Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 61-70).


V


Procas s’était réfugié dans la petite maison de l’avenue du Maine. Il passait ses journées derrière les vitres à regarder. Bien qu’il s’efforçât de réagir, de se dominer, il sentait une grande tristesse l’envahir. Le passé, tout le passé, lui revenait à l’esprit. Peut-on s’accoutumer du jour au lendemain à oublier ? Longtemps après qu’une pierre est tombée dans un lac elle laisse encore des traces de sa chute. Une vie qui s’écroule est semblable à cette pierre. Procas fut plus de trois semaines avant de pouvoir reprendre ses travaux. Enfin, un jour, il réinstalla comme il put son laboratoire. Il tira d’une boîte son microscope, un excellent appareil avec revolver porte-objectif, d’un grossissement de deux mille diamètres, et l’installa devant sa fenêtre qui, grâce à un mur blanc, situé juste en face, recevait un éclairage intense et très régulier. Pour ses travaux de nuit (s’il avait jamais le courage de travailler la nuit comme autrefois) il se servirait d’une lampe à albo-carbone de Ranvier. Il monta aussi un autoclave Chamberland avec une petite chaudière cylindrique qui pouvait donner une température de 120 à 125 degrés. Afin de pouvoir maintenir ses « cultures » à une température voulue, favorable à leur développement progressif, il prépara une étuve. C’était une caisse métallique protégée contre les variations de la température extérieure par une enveloppe de feutre et chauffée par un brûleur. Il rangea ensuite sur des tablettes quantité de tubes à essai, de grands flacons d’Erlenmeyer, de matras Pasteur, de boites de Pétri, quelques bistouris, des ciseaux, des pinces, des écarteurs, des seringues de Roux, bref tout l’attirail qui lui était nécessaire pour préparer ses « milieux » de culture, puis il se fit envoyer par le docteur Viardot une provision de peptone, de gélatine et aussi des tubes de gélose, ce produit exotique qui, comme on sait, provient d’une algue de l’Océan Indien, et que l’on nomme agar-agar.

Cependant, il n’avait plus le feu sacré… Ce qui l’avait enthousiasmé autrefois le laissait presque froid aujourd’hui. Il allait et venait dans la pièce, indécis, hésitant à rallumer son autoclave. Quelques lignes découvertes dans un ouvrage allemand l’occupèrent, pendant huit jours, car il s’agissait d’une découverte assez curieuse, mais il retomba bientôt dans son habituelle apathie. Il s’absorbait de plus en plus en sa rêverie. Il songeait à la femme qui avait fait son malheur, et se demandait s’il n’avait pas été coupable envers elle. Il en arrivait même à s’imaginer qu’il avait été un détestable mari, puisqu’il n’avait pas su retenir celle dont il avait voulu faire sa compagne. Peu à peu cette idée se formulait dans son esprit, de plus en plus précise… et il s’accusait d’avoir trop négligé Meg. S’il avait su la comprendre, peut-être que la catastrophe ne se serait pas produite, et qu’il aurait continué de vivre heureux auprès d’elle. Mais il n’avait pas su !… Et c’est pour cela que le chapitre de sa vie s’était arrêté brusquement, sans suite, sans rien ! Il se sentait maintenant un pauvre être impuissant, pitoyable, et par moment l’idée du suicide le hantait. Il y avait sur la cheminée de son laboratoire une petite fiole de cyanure de potassium, et il la regardait souvent, cette fiole. Une fois, il la prit, la déboucha, mais le souvenir de son vieux maître lui revint à l’esprit. Il avait promis de travailler, il ne pouvait manquer à sa parole. Il replaça la fiole et la masqua d’un autre flacon pour ne plus l’avoir continuellement devant les yeux, mais il y songeait souvent, surtout la nuit, quand il ne parvenait pas à s’endormir et sentait de plus en plus s’exaspérer son mal de vivre, avec le lancinement d’une plaie que nul baume ne peut apaiser.

Il y avait des semaines où il restait des journées entières étendu sur son divan, les yeux mi-clos, guettant les bruits de la rue, écoutant machinalement sonner les heures. Lorsque venait la nuit, il endossait son pardessus dont il relevait le col afin de cacher son visage, se coiffait d’un chapeau de feutre aux bords rabattus, et sortait pour acheter son dîner, car il n’osait plus se risquer dans un restaurant, depuis le jour où on avait refusé de le servir dans une affreuse gargote de la rue des Plantes. Il était entré là timidement, s’était assis, mais quand le patron avait levé le gaz et l’avait aperçu, il lui avait, sans un mot, fait signe de sortir. Et Procas s’en était allé comme un chien galeux que l’on chasse. Aussi maintenant attendait-il qu’il fit nuit pour se glisser, en rasant les murailles, jusqu’à l’angle de la rue Gassendi. Il y avait là une petite échoppe où une vieille femme que l’on appelait « Maman Mélie », vendait des pommes de terre frites, des saucisses et des poissons cuits dans la même graisse. La première fois qu’elle avait vu Procas, elle l’avait, dans le demi-jour, pris pour un nègre. « Tiens, mon vieux Sidi, en v’là pour quinze sous. » Et elle avait, avec sa louche, versé dans un cornet de papier jaune des saucisses bouillantes. Procas avait payé, sans mot dire, et depuis il revenait, chaque soir, chercher sa maigre pitance. Maman Mélie avait pitié de lui (car c’était une brave femme) et le servait toujours copieusement. Toutefois, elle avouait à ses clients que ce Sidi lui faisait peur et qu’elle n’osait pas le regarder. « J’ai jamais vu un monstre pareil, disait-elle. Sûr que c’est pas naturel une figure comme ça. Si vaudrait pas mieux être mort ! » Et chacun était de son avis. Oui, cet homme-là était vraiment trop répugnant.

Bientôt des curieux attendirent Procas et les scènes qu’il avait eu tant de peine à éviter recommencèrent. On le guettait, et quand il faisait son apparition c’étaient des quolibets et des insultes… Souventes fois, le pauvre homme dut rentrer chez lui sans rapporter son maigre repas. Un soir, il essaya de parler à la foule, d’implorer sa pitié ; ses paroles furent accueillies par des éclats de rire, et il dut fuir, honteux et découragé…

Rentré chez lui, il s’assit devant sa table et se mit à pleurer. Il comprenait que jamais il ne remonterait le courant et que sa vie serait une perpétuelle douleur. Peut-être parmi ceux qui le huaient dans la rue, s’en trouvait-il qui eussent été accessibles à un bon mouvement, mais ils se laissaient dominer par les autres. La foule est facilement influençable. Il suffit d’un homme pour l’entraîner vers le bien ou vers le mal. Un soir, cependant, Procas plus irrité que jamais voulut tenir tête à ces méchantes gens, mais peu s’en fallut qu’on ne l’écharpât. Dès lors, il passa pour un fou furieux, et des bourgeois timorés demandèrent son internement.

Il avait espéré qu’un jour ou l’autre l’apaisement se ferait peut-être autour de lui, mais il se rendait compte maintenant que ses ennemis ne désarmeraient pas de sitôt.

Il recevait de temps à autre la visite du professeur Viardot qui l’interrogeait sur ses travaux, lui suggérait des idées, le tenait au courant des récentes communications faites à l’Académie de médecine, et ces conversations réconfortaient un peu le pauvre Procas. Il sortait de sa léthargie, promettait de se remettre au travail, mais quand il se retrouvait seul dans sa maison froide, de nouveau le découragement s’emparait de lui, et il se sentait plus désabusé que jamais.

Si encore il avait eu quelqu’un auprès de lui, un être vivant qu’il aurait entendu aller et venir, à qui il aurait pu adresser la parole, peut-être eût-il repris goût à la vie, mais jusqu’alors personne n’avait consenti à rester à son service. Une femme de ménage, que maman Mélie lui avait envoyée, était venue pendant une semaine, puis s’était fait payer ses gages, et n’avait plus reparu. À ceux qui l’interrogeaient, elle répondait invariablement : « Ce n’est peut-être pas un méchant homme, mais il me faisait peur rien qu’à voir ses yeux jaunes, j’en avais le frisson. » Il s’était alors souvenu d’un garçon de laboratoire qu’il avait employé autrefois, et lui avait écrit. Aristide (c’était le nom de ce garçon) s’était présenté un matin, et avait consenti à rester chez Procas, mais Aristide était un alcoolique invétéré. Quand il était ivre, il bouleversait tout dans la-maison, cassait les cornues, les matras, et injuriait son maître. Procas dut le congédier ; il y eut scandale, un agent fut obligé d’intervenir et le bruit courut dans le quartier que « l’homme à la figure bleue » avait voulu tuer son domestique.

Procas en fut de nouveau réduit à vivre seul. Alors une véritable apathie, un épuisement graduel de sa personne, des crises fréquentes s’emparèrent de lui, et il baissa à vue d’œil.

Le professeur Viardot essayait pourtant de lui redonner du courage :

— Voyons, Procas, remettez-vous au travail…

— À quoi bon ?

— Il le faut… Je le veux… Je le veux. Entendez-vous ?

Devant ce ton impératif, le malade semblait se ranimer ; il promettait, jurait qu’il allait rallumer son autoclave, mais dès que le professeur était parti, il retombait dans un morne abattement.

Rien ne l’intéressait ; une indifférence pour tout ce qui touche aux choses de la vie s’était décidément ancrée en lui. Le monde extérieur n’existait plus ; il éprouvait maintenant pour l’humanité un profond dégoût et n’enviait plus qu’une chose : l’heure de la sérénité suprême !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant dans le quartier, on avait fini, à la longue, par ne plus faire attention à lui. On s’était presque habitué à le voir, et il arriva même que deux ou trois personnes lui adressèrent la parole. Le soir, il pouvait sortir pour aller chercher sa nourriture, sans être insulté comme devant.

L’apaisement se faisait. Sans doute avait-on compris combien il était cruel de persécuter un pauvre être inoffensif. La foule a de ces revirements et se sent parfois prise de pitié pour ses victimes.

Procas fut d’abord surpris ; il demeura un moment hébété, comme un homme qui, après avoir longtemps vécu dans les ténèbres, revoit soudain la lumière. Puis il reprit peu à peu confiance. Une visite du professeur Viardot acheva de le réconforter ; le brouillard au milieu duquel il vivait, depuis des mois, finit par se dissiper ; il revit plus nettement les choses, mit un peu d’ordre dans son laboratoire, examina ses tubes, nettoya les verres de ses microscopes et prépara son étuve.

Le bactériologiste renaissait… et quand son vieux maître revint le voir, il le trouva penché sur ses plaques de gélatine.