut se faire la paire, j’lui tombe su’l’rab, et comment !… »

Procas se demandait avec angoisse pourquoi ces gens, qui avaient fini par ne plus faire attention à lui, le regardaient maintenant avec des yeux de fauves. Il eût voulu leur parler, mais une crainte le retenait… D’ailleurs que leur eût-il dit ? Et puis, vivant depuis longtemps déjà dans la solitude, il avait perdu l’habitude de la parole. De plus, avec la maladie, sa voix était devenue faible et sans timbre ; quand il parlait la respiration lui manquait, et il était obligé de s’y reprendre à deux fois pour achever la phrase commencée. Sous l’empire de l’émotion, il avait des étouffements, des quintes de toux suivies quelquefois de véritables crises épileptiformes. Il lui arrivait de demeurer prostré sur son divan, pendant des heures, haletant, suffoquant presque, terrassé par la dyspnée. Il ne se dissimulait pas qu’il serait un jour ou l’autre emporté par une de ces crises, mais il ne s’en effrayait pas, car il s’était habitué à l’idée de la mort. Pourtant il y avait des jours où il souhaitait de vivre quelques mois encore afin de parachever une étude sur les microbes saprophytes à laquelle il travaillait, avant le malheur qui avait bouleversé sa vie, et qu’il avait reprise sur les conseils de son ami, le professeur Viardot. Un savant danois avait récemment publié un travail sur les saprophytes, mais ce travail était incomplet, les conclusions par trop incertaines, et Procas entendait démontrer que son confrère étranger n’avait fait que reprendre, en les amplifiant, les théories de Schlumberger condamnées par Dujardin-Beaumetz. Lui, Procas, était sur le chemin d’une découverte, une découverte à laquelle il laisserait son nom, et qui profiterait à la science. Ce n’était point la vanité qui le guidait, mais le seul désir de faire œuvre utile. Chaque jour, il mettait dans son étuve des tubes ensemencés, les ensemençait de nouveau et obtenait peu à peu des résultats différents. Il eût voulu tenir son vieux maître au courant de ses recherches, mais le professeur Viardot était toujours malade. Procas avait reçu de lui deux billets, puis plus rien. Il avait voulu téléphoner, mais au bureau de poste où il s’était présenté, il avait été accueilli de telle façon qu’il avait dû se retirer. Alors, un soir, il avait pris un taxi et s’était fait conduire rue de Sèvres. N’osant pénétrer chez le concierge, il avait envoyé le chauffeur pour avoir des nouvelles.

Quelques minutes après, l’homme revenait :

— Le docteur est mort il y a quatre jours… On l’a enterré hier.

Procas jeta son adresse d’une voix tremblante, et fondit en larmes. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur son divan, terrassé par la douleur. Ainsi, maintenant il était seul au monde. Nul ami à qui confier sa peine. La solitude, la froide solitude ! Quelle raison de vivre avait-il maintenant ? Pendant deux jours et deux nuits, il n’eut pour ainsi dire plus conscience de ce qui se passait autour de lui. Enfin la bête reprit le dessus et il s’aperçut qu’il avait faim. Il faisait nuit. Il sortit. Devant sa porte des gens étaient assemblés. Quand il parut, des cris de haine l’accueillirent ; un grand murmure s’éleva.

Procas regarda autour de lui.

— Voyons, mes amis, dit-il, que vous ai-je fait ?

— Assassin ! clama une femme, en s’avançant vers lui, le poing tendu.

— Misérable ! grogna un homme. Ah ! tu demandes ce que tu as fait ?

— Il en a un aplomb ! dit un autre.

La foule grossissait.

Procas, comprenant qu’il était impossible de faire entendre raison à ces furieux, eut un haussement d’épaules et se mit en marche, hâtant le pas. Mais on le suivit. Derrière lui pleuvaient les menaces et les malédictions. Et c’étaient les femmes qui se montraient le plus excitées. Procas continuait son chemin, rasant les murailles. Quand il eut acheté son modeste repas, il revint précipitamment, mais au coin de la rue Liancourt, des gens se jetèrent sur lui, le bousculèrent. Malgré sa maladie, Procas était resté assez vigoureux ; il se débattit furieusement, parvint à se dégager et s’enfuit, poursuivi par une bande hurlante. Arrivé devant sa porte, il tira sa clef, chercha en tâtonnant la serrure, et au moment où il allait ouvrir, deux yeux se fixèrent sur lui, deux yeux dans lesquels il y avait de l’étonnement et de la bonté. C’était un chien, un pauvre chien tout crotté, pitoyable et frissonnant, qui semblait lui dire, comme le chien de Baudelaire : « Prends-moi avec toi et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur. »

Procas se sentit ému par ce regard qui était le reflet d’une âme inférieure sans doute, mais d’une âme douce et bonne, ignorante des humaines hypocrisies. Il laissa entrer l’animal qui, transi, grelottant, lui lécha la main et alla se coucher dans le laboratoire, devant l’autoclave qui répandait dans la pièce une chaleur douce.

Au dehors, les cris redoublaient ; des pierres vinrent s’abattre dans les volets. Procas se demandait avec angoisse si l’on n’allait pas enfoncer la porte et envahir sa maison, quand une grosse voix, la voix autoritaire d’un sergent de ville, lança à deux reprises un « circulez » retentissant. Il y eut des protestations, une discussion s’engagea, puis le bruit mourut dans le lointain.

Alors Procas, après s’être assuré que les fenêtres étaient bien fermées, alla s’asseoir devant une petite table, y étala son modeste dîner, puis siffla le chien qui vint, tout frétillant, se coucher à ses pieds.