Charpentier (p. 271-277).

XXIV

LE CHRIST ET LE SAUCISSON

Mes amours jusqu’ici avaient senti la crémerie ou le bastringue.

J’avais jeté mon mouchoir, de grosse toile, à quelques étudiantes qui trouvaient que j’avais de grands yeux et de larges épaules. Tout cela avait un parfum de friture et de petit noir.

Je respire maintenant l’élégance à pleines narines.


Je lui ai caché mon adresse, qu’elle me demande toujours.

« Si tu ne veux pas me la dire, c’est que tu as une autre femme !…

— Non, je demeure avec ma mère.

— Elle est rentière, ta mère ? »

Je n’ose mentir, ni répondre oui.

Je sens bien que la misère lui paraît une laideur, et à toutes les allusions qu’elle fait à mon genre de vie, je réponds par la comédie de la médiocrité dorée.

« C’est pour être un jour professeur de faculté que j’ai pris la carrière de l’enseignement et que je donne des leçons.

— Oh ! j’irai t’entendre ! Mais toutes seront amoureuses de toi !… »

Elle fait une moue chagrine et reprend :

« Quelle couleur de meubles as-tu ?… (Rougissant un peu.) Comment sont les rideaux de ton lit ?… »

Elle baisse la tête et attend.

« Les rideaux de mon lit ?… »


Je ne trouve rien.

« De quelle couleur ?

— Couleur puce… »

J’ai failli dire : punaise !

« C’est moi qui t’arrangerais ta chambre de garçon !… »


J’ai pensé à en avoir une, mais quoique les leçons marchent, je ne suis pas riche. Les louis d’or fondent en route, dans nos promenades en voiture et nos haltes dans les restaurants heureux, où elle veut un rien — mais un rien, entends-tu ! dit-elle en se dégantant.

Il m’est arrivé de souper avec du pain et de l’eau claire, la veille ou le lendemain des jours où nous avions pris un rien, chez le pâtissier d’abord, au restaurant ensuite, dans un café de riches après, où elle voulait entrer pour se regarder dans la glace et voir si elle était trop chiffonnée ou trop pâle.

Elle avait quelquefois peur de son mari.

Peur ? — Elle faisait semblant, je crois, pour aiguiser ma joie. Elle voyait bien que je ne redoutais pas le danger et que le fantôme du péril, au contraire, attisait mes désirs et mon orgueil.

Peur ? — Mais elle s’affichait à mon bras !

Au théâtre, elle se frottait tout contre moi, elle avait ses cheveux qui touchaient les miens…

Elle voulut une fois aller aux cafés du quartier, et se fâcha parce que je ne la tutoyais pas.

Patatras !


J’étais dans mon taudis. On a fait du train dans l’escalier.

« Que demandez-vous ? criait l’hôtelier. Vous demandez M. Vingtras ? Je vous dis : c’est ici ; vous me dites : non ! Je vous dis : si ! Je sais bien les gens qui logent chez moi. — Monsieur Vingtras !

— Qu’y a-t-il ?

— Une dame qui vous cherche. »

Par la cage de l’escalier j’ai vu une tête passer, mais qui a tout de suite disparu !… J’ai entendu un bruit de soie, des pas précipités… Une robe fuyait dans la rue.

Je cours, en me cachant derrière les gens et les voitures.

Cette robe, ce châle !… C’est Elle, la femme au rire d’argent, aux cheveux d’or, au peignoir bleu…

Quelle honte ! Je ne reparaîtrai pas devant ses yeux. Je ne reparaîtrai pas au cours non plus, je ne reverrai pas Joly, je fuirai le quartier où ELLE vit, je m’exilerai de ce coin de Paris.

J’ai envoyé un mot de démission.

Je suis resté huit jours et huit nuits à m’arracher les cheveux ; heureusement j’en ai beaucoup.


Aux heures où elle avait l’habitude de m’attendre, près du Gymnase, je vais malgré moi de ce côté ; je cours après toutes celles qui lui ressemblent — en me cachant quand je crois la reconnaître !

Mais je ne me laisse pas écraser par la douleur.

Je vais bûcher, bûcher, faire de l’argent, de l’or, louer ensuite un appartement avec un lit à rideaux puce, puis je lui écrirai. J’inventerai un roman ; j’en cherche l’intrigue, j’en ourdis le mensonge…


Les répétitions pleuvent, je donne la première à sept heures du matin au fils d’un ancien colonel ; la dernière à huit heures du soir, à un imbécile riche qui veut apprendre le style. Je le lui apprends. Crétin !

Tout va comme sur des roulettes d’argent. Même ma blessure se ferme.

Mon triomphe, pour avoir mal fini, ne m’en a pas moins enhardi ; et tout en rêvant de revoir la jeune mère aux cheveux d’or, je flirte auprès d’une miss anglaise, sœur d’un de mes élèves, qui n’a pas l’air, la jolie fille, de me trouver trop mal bâti.

LA DETTE

Mais M. Caumont m’a envoyé sa note.

Diable !

C’est plus que je ne pensais ! deux fois plus !

Je donne un acompte. L’acompte donné, il me reste sept francs pour finir mon mois ! Il s’agit d’être économe, sacrebleu !

Je le suis.

Je vis sur le pouce. Je déjeune avec du cochon.

Un jour, j’avais très faim. Je n’ai pas attendu d’être chez moi ; j’ai acheté une saucisse, un petit pain, et je me suis mis à luncher sous la porte cochère d’une vieille grande maison, gaiement, sans penser qu’un malheur me menaçait !


Ce malheur arrive au trot.

C’est une calèche qui entre. Je n’ai que le temps de me garer contre le mur, les bras étendus comme un Christ.

Une jeune fille crie au cocher : Prenez garde !

Mais je la connais ! — C’est la miss anglaise !

Elle m’a vu !

L’homme de ses rêves est là contre le mur, avec du cochon dans une main, un petit pain dans l’autre…

Je vais bien, moi !

On fit une romance dans un cénacle sur mon infortune : Le Christ au saucisson : quatre couplets et un refrain.

Je me décide à rentrer et à rester dans mon trou, ne me montrant plus dans les quartiers riches que pour vendre mes participes et enseigner le style.


Mais j’ai été un maladroit !

Les affaires baissent. Boulimart, que je rencontre, me dit :

« Montrez-vous donc ! Faites des visites ! Promenez vos chevaux ! Vous devenez ours. On ne veut pas d’ours dans le milieu où vous emboquez vos élèves. »

Moi je voudrais ne pas perdre mes soirées à aller chez les bourgeois que Brignolin me recommande de ménager ; je voudrais être libre, — ma journée faite — libre de travailler pour moi.


Je ne suis pas libre.

On ne gagne pas plus ou moins. On n’est pas maître de l’étoffe qui s’appelle le temps, on ne choisit pas ses heures, sa façon de vivre, quand on a la clientèle qui est la mienne.


Boulimart me répète :

« Avec votre air de sanglier, vous devez être habillé comme un lion. »


Il faut, pour pouvoir m’habiller comme un lion, que je continue à loger dans le taudis où la patricienne m’a surpris, et que je mange encore beaucoup de ces cervelas à deux sous, dont la miss anglaise a vu un échantillon dans mes mains dégantées sous la porte cochère. Je dois tout sacrifier à mes habits, comme une fille !

Je me maquille pour mes leçons.


J’en ai le cœur qui se soulève !