Charpentier (p. 320-334).

XXVII

HASARDS DE LA FOURCHETTE

Des gens qui travaillent pour un grand dictionnaire en cours de publication, sont devenus mes amis de bibliothèque.

Ils sont une bande qui vivent sur ce dictionnaire, qui y vivent comme des naufragés sur un radeau — en se disputant le vin et le biscuit — les yeux féroces, la folie de la faim au cœur. C’est épouvantable, ce spectacle !

Un contremaître à mine basse est chargé de distribuer l’ouvrage. — La plupart se tiennent vis-à-vis de lui dans l’attitude des sauvages devant les idoles et lèchent ses bottes ressemelées.

Il y a eu deux ou trois fausses joies. On a cru voir — non pas une voile à l’horizon — mais le requin de la mort qui venait manger un des travailleurs.

Un de moins ! c’était des mots qui revenaient aux autres après l’enterrement — le quart d’une lettre qu’avaient à se partager les survivants — une ration qui augmentait le repas de chacun, une goutte de sang à boire, un morceau de chair à dévorer… — Vains espoirs !… Il faut en avoir vu de dures pour descendre jusqu’au Dictionnaire, et quand on en est là, c’est qu’on n’a pas envie de mourir. Celui qu’on croyait mener au cimetière y a échappé. Il y a contre lui une sourde colère.


J’ai demandé s’il ne restait pas quelques bribes pour moi ; les mots difficiles, répugnants…

Malheureux ! — j’ai eu l’air d’un voleur, presque d’un traître.

J’ai dû vite affirmer que c’était pour rire — c’est à peine si l’on m’a cru, et chaque fois que j’entre dans le bureau, il y a des regards en dessous et des chuchotements redoutables

Inutile de songer à gagner un sou là. — Le radeau est plein, on dirait qu’on va tirer au sort à qui sera le premier mangé.

Mais je me suis souvenu de cette ressource, un jour qu’on prononçait devant moi le nom d’un grammairien célèbre, qui travaille à un autre Dictionnaire qu’on a surnommé La Concurrence.

Un camarade du quartier, qui connaît le fils de ce grammairien, a posé ma candidature. Elle est prise en considération.

On me prie de venir.

J’ai assez de chance, je tombe souvent sur de braves gens.

J’ai affaire à un excellent homme, fort poli, point bégueule, qui me dit :

« J’ai justement besoin de quelqu’un, mais je ne suis pas riche. Je vous paierai peu, je ne vous paierai même pas. Je vous ferai avoir une table d’hôte et une chambre. Je connais un gargotier et un logeur. — En échange de ce crédit dont je répondrai, vous viendrez à neuf heures du matin et vous partirez à six heures du soir — avec une heure pour le déjeuner. Mon fils vous indiquera votre travail. J’ai tout mâché depuis quinze ans. Cependant, votre éducation pourra m’aider, et vous vivrez… Vous n’avez pas d’autre ressource ?

— J’ai 440 francs par an.

— C’est quelque chose…, c’est beaucoup ! Je n’ai pas, moi, 440 francs par an ! — et j’ai 55 ans. Avec du courage, vous pourrez vous en tirer… Vous ne finirez pas à l’hôpital… Si vous voulez, vous pouvez prendre votre chaise dans la salle dès aujourd’hui. »


Cela a duré quelque temps — mais un jour, il est survenu des querelles entre le grammairien et l’éditeur — le pauvre grammairien a été vaincu, et il a dû rogner son budget et se priver de mes services.

Pendant que j’étais chez lui, j’avais crédit, dans un petit restaurant, d’un déjeuner de dix sous le matin, d’un dîner de 1 fr. 25 le soir — une chambre de 12 francs — oh ! bien laide, bien triste !

Mais j’ai mis le pied à l’étrier.

On se connaît de lexique à lexique. Il y a la confrérie des Bescherellisants, des Boisteux, des Poitevinards.

Des propositions me sont faites de la part d’une maison de la rue de l’Éperon, qui a besoin de grammairiens à bon marché.

On m’offre un centime la ligne — deux sous les dix lignes — un franc le cent, — et encore il faut ajouter quelques citations des écrivains célèbres. Chaque sens particulier doit être appuyé d’un exemple.


On n’arrive pas à plus de 2 fr. 50 par jour, en travaillant et en fouillant les écrivains célèbres ! — C’est long de chercher les exemples dans les livres !…

J’ai trouvé un moyen pour aller plus vite.

C’est malhonnête, je trouble la source des littératures !… je change le génie de la langue… elle en souffrira peut-être pendant un siècle… mais qui y a vu et qui y verra quelque chose ?

Voici ce que je fais.

Quand j’ai à ajouter un exemple, je l’invente tout bonnement, et je mets entre parenthèses, (Fléchier) (Bossuet) (Massillon) ou quelque autre grand prédicateur, de n’importe où, Cambrai, Meaux ou Pontoise.

C’est l’aigle de Meaux que je contrefais le mieux et le plus souvent.

Mais s’il ne me vient pas sous la plume quelque chose de bien bouffi, bien creux, bien solennel, bien rond, je remonte d’un siècle, je mets mes citations sur le dos des gens de la Renaissance ou du Moyen âge.

Je gagne ainsi 15 sous de plus par jour.

15 sous ! — C’est un dîner.


Il y a eu à propos de ces citations une violente dispute, un jour, au café Voltaire, où vont des universitaires et où je vais aussi de temps en temps.

Un des professeurs tenait en main la dernière livraison du Lexique, où je travaille, et avait le nez sur un mot traité par moi.

Il lit une phrase de Charron et se frotte les mains, se passe la langue sur les lèvres.

« Oh ! les hommes de ce temps-là ! »

Un de ses collègues s’extasie à son tour, mais prête à la citation un sens différent.

« Il n’a jamais été dans la pensée de Charron, monsieur Vessoneau…

— C’est au contraire bien son génie. Il est tout entier là-dedans !

— Vous n’avez pas lu Charron comme moi, mon cher Pierran… »

Je buvais mon café, impassible.

La dispute s’est terminée par une épigramme amère empruntée encore à la livraison.

« Oh ! l’on peut bien vous attribuer cet autre mot de Chamfort, celui-là, tenez, qui est cité au bout de la page !… »

Il est de moi, ce mot-là aussi. J’étais très gêné cette dernière quinzaine, très pressé d’argent, et j’ai beaucoup mis de Charron et de Chamfort dans la livraison.

J’en abats pour environ 70 francs par mois.

J’ai touché recta le premier mois. Pour arriver à un chiffre rond, il manquait quelques lignes, j’ai fait près de 7 sous avec du Marmontel.

Encore pas mauvais, ce vieux !

Au bout du second mois j’attends en vain mon argent.

J’ai menacé de la justice de paix… du bruit… du scandale…

On m’a offert moitié — en me congédiant. J’ai pris moitié et suis parti, non sans grommeler — ce qui a irrité les patrons. Ils vont disant partout que je suis un mauvais coucheur.

« C’est dommage : un garçon qui possède si bien ses classiques ! »


POÈTE SATIRIQUE.

« Vous êtes poète, n’est-ce pas ? »

C’est madame Gaux, la libraire, qui me demande cela un matin.

Je suis plutôt barde. Je chante la patrie, je chante ce que chantent les bardes ordinairement — on n’a qu’à voir dans le dictionnaire. Va pour poète tout de même ! et je réponds à madame Gaux de façon à lui persuader que je sais manier la lyre — pincer les cordes d’un luth.

« Eh bien, je vous ai trouvé de l’ouvrage ! »

Je prends bien vite une attitude d’inspiré.

« Voici, dit-elle. — Il y a un monsieur qui en veut à un huissier de chez lui, et qui désire se venger de cet huissier par une chanson. Savez-vous faire ça ? »

C’est de l’Archiloque qu’on me demande. Il faut saisir le fouet de la satire !…

« Je le saisirai ! dis-je à madame Gaux, qui ne comprend pas très bien d’abord et me fait répéter et m’expliquer.

— Bon — Rendez-vous à l’hospice Dubois. Vous demanderez M. Poirier et vous lui direz que vous venez de ma part pour cracher sur l’huissier. C’est ce qu’il a dit. Je cherche quelqu’un pour cracher sur un huissier. »


J’arrive à l’hôpital.

« M. Poirier ?

— Que lui voulez-vous ? »

Je n’ose dire pourquoi je viens. Je parlemente ; on tient la porte fermée. Enfin je me décide à demander un bout de papier.

« Lui porterez-vous ce mot ? dis-je au concierge.

— Oui. »

J’écris le mot.


Monsieur,

Je suis la personne envoyée par madame Gaux et qui doit c—r sur l’huissier.


« Avez-vous une enveloppe ?

— Non, répond l’hôpitaleux. »

Je donne le mot plié en quatre.

À travers les vitres je vois l’homme qui ouvre le billet et le lit. Que doit-il penser ?

C—r sur l’huissier !

J’aurais mieux fait de mettre cracher en toutes lettres. C’était plus franc. Cela coupait court aux suppositions.

L’homme revient en me regardant drôlement.

« M. Poirier vous attend, chambre 12, corridor 3. »


Je m’engage dans le 3e corridor — j’arrive à la chambre 12.

Je frappe.

« Entrez ! »


M. Poirier a mauvaise mine — il est assis, jaune et maigre, dans un fauteuil, mais il lui reste de la bonne humeur tout de même.

« Ah ! vous venez de la part de madame Gaux ! Vous venez pour mordre ?… »

Je l’interromps.

Je viens pour cracher !… Est-ce que je me tromperais de porte ?

Je m’en explique avec M. Poirier qui répond :

« Cracher ! mordre ! cela ne fait rien, pourvu que vous insultiez Mussy et qu’il en crève !… Oui, monsieur, il faut qu’il en crève ! Si vous n’êtes pas homme à faire une chanson dont Mussy crèvera, ne vous en mêlez pas !… »

Je n’ose trop m’engager.

M. Poirier paraît inquiet, et se gratte le menton.

« Vous avez l’air trop bon garçon ! »

Ma commande file à vau-l’eau ! Si j’ai l’air trop bon garçon, je suis perdu ! — Je me fais une figure noire, un rire vert, des yeux jaunes…

M. Poirier semble plus rassuré, et me priant de m’asseoir :

« On peut toujours essayer, dit-il, nous verrons de quoi vous accoucherez ! Je vais vous conter la chose. Suivez-moi bien ! Il y avait une fois un huissier et sa femme, qui étaient les gens les plus canailles du pays ; l’homme, grand comme une botte — la femme, tordue comme un tire-bouchon ; — ils avaient un chien qui avait la queue en trompette. — Voilà votre canevas ! Ils s’appelaient Mussy — allez-y ! — Il faut qu’ils en crèvent… l’homme, la femme et le chien. »

Il s’agit donc de les faire crever !…

Je passe d’abord à la bibliothèque où je consulte les satiristes, pour me mettre en train. J’attrape un mal de tête seulement. Enfin j’accouche dans ma nuit de cinq malheureux couplets. Qu’en pensera M. Poirier ?

Je lui écris.

Il me répond :

« Je suis justement mieux. Je sors demain de chez Dubois. J’ai invité des cousins du Nivernais pour écouter votre chanson. — Rendez-vous à midi chez Foyot ; vous chanterez votre affaire au dessert. »


Le lendemain, déjeuner à la Gargantua. Pâté de foie gras, poulet, rôti, bourgogne, liqueurs, desserts, cigares !

Et maintenant, la parole est au chansonnier.

Je me lève, je tousse, pâlis, tousse encore.

« Buvez un verre de vin ! »

J’en bois deux ! Et rouge, un peu lancé, je commence. En avant !

Succès fou !

« Monsieur Vingtras ! Ils en crèveront ! »

En même temps, étouffant de joie, se tortillant d’enthousiasme, M. Poirier m’emmène dans un coin, fouille dans ses poches et me glisse quatre louis !

« Je vous en ferai gagner d’autres encore, dit-il… Savez-vous embêter les notaires ? Je voudrais aussi faire crever un notaire ! »


C’est une veine. J’ai un débouché dans les départements du centre. Les commandes affluent. On m’écrit de province ! Je fais sur mesure — je ridiculise sur photographie.

Je sème l’épigramme et la zizanie dans les familles. C’est très lucratif.


Mais tout s’use ! Au bout de deux mois je suis vidé.

Mon rôle de satiriste est fini ! Je meurs comme la guêpe dont le dard se brise dans la blessure, je meurs sur une chanson payée dix francs ! J’en suis arrivé à piquer, cracher et mordre pour dix francs. La dernière ne m’a même été réglée qu’à sept francs cinquante.

C’est mon chant du cygne ! Je ne gagnerai plus un sou dans ce genre-là. Je n’ai plus de sel, même pour mettre dans une soupe.


DIOGERNE

Je vais quelquefois dans un restaurant à prix fixe de la rue Rambuteau, à deux heures moins cinq. Je viens à ce moment là, parce qu’à deux heures le déjeuner finit et le dîner commence.

C’est 50 centimes le déjeuner.

Pour 50 centimes on a un plat de viande, du pain, un dessert. À cet instant de la journée, ce repas — à cheval sur le matin et sur le soir — est très profitable.

J’ai le droit de rester le temps qu’il me plaît, je lis les journaux et je réfléchis.


C’est au premier. — On entre par une allée noire, mais la salle est vaste, bien éclairée, avec des glaces dont le cadre est entouré de mousseline blanche.

De la fenêtre, on plonge dans la rue ; on aperçoit le Colosse de Rhodes, on voit aller et venir un monde d’ouvriers.

J’éprouve de la joie à reposer mes yeux sur la foule des plébéiens ; il y a chez eux de la simplicité, de l’abandon, des gestes ronds, des éclats de gaieté franche. Ce n’est pas grimaçant et tendu comme le milieu où je promène mon existence inutile.

Dès que je puis, je descends vers ces halles bruyantes et dans ce tourbillon de peuple.

Il faut pour cela que j’aie les cinquante centimes du déjeuner, plus les deux sous pour le garçon : il faut aussi que je ne sois pas trop ridicule de mise et n’aie pas l’air trop râpé. On peut avoir une blouse sale — c’est le travail qui a fait les taches — mais un habit noir fripé vous fait remarquer dans ces quartiers simples. On croit qu’il a été sali par des vices.


J’achevais mon dessert, le nez dans le journal.

Le patron entre avec un homme que je reconnais.

Il chantait le Vin à quatre sous, du temps de l’Hôtel Lisbonne, quand nous allions à Montrouge — sous le grand hangar — où l’on buvait assis sur les bancs de bois, dans de gros verres.

Ils sont camarades, le maître du restaurant et lui, et ils viennent siffler — loin de la chaleur des fourneaux — une bouteille de bordeaux frais.

Ils trinquent, retrinquent, causent et discutent à propos de chansons.

À un moment, ils ont besoin d’une consultation.

Le patron dit :

« Adressons-nous à monsieur. »

C’est de moi qu’il parle, et vers moi qu’il se tourne.

« Vous prendrez bien un verre de vin avec nous ? et vous nous direz qui a tort de nous deux. »

C’est offert de bon cœur, et j’accepte.

« Voici la chose : Je dis à Rogier qui est là, qu’il ne doit pas dire Diogène mais Diogerne — pas Gène ; Gerne ! J’en appelle à vous, fait le cuisinier en enfonçant sa toque blanche sur sa tête ; vous avez de l’éducation. Prononcez. »

Diable !

Si je me prononce contre lui, me laissera-t-il encore venir à deux heures moins cinq pour déjeuner : quand l’avis affiché sur le mur dit qu’à partir de deux heures tous les repas sont de seize sous ?

J’hésite.

Le cuisinier répète en tapant sur la table :

— Je prétends que le refrain est comme ceci :

Il chante :

C’est la lanterne
De DiogeRne.

L’autre me regarde. Je me prononce :

« Oui, l’on dit DiogeRne ! »

Que ceux qui ne connaissent pas le repas à cheval me jettent la première pierre ! mais que ceux qui le connaissent me pardonnent !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai pu persister dans la voie d’hypocrisie où je m’étais engagé ! Dès que le patron a été sorti, m’approchant de Rogier et lui demandant pardon du regard et de la voix, tête baissée :

« Monsieur, je viens de mentir. On dit Diogène !

— Sans r ?

— Sans r.

J’ai laissé retomber mes bras et me tient devant mon juge avec des airs de statue cassée.

— Mais pourquoi alors ?… »

Je lui ouvre mon cœur et mon estomac. Je lui explique le repas à cheval.

Il sourit — demande une autre bouteille.

« Vous boirez bien encore un coup ?

— Non, merci !

— C’est peur de ne pouvoir payer la vôtre ?

— Mon Dieu, oui !… »

Rogier reste un instant silencieux.

« Que faites-vous pour vivre ? Savez-vous rimer ?

Je lui conte mon histoire de Mussy, ma série contre les notaires…

— Mais la romance ! Savez-vous faire la romance ?

— Je n’ai jamais essayé.

— Vous ne savez pas faire parler un nuage, un cheval, une houri ?

— Je ne puis pas dire…

— Feriez-vous mieux du léger ? — dans le genre du petit lapin de ma femme ? Qu’aimeriez-vous mieux, chanter le pot de fleurs — ou le pot de nuit ?

— Le pot de fleurs ! — sans mépriser le pot de nuit, ai-je ajouté bien vite, ne sachant pas son goût et restant prudemment à cheval sur les deux. »


Mais j’ai échoué dans les deux genres !


« Vous n’avez pas d’esprit, m’a dit Rogier, un matin. »

Par bonté, il m’a donné quelques recueils de calembours à faire.

« Vous n’avez pas besoin de les inventer vous-même, vous n’en viendriez jamais à bout, mon pauvre garçon ; cherchez dans les livres, ça ne fait rien ! »

Je vais à la bibliothèque copier les vieux anas.

Et c’est payé 5 francs — pas un radis de plus ! — 100 calembours pour un sou — demandez !

Je ferais mieux de crier ça dans une baraque, en habit de pitre. Je gagnerais davantage.