Charpentier (p. 278-290).

XXV

MAZAS

Un soir, mon hôtelier me prend à part.

Il m’annonce qu’un homme « petit, trapu, brun » est venu me voir avec des airs mystérieux. Il reviendra demain, vers midi.

Le lendemain, à midi, Rock se trouve devant moi.

— Tu n’as plus l’air d’un républicain, me dit-il en toisant mes habits à la mode.

— Monte là-haut, lui dis-je, et tu verras si je suis resté pauvre.

Il monte.


Nous sommes restés une heure à parler à voix basse dans mon trou.

J’ai gardé au fond de moi-même la haine amère, inguérissable, du 2 Décembre.

Ambitieux ou révolté, j’ai souffert, — à en mourir ! — de la vie sourde et vile de l’empire ; et dans le brouillard qui m’étouffe, moi, obscur, comme il étouffe les célèbres, je n’ai cessé de mâcher des mots de conspiration contre Bonaparte.

Rock est venu me voir pour m’avertir que tout est prêt.

— Tes relations de high life te retiendront-elles, dit-il, en souriant ! Auras-tu le courage de quitter les bonheurs qui t’arrivent pour les dangers que je t’offre.

— Le danger, mais je l’aime, j’en serai.

Des détails maintenant…

« On est prêt, » me dit Rock.


Qui, on ?

Rock peut me confier le nom d’un des conjurés ; c’est celui d’un garçon qui était avec nous au poste du combat en Décembre.

« Va toujours ! »

Rock me donne mes instructions et me met en rapport avec un homme grave. Il a des cheveux plats, porte des lunettes ; on dirait un prêtre, s’il n’avait des favoris comme un jardinier et des moustaches comme un tambour.

C’est un professeur de philosophie qui a refusé le serment ; il a le geste hésitant, la voix nasillarde, mais la parole amère et l’œil dur — avec cela le nez un peu rouge : ce n’est pas la boisson, c’est l’âcreté du sang.

J’avais cru qu’on pouvait rire — surtout la veille de mourir — j’avais pensé même qu’il fallait rire par prudence, parce qu’on ne songe pas à soupçonner des gens qui plantent sur l’oreille du complotier la cocarde de l’insouciance. J’ai jeté je ne sais quelle ironie en entrant.

L’homme aux lunettes m’a regardé d’un air glacial et a fait un signe de mépris. Il m’a même dit un mot sévère, je crois.

C’est bon ! Respect à la discipline ! Je vais être grave et raide, si je puis, comme Robespierre.


Il y a convocation mystérieuse pour ce soir.

Nous nous rendons dans une chambre au fond d’une vieille cour, et là, nous recevons la nouvelle que c’est pour demain.

Fichtre ! on n’en a pas pour longtemps à vivre. C’est donc sérieux, décidément ?

Nous devons nous trouver après le dîner à un café de la place Saint-Michel. En effet, nous nous reconnaissons, le soir, en face de bocks dont nous regardons s’épanouir le faux col, et que nous vidons d’un air blasé.

« Vos hommes sont prêts ? » me demande tout bas un des affiliés.

J’ai un peu honte, je rougis légèrement. « Mes hommes ! » c’est bien solennel ! — J’ai horreur du solennel !

Ils se composent de quatre ou cinq étudiants jeunes, roses et gras que je ne connais pas.

Je suis leur chef, il paraît, mais je n’en sais guère plus qu’eux. On m’a jugé trop blagueur, ou bien Rock s’est souvenu de nos disputes cruelles en Décembre, et il n’a pas voulu que je jetasse mes boutades de téméraire à travers l’organisation du complot. Il a eu peur de mes brutalités ou de mon impatience.

Je n’y regarde pas et n’en demande pas plus long. Je prends de bon cœur le rôle qu’on me donne — sans croire, à vrai dire, qu’il y aura représentation publique de la tragédie. Je sais ce que c’est que de songer à tuer un homme. J’en ai eu la pensée jadis, et je me rappelle les émotions qui me serraient le cœur et me glaçaient la peau du crâne, quand je me représentais la minute où je tirerais mon arme, … où je viserais… où je ferais feu…

Puis j’ai lu des livres, j’ai réfléchi, et je ne crois plus aussi fort que jadis à l’efficacité du régicide.

C’est le mal social qu’il faudrait tuer.


Sans perdre de temps à creuser la question, j’ai accepté ma part de danger dans l’entreprise, mais je n’ai pas la foi. C’est par amour de l’aventure, envie de ne pas paraître un hésitant ou un déserteur auprès des camarades de 51, que je me suis embrigadé dans le complot.

Je n’ai pu cacher à Rock mon incrédulité. Il me demande si, au cas où cette incrédulité recevrait un démenti sanglant, je serais prêt à appeler aux armes dans le quartier.

Certes. — S’il y a du tumulte dans l’air, s’il faut une voix pour donner le signal, s’il s’agit de monter sur les marches de cet Odéon où j’ai rôdé vaincu et honteux, pendant des années, et de crier debout sur ces pierres : « Vive la République ! » en déployant un drapeau autour duquel on se battra, comme des enragés — s’il ne s’agit que de cela : en avant !

Ce sera un éclair dans mon ciel noir.

J’ai communiqué à Legrand le projet d’attaque.

Legrand aime le danger, il adore les décors tragiques.

« J’en suis », dit-il.

Bref, nous sommes bien sept qui donnerons le branle et prendrons la responsabilité d’engager la lutte dans ce coin de Paris.

Sept !


C’est pour aujourd’hui.


On m’avait annoncé qu’il me serait délivré des pistolets et des cartouches quand le moment serait venu.

Pistolets et cartouches me sont en effet comptés à l’heure dite.

Allons, le sort en est jeté !

Au dernier moment j’avertis encore un ancien copain de Nantes, Collinet, maintenant étudiant en médecine, dont le père est millionnaire. Il se charge de porter la moitié des armes. Bravo !

On ne soupçonnera jamais ce fils de riche de jouer sa liberté et sa peau dans une entreprise de révoltés !

Il le fait carrément, par amitié pour moi et aussi par entrain républicain. — Il glisse les pistolets et les munitions dans les poches de sa redingote et de son pardessus, va en avant, et prend place, d’un air dégagé, à une table du café où les émissaires arriveront, le coup fait.


Le coup consiste à tirer sur l’empereur qui doit aller ce soir à l’Opéra-Comique. On l’attendra à la porte ! Feu ! Vive la République !

À moi, Vingtras, de soulever la rive gauche !

On m’a promis que des sections d’ouvriers accourront à ma voix.

Est-ce bien sûr ? Je ne crois guère à ces sections-là, Rock non plus ; je pense bien ! Mais c’est bon pour rassurer les autres, sinon moi. Qu’il y ait des sections ou non, je réponds que si on tire des coups de pistolet, là-bas, on fera parler la poudre, ici.


Il est sept heures. — Ils sont partis !

Nous attendons.

Est-ce le doute, est-ce l’insouciance ? Est-ce un effet des nerfs ou l’effet de la fièvre ? Nous avons le rire aux lèvres.

Le puritain n’est pas là, et nous trouvons moyen de plaisanter nos tournures de conjurés ; car les pistolets et les poignards font des bosses sous nos habits, et nous donnent l’air d’avoir volé des saucissons ou de réchauffer des marmottes.

Nous sifflons des bocks.

Il a été formé une caisse avec les sous que chacun pouvait avoir, et nous vivons là-dessus — jusqu’au grand moment où, si l’on a soif et faim, on réquisitionnera au nom de la République, dans le quartier en feu.


Huit heures et demie.

Il est huit heures et demie. — Point de nouvelles, pas d’orage dans l’air, pas d’affilié qui accoure !

Dix heures — Personne.


Minuit.

Minuit !… — Encore rien !

Mais c’est horrible de nous laisser ainsi sans nouvelles ! Ils ont eu le temps de revenir ! — Ils devraient être là pour nous dire qu’on a hésité, qu’on a eu peur, que les chefs et les hommes ont reculé, que nous sommes libres de rentrer chez nous, que ce sera pour une autre fois — pour les calendes grecques !

Il faut prendre un parti.

« Dispersez-vous, rôdez, je reste sous l’Odéon avec Collinet. »

Brave garçon. Il porte toujours les armes. Je le soulage un peu — nous sommes un arsenal à nous deux ! Si un sergent de ville nous arrêtait, ce serait Cayenne pour l’avenir, ou la fusillade peut-être pour ce soir même.


Des pas !…

Est-ce la police ? Est-ce un des nôtres ?

C’est un camarade — mais il ne sait rien.

« Hé ! Duriol ! D’où viens-tu comme ça ?

— D’où je viens ? »

Il s’approche de moi en faisant mine de tituber et me glisse à l’oreille le mot d’ordre de la conjuration.

Comment ! Duriol en est ?

Qui donc l’a averti ?

Il l’explique en deux mots, — c’est Joubert, un des initiés.

Puisqu’il en est, voyons, que sait-il !

« Étais-tu à l’Opéra-Comique ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Eh bien ! On n’a pas tiré quand l’empereur est entré ; on n’était pas prêt, on devait tirer à la fin. Mais pendant la représentation, un des conjurés a laissé échapper un pistolet de sa poche ; la police a pris l’homme ; il a eu peur, il a fait des révélations, désigné des complices ; on les a empoignés un à un, dans les couloirs, sans bruit…

— Qui a-t-on pris ? — Rock a-t-il été arrêté ?

— Non, je ne crois pas. »


Encore des pas !… Cette fois, c’est le chapeau d’un sergent de ville !

Ah ! il faut fuir !

Dans l’obscurité, nous longeons les murailles.

À trois heures du matin, je suis enfin dans mon lit, n’en pouvant plus, brisé de fatigue, broyé par sept heures d’anxiété mortelle.

Mes luttes contre l’empire se terminent toutes par des courbatures — des blessures piteuses font saigner mes pieds. C’est bête et honteux comme la fatigue d’un âne.


Je vais chez Duriol, au matin.

C’est un chétif, une tête faible ; il n’a ni opinion, ni envie d’en avoir. Comment se fait-il qu’il ait été mis dans le secret ?

Duriol me répète son histoire de la veille avec des variantes bizarres.

Il m’interroge moi-même et me demande ce que je sais.

« Halte-là ! »

Je n’ai rien à dire. Je ne connais personne, et je ne reverrai même personne d’un mois, en dehors de mes familiers. — L’affaire manquée, égaillons-nous !

Ça va mal.

J’apprends que Rock est sous clef. Il est vrai qu’il était à l’Opéra-Comique.

Ceux qui n’y étaient pas s’en tireront-ils ?

Legrand, Collinet, Duriol et moi, nous sommes les habitués d’une crémerie de la rue des Cordiers.

Nous y prenons depuis le complot des attitudes de viveurs, nous faisons des extras.

« Mère Marie, encore un Montpellier d’un rond ! »

Nous appelons de ce nom aristocratique un petit verre d’eau-de-vie d’un sou, faite avec du poivre et du vitriol ; nous lampons ça comme des gentlemen lampent un verre de chartreuse au Café Anglais.

Nous essayons de paraître des gens qui ne vivent que pour s’amuser, qui jettent l’argent par les fenêtres…

Au nom de la loi.

Il est huit heures du soir.

Je viens de demander un petit mouton — c’est le demi-plat de ragoût qu’on appelle ainsi.

Les camarades me poussent le coude, me donnent des coups de pied sous la table, me lancent des yeux terribles…

Mouton ! Autant dire Mouchards. Cette épithète de petit a l’air d’une impertinence. De plus ce n’est pas le moment de jouer avec le feu.

Il y a justement depuis deux jours un bonhomme que personne ne connaît et qui veut parler à tout le monde.

Je tâche de réparer ma bévue en disant :

— Non, mère Marie, un grand mouton !

Je m’en fourre pour deux sous de plus, afin de détruire le mauvais effet. C’est six sous le grand mouton.


La crémerie est envahie !…

Un homme en écharpe tricolore est à la tête de six ou sept individus de mauvaise mine en bourgeois.

Il ordonne de fermer les portes — Au nom de la loi, que personne ne sorte !

L’écharpe tricolore, au milieu d’un silence profond, tire un papier de sa poche et appelle des noms :

« Legrand ?

— Il n’y est pas.

— Voilquin ?

— Il n’y est pas.

— Collinet ?

— Voilà. »

Collinet, qui heureusement n’est plus saucissonné de pistolets, demande ce qu’on lui veut.

« On vous le dira tout à l’heure.

— Vingtras ?

— Présent ! »

J’avais envie de répondre : « Il n’y est pas. » Si l’on m’avait appelé avant Collinet, je n’y aurais pas manqué bien sûr ; mais du moment où l’on ne ruse plus, je réponds d’une voix pleine et d’un air insolent.

J’ai été chef une soirée : je ne dois pas songer à m’esquiver quand les autres se livrent.

Le juge d’instruction a essayé de m’intimider.

Imbécile !

« Vous mangerez longtemps des lentilles d’ici si vous voulez faire le héros comme cela, m’a-t-il dit d’un air goguenard et menaçant. »

Mais je ne les déteste pas, ces lentilles ! Mais il ne sait donc pas que je me régale avec la chopine qu’on me donne. Je n’ai jamais tété de si bon vin.


Qu’est-ce donc ? par la porte de la cellule, en face de la mienne, je viens de reconnaître une pipe, celle de Legrand.


J’ose en parler à un gardien qui me dit :

« Ah ! oui ! l’innocent qui dit beu, beu ! heuh, heuh ! quand on l’interroge. »

Je vois qu’il a continué sa tradition ; il fait comme au collège ; il joue les ahuris.

J’en fais à peu près autant. J’ai l’air de ne pas comprendre. À ce qui sortira de mes lèvres est suspendu le sort de huit ou dix hommes. Il faut ne rien livrer, rien, et le juge d’instruction en est pour ses airs de menace.


Armes et bagages !

Ma tactique a réussi !

On vient de me crier : Armes et bagages !

Cela veut dire : Vous êtes libre. Ramassez vos frusques !

Je passe par les formalités et les grilles. Enfin, me voilà dehors !

Tous les camarades aussi — moins Rock ! Mais tous ceux de ma fournée ont échappé ! Enfoncés, les juges !


Mais, hélas ! mon nom a été prononcé parmi ceux des arrêtés. Mon titre de républicain, mes relations avec les chefs du complot, tout mon passé de 1851 a été mis dans les journaux, et quand je me présente pour mes leçons, les visages sont glacés.

Je suis de la canaille, à présent.

On me règle, on me paye, et c’est fini.

Ma clientèle est morte. Il n’y a plus même de leçons à deux francs, ni à vingt sous.