Charpentier (p. 291-319).

XXVI

JOURNALISTE

« Vingtras, pourquoi ne te fais-tu pas journaliste ? »

J’ai essayé.

Je suis parvenu à avoir ce que j’ai rêvé si longtemps, une place de teneur de copie.

On me trouve bien vieux, bien fort, pour ce métier de moutard.

« Il n’a donc pas d’autre état ? Il est donc bien pauvre ? »

Oui, je suis bien pauvre ; non, je n’ai pas d’autre état. J’ai obtenu la place par un ancien maître d’études de Nantes qui est l’ami d’enfance du rédacteur en chef. Il est un peu fier de me prouver son influence, et heureux aussi (c’est un brave homme) de m’aider à gagner quelques sous.

J’ai trente francs par mois, c’est mon chiffre ! Dans le journalisme ou l’enseignement, je vaux trente francs, pas un sou de plus.

Ma mère avait raison de dire que j’étais un maladroit. Je fais mal mon métier.

Je confonds les articles, je mêle les feuillets.

Je lis trop vite — quelquefois trop lentement.

Le correcteur est un homme laid, chagrin, un vieux fruit sec, qui me traite comme un mauvais apprenti.


J’ai une grosse voix, malheureusement, et il m’échappe des éclats qui sonnent, comme de la tôle battue, tout d’un coup dans le silence de l’imprimerie.

On se retourne, on rit, on crie : « Pas si fort, le teneur de copie ! »

Puis j’ai des distractions qui me font oublier de lire des membres de phrases tout entiers ; et c’est à recommencer ; à la grande colère du correcteur, à la grande fureur souvent de l’écrivain à qui je fais dire des bêtises, et qui vient le soir se fâcher tout haut : « Si c’est un crétin, qu’on le jette dehors ! »


Je ne fais pas l’affaire décidément.

On me met à la porte après treize jours et on prend un gamin de douze ans, qui n’a pas une voix de trombone et qui ne se donne pas de torticolis à dévisager les auteurs.

J’ai été tellement ridicule avec ma timidité, mes rougeurs, mes explosions de voix, ce torticolis, que je n’ose pas passer de deux mois dans la rue Coq-Héron. J’ai bien débuté dans les imprimeries !


AUX 100,000 PALETOTS

Il vient de me venir une chance ! J’ai un protecteur.

C’est le gérant des 100,000 paletots : la grande maison de confection de Nantes. Il habille un de mes anciens camarades de classe ; ce camarade m’écrit :

« Va voir M. Guyard des 100,000 paletots, il est à Paris pour ses achats, tu le trouveras passage du Grand-Cerf, à la maison-mère. Il y a un paletot en fer-blanc et de grandes affiches devant la porte. Il peut t’être utile pour le journalisme. »


Je me rends passage du Grand-Cerf.

Voilà le paletot en fer-blanc et les grandes affiches.

Je rôde devant le magasin, n’osant entrer.

On m’entoure :

« Monsieur a besoin d’un vêtement… Il y en a pour toutes les bourses… La vue ne coûte rien… Prenez toujours des cartes de la maison. »

Je me décide à dire que je viens voir M. Guyard.

M. Guyard paraît.

« Que voulez-vous ?

— C’est mon ami, M. Leroy, qui…

— Ah bien ! Vous voulez écrire, il m’a dit ça !

— Dunan !… »

Il appelle un homme gros, en sabots, avec une casquette en passe-montagne.

« Dunan ! voici un jeune homme qui voudrait noircir du papier.

— Ah ! ce serait pour chroniquer dans le Pierrot ? »


Le Pierrot est le journal appartenant aux 100,000 paletots.

On le vend à la porte des théâtres. Il donne à la fois le programme des spectacles et les prix de la maison : « Grand déballage de pantalons de lasting ! Grand succès de M. Mélingue ! Un vêtement complet pour 19 francs ! Demain, reprise de Gaspardo le pêcheur ! »

Il y a des comptes rendus des premières représentations et des articles de genre. Tous les articles de genre contiennent une phrase au moins sur les cent mille paletots. Les comptes rendus des premières contiennent des attaques sourdes contre les tailleurs sur mesure, qui, sous prétexte d’élégance, mettent sur le dos de quelques acteurs des modes qui déconcertent les yeux du public, et font, avec un sifflet d’habit biscornu ou un revers de redingote exagéré, perdre le fil de la pièce.


On m’a confié un article à faire !

J’ai eu du mal à défendre la confection au bas d’une colonne ! Je l’ai défendue tout de même, et j’ai réussi à annoncer en même temps un déballage. J’avais à analyser un drame de M. Anicet Bourgeois.


L’article doit paraître jeudi.

Jeudi, je suis levé à cinq heures du matin. Je vais m’asseoir sur une borne, d’où l’on peut voir le coin de la maison où le Pierrot s’imprime.

5 heures, — 6 heures, — 7 heures, — 8 heures !…

J’ai la fièvre. Comme la borne doit être chaude !


Le Pierrot a fini par paraître. Je l’achète au premier porteur qui sort et je cherche.

Programme… Déballage, Pantalons, biographie de M. Hyacinthe, Vêtements de première communion ! Drame de M. Anicet Bourgeois.

Une colonne et demie, et au bas la signature que j’ai adoptée — celle de ma mère ! J’ai voulu placer mes premiers pas dans la carrière sous son patronage, et j’ai pris chastement son nom de demoiselle.


Mais on a mutilé ma pensée, il y a une phrase en moins !…

Cette phrase en moins était justement celle à laquelle je tenais le plus ! J’avais écrit l’article pour elle — c’était le coup de poing de la fin.

Je la sais par cœur ; je l’avais tant travaillée !

Je m’étais couché et j’avais mis mon front sous les draps en fermant les yeux pour mieux la voir.

Je donnais la moralité :

Ainsi finissent souvent ceux qui brûlent leurs vaisseaux devant le foyer paternel pour se lancer sur l’océan de la vie d’orages ! Que j’en ai vu trébucher, parce qu’ils avaient voulu sauter à pieds joints par-dessus leur cœur !

Ont-ils su au journal que je n’ai jamais vu personne sauter par-dessus son cœur ? Cette image de gens apportant leurs vaisseaux pour les brûler devant leur maison et s’embarquant ensuite, leur a-t-elle paru trop hardie ?

Sont-ils des classiques ?…

Je me perds en suppositions !…

Nous le saurons en allant me faire payer.

On m’a dit :

« Vous passerez à la caisse samedi. »

J’aurais donné l’article pour rien. — Presque tous les débutants sacrifient le premier fruit de leur inspiration.


La Revue des Deux-Mondes ne paye jamais le premier article. Le Pierrot paie. Mais je suis peut-être le seul à qui cela arrive, depuis que le Pierrot existe. J’ai fait sensation sans doute !…

On a enlevé la phrase sur les vaisseaux et les pieds joints. Ce n’est pas une raison pour qu’on ne l’ait pas remarquée, et ils tiennent probablement à m’attacher à eux, ils font des sacrifices d’argent pour cela.

Je ne puis refuser cet argent ! D’ailleurs, il me servira à payer un raccommodage que m’a fait un petit tailleur.

Je ne veux pourtant pas avoir l’air trop pressé et paraître entrer dans les lettres pour faire fortune.

Je flâne un peu le samedi — au jour fixé — avant d’aller toucher le payement de ma copie.

Il ne faut pas non plus les faire trop attendre !

J’entre dans le bureau.

Le bureau est un petit trou noir à côté de l’endroit où l’on met les rossignols.

Je demande le rédacteur en chef, l’homme aux sabots et au passe-montagne.

« M. Dunan-Mousseux ?

— Il n’y est pas, me dit un homme, mais il m’a prié de vous remettre le prix de votre article. »

Il me tend un paquet ficelé.

En billets de banque ? — Mais c’est trop ! c’est vraiment trop, un gros paquet comme ça pour un article de deux colonnes. — Enfin !

« Mais, j’oubliais, M. Dunan-Mousseux a laissé une lettre pour vous ! »

Voyons la lettre :


Cher monsieur,

Le secrétaire de la rédaction vous remettra le montant de votre article. Ci-joint un pet-en-l’air. J’aurais voulu faire mieux ; nos moyens ne nous le permettent pas. Il a même été question de ne vous donner qu’un petit gilet. J’ai eu toutes les peines du monde à obtenir le pet-en-l’air. Mais travaillez, monsieur, travaillez ! et nul doute que vous ne vous éleviez avant peu jusqu’au pardessus d’été et même au paletot d’hiver.

En vous souhaitant sous peu un joli complet.

Dunan-Mousseux.


Fallait-il refuser ? Après tout, mieux vaut aller en pet-en-l’air qu’en bras de chemise. J’emportai le paquet, et ce petit vêtement me fit beaucoup d’usage.


Je n’ai pas encore touché un sou en monnaie de cuivre pour ce que j’ai écrit. J’ai gagné une paire de chaussures, dans le Journal de la Cordonnerie pour un article sur je ne sais quoi ! — sur la botte de Bassompière, si je m’en souviens bien. On m’a remis une paire de souliers : presque des escarpins.

« C’est assez pour faire son chemin », m’a dit le rédacteur en chef, un gros, large, fort et joyeux garçon, qui mène de pair la tannerie et la poésie, le commerce de cuir et celui des Muses.

Ces souliers m’ont en effet aidé à aller quelque temps.

Comme ils avaient craqué, j’ai été au bureau du journal en offrant une nouvelle à la main, si l’on voulait mettre une pièce.

« On ne met pas de pièces, on ne fait pas les raccommodages. »

Si je veux ajouter à ma nouvelle à la main un entrefilet de quelques lignes, on me donnera des pantoufles claquées ! C’est tout ce qu’on peut faire, et je ne me serai pas dérangé pour rien.


J’accepte, et bien m’en a pris. Je me suis promené avec ces pantoufles-là pendant toute une saison.

Je suis allé de Montrouge au Gros-Caillou, où j’avais des amis dans une petite crémerie. Je me mettais en négligé, j’avais l’air de rester au coin et de baguenauder comme en province, sur le pas des portes.


Il m’est défendu de sortir par les temps humides ! je ne connais que la vie à sec. Je n’ai pas depuis deux mois pu suivre un jupon troussé, un bas blanc tiré, comme j’en suivais, les jours d’orage ! Ma vie d’ermite me tue et je voudrais des chaussures à talons pour mon pauvre cœur.


Je trouve un soir une lettre près de mon chandelier.

Je fais sauter le cachet.

Matoussaint, que je n’ai pas revu depuis des siècles, est rédacteur de la Nymphe. Il m’écrit pour m’en avertir — lettre simple, point écrasante, qui ménage mon obscurité.


Je me rends aux bureaux de la Nymphe ; c’est près des boulevards, de l’autre côté de l’eau. Heureux Matoussaint !

Passé les ponts, tiré du néant, parti pour la gloire, à mi-côte du Capitole !

La maison est d’honnête apparence — sur le côté une plaque avec ces mots :

LA NYMPHE
JOURNAL DES BAIGNEURS
2e porte à gauche

Je monte au deuxième et trouve une autre plaque :

BUREAU DE RÉDACTION
de 11 h. à 4 h.
Tournez le bouton, S. V. P.

Je tourne, et m’y voici.

Comme il fait noir ! Les volets sont baissés, les rideaux tirés — pas un chat !

J’entends un bruit de paille.

« Qui est là ? » dit une voix qui vient d’une autre chambre et n’est pas reconnaissable ; je ne suis pas sûr que ce soit celle de Matoussaint…

J’ai recours à un subterfuge, et avec l’accent d’un pauvre aveugle, je chante dans l’obscurité :

« Je suis un abonné de la Nymphe


— Vous êtes l’Abonné de la Nymphe ? »


Le bruit de paille et des paroles entrecoupées recommencent.

« L’Abonné… l’Abonné… Mais où est donc mon caleçon ?… L’Abonné !… »

Matoussaint (c’est bien lui), apparaît en se boutonnant.

« Comment ! c’est toi !… Tu ne pouvais pas te nommer tout de suite ?… Tu me fais croire que c’est l’Abonné ! Je me disais aussi, ce n’est pas sa voix.

— Ils n’ont pas tous la même voix, tes abonnés ?

— Mes abonnés ? — pas mes ! — mon ! Nous avons un abonné, rien qu’un ! — Mais passe donc dans l’autre pièce… Assieds-toi sur le bouillon. »


Il y a des paquets de journaux par terre. J’ai le séant sur la vignette ; lui, il s’élance contre le mur et grimpe jusqu’à une soupente bordée de maïs, et qui a une odeur de chaumière indienne — une odeur d’enfermé aussi.

Matoussaint demeure là.

Le reste de l’appartement appartient au journal ; ce coin est le logement du secrétaire de la rédaction. Il est chez lui dans cette soupente, il peut y recevoir ses visites particulières.

Matoussaint me conte l’histoire de la Nymphe, journal des baigneurs.

C’est une feuille d’annonces qui vit, ou plutôt qui doit vivre, de publicité, comme le Pierrot, mais avec une idée de génie.

L’idée consiste à donner pour rien aux maisons de bains une feuille, que le baigneur lira en attendant que son eau refroidisse, que sa peau soit mûre pour le savon, que ses cors soient attendris et qu’il puisse les arracher avec ses ongles.

On pouvait laisser traîner les coins du journal dans l’eau ; c’était un papier étoffe qui ne se déchirait pas et ne s’empâtait point.

« Crois-tu, disait Matoussaint en se posant le doigt sur le front comme un vilebrequin, crois-tu qu’il y avait là une pensée grande !… Malheureusement, le siècle est à la prose, l’homme de génie est un anachronisme, puis le pouvoir a démoralisé les masses… On ne se lave plus, les riches vivent dans la corruption, les pauvres n’ont pas de quoi aller à la Samaritaine. Oh ! l’Empire !… »


Les rédacteurs arrivent à ce moment. Ils causent, on me laisse de côté. Cependant, à la fin, celui qui a l’air d’être le chef se penche vers Matoussaint et lui demande qui je suis.

Il dit après l’avoir écouté :

« Mais il pourrait faire notre affaire !… »

Je saute sur Matoussaint dès qu’ils sont partis.

« Il t’a parlé de moi ?

— Oui, tu peux entrer dans le journal, si tu veux. »

Déjà ? Sur ma mine ? Je fascine décidément.

« Voici, reprend Matoussaint. Nous avons besoin de quelqu’un qui aille dans les bains demander la Nymphe, et qui, si on ne l’a pas, se fâche et crie : « Comment, vous n’avez pas la Nymphe ? Tous les bains qui se respectent ont la Nymphe ! » — Tu fais alors sauter l’eau avec tes bras et tu te rhabilles avec colère. »


Je ne suis pas très flatté. Matoussaint s’en aperçoit.

« Tu ne peux pas non plus, d’un coup, arriver à l’Académie ?

— Non, c’est vrai.

— À ta place, j’accepterais. Il faut bien commencer par quelque chose. »

J’accepte, je deviens demandeur de Nymphe.

La caisse du journal me paie mon bain — avec deux œufs sur le plat ou une petite saucisse — pour que je déjeune dans l’eau et aie le temps de causer avec le garçon.

Je mange ma petite saucisse ou je mouille mon œuf, et je dis d’un air négligé, quand j’ai noyé le jaune qui est resté dans ma barbe :

« La Nymphe, maintenant ! »

Et si la Nymphe n’y est pas — elle y est rarement — je fais sauter l’eau avec mes bras et je sors brusquement, tout nu, de la baignoire — on me l’a bien recommandé !

Je fais ce que je peux. Je passe ma vie à me déshabiller et à me rhabiller.

Je détermine deux abonnements… mais ce n’est pas assez pour faire vivre le journal, et l’on trouve que je ne suis bon à rien, que je ne suis pas propre à ma mission. (Je suis bien propre, cependant ! Si je n’étais pas propre en me baignant si souvent, c’est que je serais un cas médical bien curieux !)

Je quitte le peignoir de demandeur de Nymphe, emportant avec moi pour un temps infini l’horreur de l’eau chaude, et criant souvent, au milieu des conversations les plus sérieuses : « Garçon, un peignoir ! » par habitude.


Je communique mes réflexions de baigneur en retraite à un vieux qui a accès dans les bureaux de quelques journaux par la porte des traductions.

Il me dit que c’est l’histoire de bien d’autres.

« On ne sent pas partout le poisson ou le savon, mais on avale bien des odeurs qui soulèvent le cœur, allez ! »

Il me fait presque peur, ce vieux-là !

Il demeure pas loin de chez moi. Je le rencontre quelquefois, toujours à la même heure.

Il y a une semaine que je ne l’ai vu… Qu’est-il devenu ? — J’interroge la concierge.

« Vous ne savez donc pas ? Il y a huit jours, il est rentré, l’air triste ; il a embrassé mon petit garçon en me demandant quel état je lui donnerais. « Lui donnerez-vous un état, au moins ? » On aurait dit qu’il tenait à le savoir… Il est monté et il n’est pas redescendu. Ne le voyant plus, nous avons frappé à sa porte. Pas de réponse ! Mon mari a forcé la serrure, et nous sommes entrés. Il était étendu mort sur son lit, avec un mot dans sa main qui était déjà couleur de cire. « Je me tue par fatigue et par dégoût. »

Journal des Demoiselles.

Boulimier, un de nos anciens camarades de l’hôtel Lisbonne, est entré comme correcteur chez Firmin Didot. Il glisse de temps en temps une pièce de vers dans la Revue de la Mode. Il veut bien essayer de faire passer une Nouvelle de moi.


J’ai beaucoup de barbe pour écrire dans le Journal des Demoiselles !

Elle traîne sur mon papier pendant que je fais les phrases.

Quel sujet vais-je prendre ? Mes études ne peuvent pas m’aider !


Il n’y a pas de demoiselles dans les livres de l’antiquité. Les vierges portent des offrandes et chantent dans les chœurs, ou bien sont assassinées et déshonorées pour la liberté de leur pays.

J’ai cherché mon sujet pendant bien longtemps.


« Vous devriez faire le roman d’une canéphore ! » me souffle un agrégé en disgrâce pour ivrognerie.

Mais je ne sais plus ce que c’est qu’une canéphore.


« Si tu parlais d’une bouquetière ? me dit Maria la Toquée, qui fait des vers.

— C’est une idée. Viens que je t’embrasse ! »


Je préviens Boulimier.

Il me répond courrier par courrier :

« À quoi pensez-vous ? Voulez-vous donc encourager les filles de nos lectrices à courir après les passants dans les rues et à leur accrocher des œillets à la boutonnière !… Où avez-vous la tête, mon cher Vingtras !… Que personne ne se doute chez Didot que vous avez eu cette idée-là !… Si on savait que je vous fréquente, je perdrais ma place. »


Je lui réponds qu’il se trompe, et j’explique mon plan.

Je voulais peindre une petite orpheline qui, se trouvant seule au cimetière quand les fossoyeurs sont partis après avoir enterré sa mère, cueille des fleurs sur la tombe de celle qui n’est plus. La nuit venue, elle les vend pour acheter du pain.

Elle fait tous les cimetières de Paris, bien triste, naturellement ! Elle se suffit avec ça. Un soir enfin, elle trouve un vieux monsieur qui est frappé de voir une bouquetière offrir des fleurs avec des larmes dans la voix, et une branche de saule pleureur dans les cheveux — ma bouquetière a toujours une branche de saule pleureur sur sa petite tête d’orpheline — il lui demande son histoire.

Elle la lui raconte en sanglotant. Ce monsieur l’adopte, lui fait apprendre le piano, et puis la marie richement.

« Vous le voyez, mon cher Boulimier, c’est la bouquetière prise à un point de vue émouvant, et, j’ose le dire, assez nouveau ? »


Je trouve le lendemain une note de Boulimier :

« Je vous avais calomnié, je vous en demande pardon. En effet, il y a quelque chose à faire avec cette idée touchante d’une orpheline qui ne vend que des fleurs de cimetière. Mais avez-vous songé à l’hiver ? Que vendra-t-elle l’hiver ?

« Les mères se demanderont où couche votre héroïne. Est-elle en garni ou dans ses meubles ? on ne loue pas facilement, vous savez bien, aux orphelines de huit ans. Je ne vois pas comment vous pourriez traiter cette question de logement. La passeriez-vous sous silence ? Oh ! mon ami !… Ne pas dire ce que la petite Cimetièrette (je vous félicite sur le choix du nom) fait quand les boutiques sont fermées !… M. Didot me renverrait, je vous assure. »


Je ne puis pourtant pas lui faire perdre son emploi !

Eh bien ! je m’en vais tout simplement raconter une histoire que j’ai vue.

Une petite fille était toute seule dans la maison pendant qu’on enterrait sa mère qui était morte de faim… — On avait prié une voisine de veiller sur la petite, mais la voisine s’était enfermée avec son amoureux ; la petite en jouant a roulé sur les marches de l’escalier et s’est cassé la jambe, on a dû la lui couper — elle marche maintenant avec une jambe de bois dans les rangs de l’hospice des orphelines.


Boulimier ne m’a pas écrit, il est venu lui-même, — en cheveux, et tout bouleversé ! Ç’a été une scène !…

« Vous voulez donc appeler aux armes, exciter les pauvres contre les riches !… et vous prenez le Journal des Demoiselles pour tribune ?… Pourquoi ne pas proposer une société secrète tout de suite… ou bien défendre l’Union libre !… »

Il faisait peine à voir !

Il a repris l’omnibus, plus calme. Je lui ai dit que je gardais mes convictions, que je restais républicain, mais je lui ai promis que je n’appellerais pas aux armes dans le Journal des Demoiselles.

Il a été bon comme un frère, — il m’a tout pardonné, il m’a lui-même trouvé un sujet.

Il m’en a envoyé le canevas.


Sujet d’article pour le Journal des Demoiselles.
La tête d’Edgard.

Une famille est rassemblée autour d’un berceau.

Le père arrive.

— Est-ce une fille ? Est-ce un garçon ? (Passer légèrement là-dessus).

C’est un garçon.

— Comme il a une grosse tête, mon petit frère !

On s’aperçoit, en effet, que le nouveau-né a une tête énorme…

Le médecin consulté appelle le père dans la chambre à côté. Le père le suit, reste quelque temps avec le docteur et reparaît. Il a l’air abattu. Il fait un signe aux domestiques :

— Que tout le monde sorte !

— Marie, dit-il à la mère, notre enfant est hydrocéphale !

Voilà la première partie.


Dans la seconde partie l’enfant à grosse tête grandit. Le père est bien triste, mais la mère est un ange de dévouement et de tendresse pour le petit qui a la tête en ballon.

— Il y en a plus à aimer, dit-elle !

Je vous donne le mot comme il me vient, vous en ferez ce que vous voudrez, je le crois bon ; le geste du bras, qui se trouve être trop court pour embrasser toute la tête, peut arracher des larmes.

Vous établirez un contraste entre le dévouement des pères et mères et la froideur d’un oncle, qui trouve que cet enfant est plutôt une gêne pour la famille.

« Il vaudrait mieux qu’il remontât au ciel… on pourrait le vendre à des médecins !… »

— Vendre mon fils !…

Vous voyez la scène.


Tout d’un coup un collégien saute dans la chambre. C’est le fils aîné de la famille. Il était en pension, boursier (mettez « boursier », cela fait bien) dans un petit collège du Midi. Il ne venait pas en vacances parce que c’était trop cher.

Il a enfin fini ses classes — on ne l’attendait pas — il ne devait passer son bachau que trois mois plus tard, mais il a ménagé cette surprise, et le voici !…


Il a tout entendu, caché derrière la porte ; et il va droit à son oncle :

— Non, mon oncle, nous ne vendrons pas mon frère ! il ne s’appelle pas Joseph !… (se tournant vers son père). Comment s’appelle-t-il ?

Je crois ce mouvement heureux, parce qu’il double le mérite de ce frère aîné qui va se dévouer à son frère sans même savoir son nom. On lui apprend qu’il s’appelle Edgard, et il continue :

— Je voulais être avocat, j’avais rêvé les palmes du barreau ! (avec mélancolie). La tête de mon frère m’impose d’autres devoirs… Je me ferai médecin…

Indiquer qu’il avait toujours eu de l’horreur pour ce métier… Ça le dégoûte, la médecine… mais il a conçu dans sa tête — de taille moyenne — le projet de se vouer à l’étude des têtes grosses comme celle de son frère.

« Qui sait ! Ne peut-on pas les diminuer ?… n’est-ce pas une enflure provisoire ?… peut-être un dépôt seulement… ! »


Ce n’était qu’un dépôt !…

Le frère héroïque a pâli, penché sur les livres. Il résulte de ses études qu’il y a des enfants qui paraissent hydrocéphales et qui ne le sont pas.

C’est l’histoire d’Edgard — Edgard qu’on revoit avec une petite tête à la fin.

Le frère aîné, lui, a pris goût à ses travaux qu’il n’avait entamés qu’avec répugnance et uniquement par dévouement fraternel.

Il est maintenant un de nos médecins spécialistes les plus distingués.

Il a la clientèle de l’aristocratie.


« Sur ce canevas, dit Boulimier en terminant, il est facile, je crois, de broder avec succès un récit où s’exerceront toutes vos qualités, récit simple et qui peut valoir au journal des abonnements d’hydrocéphales.

« M. Didot sait remarquer le talent où il est, s’il voit cela, il vous protégera, et vous pourrez devenir, vous aussi, une grosse tête de la maison. »


J’ai écrit la Nouvelle dans le sens indiqué par Boulimier, et je l’envoie.

Huit jours après je reçois une lettre.


« Monsieur,

« Nous vous renvoyons la nouvelle : La Tête d’Edgard, que vous aviez confiée à M. Boulimier. À côté de détails charmants et se jouant dans un cadre des plus heureux, nous avons remarqué une tendance à l’attendrissement qui vous fait le plus grand honneur. Mais c’est cet attendrissement même que nous redoutons pour nos lectrices frêles et sensibles. Tous les petits cœurs en deviendraient gros… Vous m’avez comprise, j’en suis sûre, vous qui cachez sous un nom d’homme la grâce d’une femme.

« Agréez…

« La Directrice,
« Ernestina Garaud. »


La grâce d’une femme !…

C’est possible — quoique j’aie vraiment beaucoup de barbe et une culotte qui en a vu de dures et fait un sacré bourrelet par-derrière.


BAS, LES CŒURS !

J’ai fait connaissance de Mariani, qui était jadis chroniqueur à l’Illustration. Il fonde un journal hebdomadaire, et il a demandé à Renoul quelques garçons de talent pour composer la rédaction.

« Quel sujet ? voyons ! me demande M. Mariani.

— Je ne sais trop…

— Avez-vous étudié telle ou telle question ?

— Je n’ai rien étudié en particulier, — ni en général, il faut bien le dire. J’ai habité le Quartier Latin, — on n’y étudie guère !…

— Le quartier Latin ? Voulez-vous le raconter ? Est-ce entendu ? Un article, deux, trois, si vous voulez, intitulés : La jeunesse des Écoles. Le titre vous va-t-il ? »

Il sonne bien, en effet.


Je suis rentré chez moi tout ému.

J’ai bien de la peine au commencement ; je veux toujours parler des gymnases antiques, des jeunes Grecs, de la robe prétexte, etc., etc. C’est ma plume qui écrit tout cela contre mon gré ; elle se refuse à me laisser entrer dans l’article, rien qu’avec mes souvenirs et mes idées, à moi Vingtras, sans nom, sans le sou, qui ai mis mes pieds dans du vieux linge pour n’avoir pas froid en travaillant.

Enfin, le voilà, mon article, tel qu’il est avec ses gribouillages. J’ai enlevé, comme des lambeaux de chair, quelques phrases douloureuses et brutales.

J’arrive chez Mariani.

« Vous ne pourrez jamais lire, dis-je en déployant mon manuscrit.

— Eh bien, lisez vous-même ! »


Je lis — très pâle ma foi ! Mais à mesure que je retrouve le fond de mon cœur à travers ces ratures et dans ces explosions de phrases, le sang me revient dans les veines et ma voix sonne haute et claire.

Le rédacteur en chef m’écoute, l’œil tendu, et dit de temps en temps tout bas :

« C’est bien, bien… »

J’ai fini, j’attends mon sort.

« Mon ami, vous avez écrit là un morceau qu’il ne faut pas perdre. Mettez-en les tranches dans votre poche, et boutonnez bien votre habit par-dessus. — Que les mouchards ne vous voient point ! Il y a dans vos trois cents lignes trois ans de prison. Vous comprenez que je ne puis vous prendre un article qui a tant de choses dans le ventre. Je vous le paierai — et de grand cœur — mais je ne vous l’imprimerai pas !

— Alors, il n’y a pas à me le payer.


— Pas de fausse honte — il ne faut pas avoir travaillé pour rien, d’ailleurs vous m’avez empoigné, je vous le promets, pour l’argent que je vous donnerai ! Il y a de la verdeur et de la force là-dedans, savez-vous bien ? »

Je ne sais pas : je sais seulement que c’est le fond de mon cœur.

J’ai peint les dégoûts et les douleurs d’un étudiant de jadis enterré dans l’insignifiance d’aujourd’hui. J’ai parlé de la politique et de la misère !

« Il faut attendre un nouveau régime. Je ne crois même pas qu’un journal républicain, politique, vous prendrait cette page ardente. Cependant je vais vous donner un mot pour X… »


J’ai porté le mot. J’ai entrevu X…. entre deux portes.

« Ah ! de la part de Chose ? Laissez-moi votre copie. »

Huit jours après je reçus avis que tout cautionné et tout républicain qu’on fût, on ne pouvait se hasarder à publier mon travail. Je ferais condamner le journal.

Alors l’empire a peur de ces quatre feuilles que j’ai écrites dans mon cabinet de dix francs !


J’ai repris ma copie. Je suis rentré chez moi désespéré ! Ce que je fais de personnel est dangereux, ce que je fais sur le patron des autres est bête !…


Pour ne pas être l’obligé du journal et n’être pas payé d’une copie non publiée, j’ai proposé à M. Mariani de lui livrer le même nombre de lignes en prose possible.

« Tout de même, a-t-il dit, pour me couvrir vis-à-vis du bailleur de fonds. »

J’ai bâclé deux ou trois articles que je n’ai pas eu le courage de relire quand je les ai vus imprimés !

Je serais honteux qu’on en parlât de ces articles, et je les cache comme des excréments.

Le jour de la paye, on m’a soldé en grosses pièces de cent sous, comme on paie à la campagne — elles suent noir dans ma main fiévreuse.


Une chance !


Un ancien voisin de Sorbonne, au grand concours, un Charlemagne, Monnain me reconnaît et m’arrête. Il est ému…

« C’est bien toi qui as allumé le brûlot dans une petite machine à esprit-de-vin, le jour de la composition de vers latins ?…

— C’est moi.

— Deschanel qui était de garde dit : « Ouvrez les fenêtres ! D’où vient cette odeur moderne ? » — Et elle était bonne, ton eau-de-vie !… Tu sais, je suis maintenant directeur de la Revue de la Jeunesse… Veux-tu faire la chronique ?… — C’est bien toi qui as allumé le brûlot ?…

— Oui, oui… Et c’est sérieux, ton offre de chronique ?

— Elle paraîtra le 15, si tu veux. Viens un peu avant. »

J’arrive le 12 avec ma copie.

Monnain la lit avec des soubresauts et finit par la jeter sur la table.

« Je ne peux pas publier ça ! Tu éreintes Nisard ! C’est mon protecteur à l’école et je compte sur lui pour me faire recevoir à l’agrégation… »

Pourquoi ai-je mis les pieds dans ce métier ! Mon père ! pourquoi avez-vous commis le crime de ne pas me laisser devenir ouvrier !…

De quel droit m’avez-vous enchaîné à cette carrière de lâches ?…

« Laisse donc ta sacrée politique de côté, et fais de la copie pour le pognon. »

Soit ! je travaillerai pour le pognon.

Je laisserai aller de la prose qui sera tout simplement une traînée d’encre, mais par exemple je ne signerai pas !


Une semaine pourtant — celle où l’on a enterré un réactionnaire célèbre de 48 — je suis sorti de mon insouciance et de mon dégoût, et j’ai demandé à avoir le champ libre — je signerai cette fois, si l’on veut !

— Vas-y !


Ah bien oui ! J’ai encore mis des mots qui font bondir Monnain.

« Je ne croyais pas que tu prendrais le sujet aux entrailles ! On tuerait la revue, si elle imprimait ton appel à la révolte. »

On tuerait ta revue ? Eh ! elle mourra, ta revue ! Elle mourra d’insignifiance et de lâcheté. Ne valait-il pas mieux la faire sauter comme un navire qui ne veut pas amener son pavillon !


« Il faut attendre un nouveau régime » — voilà mon avenir !…


« Vous perdez courage, vous voulez lâcher la partie ? Ce n’est pas brave ! me dit un homme de cœur qui essaie de me retenir et de me consoler.

— Encore un effort, me crie-t-il. — J’irai voir P…, qui a été déporté de Décembre avec moi, et je lui demanderai qu’il vous fasse entrer dans le journal dont il est actionnaire. »


Il a demandé et obtenu !

J’ai à faire une série d’articles sur les professeurs de l’empire : comme celui que j’avais écrit sur Nisard. — S’ils sont verts, on les prendra. Aussi verts que vous voudrez.


J’étais à la besogne quand on a frappé à ma porte.

C’est un professeur de Nantes, assez brave homme, qui m’aimait un peu et ne se moquait pas trop de ma mère.

« Je suis de passage à Paris, et je me suis dit : j’irai serrer la main à mon ancien élève.

— Merci.

— Et les affaires ? — Vous n’êtes pas heureux, je vois ça !

— Ni heureux ni malheureux. »

Qu’a-t-il besoin de mettre le doigt sur ma misère ! Est-ce qu’il vient pour m’offrir l’aumône ?

« Qu’est-ce que vous faites maintenant ? Est-ce encore des petites machines comme les choses dans la Revue de Monnain ?

— Vous savez donc que j’écrivais ?

— Un ami de Monnain, qui est venu faire la troisième à Nantes, nous l’a dit, mais je n’en ai pas été bien content, entre nous ! Vous, le républicain, vous avez été bien pâle. »


Je ne me suis même pas donné la peine de lui expliquer pourquoi il m’avait trouvé si pâle.

Mais je lui ai lu l’article vert que j’étais en train d’écrire.

« Trouvez-vous ceci meilleur ?

— Certes ! mon cher, c’est superbe ! »


Quelques jours après, je sortais du journal où mon manuscrit avait été lu, même applaudi. J’avais vu à la façon dont les domestiques et les petits m’avaient salué quand j’étais sorti, que j’avais pied dans la place.

Mais j’ai trouvé une lettre de mon père, en rentrant chez moi.

« M. Creton nous a dit que tu vas écrire contre les grands universitaires… Tu veux donc me faire destituer ?… Quand paraît l’article ? Quand nous ôtes-tu le pain de la bouche ?… Nous trouveras-tu un lit à l’hôpital, après nous avoir jetés dans la rue ? C’est ainsi que tu nous récompenses de t’avoir fait donner de l’éducation. »

Votre éducation !… N’en parlons plus, s’il vous plaît.

Je retirerai mes articles. Je ne vous ôterai pas le pain de la bouche. — Vous avez raison ! Ce serait la destitution, et je ne pourrais pas vous trouver une place à l’hôpital…