Charpentier (p. 335-360).

XXVIII

À MARIER

Je reçois régulièrement mes quarante francs par mois. — Régulièrement ? Hélas ! non. Il y a parfois un jour, deux jours de retard, et alors j’ai le frisson, parce que ma logeuse attend. Mon estomac attend aussi — c’est dur. J’ai passé souvent vingt-quatre heures, le ventre creux, ayant à peine la force de parler quand j’avais une leçon à donner. Ce n’est la faute de personne ! Mon père ne m’a jamais fait faux bond ; mais j’ai eu beau lui écrire qu’une lenteur de quelques heures m’exposait à une humiliation pénible dans mon garni où ma quinzaine tombait à jour fixe, et me condamnait à des spasmes de faim. Il ne l’a pas cru. Les parents ne se figurent pas cela, loin de Paris. Au café, ils demandent le Charivari, lisent les légendes de Gavarni, qui parlent de carottes tirées par les étudiants. J’ai failli en tirer une, une fois — l’arracher d’un champ, à Montrouge, pour la croquer crue et sale, en deux coups de dent, tant mes boyaux grognaient ! Je venais de rater un ami qui avait crédit dans une gargote de la banlieue.

Quelqu’un passa juste au moment où je me penchais : je partis comme un voleur. J’aurais peut-être bien été accusé de vol, si j’avais été surpris un instant plus tôt.


Ah ! tant pis, je prendrai la vache enragée par les cornes !

C’est ma vie en garni qui me fait le plus souffrir. Je suis là souvent avec des voyous et des escrocs.

L’autre matin, des agents en bourgeois sont entrés au nom de la loi dans mon taudis, et m’ont cerné sur mon grabat comme coupable de je ne sais quel crime.

Ils s’étaient trompés de porte. C’était mon voisin qui avait volé ou violé. Il était chez lui ; il chantait.

On a reconnu sa voix, ce qui a fait reconnaître mon innocence ! Mais que le scélérat les eût entendus monter, qu’il eût descendu l’escalier à la dérobée, j’avais beau me débattre, on m’emmenait !

J’ai écrit à mon père, je lui ai conté l’aventure, et je lui ai demandé l’aumône :

« Avance-moi le prix d’un petit mobilier, de quoi meubler comme une cellule, un coin où je vivrai à l’abri de ces hasards. J’ai trouvé une chambre pour 80 francs, rue Contrescarpe. On veut le terme d’avance ; je te le demande aussi. Mais, je t’en prie, fais ce sacrifice qui m’épargnera bien des douleurs et des dangers ! »

J’ajoutais dans ma lettre — timidement — que, dans cette vie où l’on habite des masures vieilles et misérables, on perd à chaque instant le peu qu’on a, dans les expropriations, les descentes, les râfles… que j’avais déjà égaré des œuvres…

C’était vrai ! En ai-je laissé dans les garnis, jetées aux ordures, cachées derrière une malle, gardées par le logeur, des pages qui avaient peut-être leur amère éloquence !

Mon père ne m’a pas répondu.

Oh ! j’ai senti malgré moi remonter contre lui le flot de mes colères d’enfant !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mais ne savez-vous pas, m’a dit un de ses anciens collègues de Nantes — que j’ai heurté tout d’un coup au coin d’une rue : brave homme qui était notre ami, à qui j’ai avoué ma vie, tant le soir était triste, tant la pluie était noire, tant ma chambre de ce temps-là était froide ! — Ne savez-vous pas que votre père n’est plus à Nantes ? »

Il m’a conté une douloureuse histoire.

Mon père a retrouvé sur son chemin une madame Brignolin, une veuve de censeur, qui l’a aimé ou a fait semblant de l’aimer. Il est devenu son amant, s’est compromis, affiché : ma mère, folle de jalousie et de chagrin, perdant la tête, a fait une scène à la maîtresse devant le collège ; il y a eu un scandale affreux, un rapport terrible au ministère. On s’est contenté d’un déplacement, mais mon père est dans une ville du Nord maintenant.

Et je n’ai rien su de cela ! Ni lui ni ma mère ne m’en ont rien dit !

« C’est que, voyez-vous, a répondu le vieillard, le lendemain a été arrosé de larmes ! Votre père est parti seul… Votre mère est retournée chez elle, dans votre pays, où je l’ai vue, il n’y a pas trois semaines, bien changée, mon ami !… Elle vit là comme une veuve, entre le portrait de son mari et le vôtre… J’ai assisté à la scène de séparation… C’était à qui se demanderait pardon.

— C’est moi qui suis coupable ! criait-elle en se mettant à genoux.

— Non, c’est moi que ma vie de professeur a rendu fou et mauvais…

— Nous pouvons être heureux encore, répondait votre mère. N’est-ce pas ? répétait-elle, se tournant vers moi, et me consultant de ses yeux rougis. »

Et je dois vous dire que j’ai baissé la tête et ai répondu non ! J’ai répondu non : parce que votre père est fou de celle à propos de laquelle le scandale a éclaté. Il la reprendra : il l’a déjà reprise… Honnête homme qui a l’air de commettre un crime… Mais il avait une nature d’irrégulier, et le hasard l’a mis dans un métier de forçat, en lui donnant pour compagne votre mère trop paysanne pour une âme haute et meurtrie. Je connais cela, moi qui ai souffert, qui ai aimé… sans qu’on le sache… Eh bien, oui, parce que j’avais passé par là, parce que j’étais au courant de toute l’histoire, j’ai conseillé la séparation ! Votre mère n’aurait pas fait de scandale, tout en agonisant de douleur, mais l’Université a ses mouchards, et tôt ou tard c’était, non plus la disgrâce, mais la destitution. C’est votre mère qui a fait la première le sacrifice. « Oui, il vaut mieux que nous nous séparions ! » Elle a éclaté en sanglots, et a embrassé votre père comme j’ai vu embrasser des morts avant qu’ils fussent mis dans la bière.

Je croyais que vous saviez cette histoire. Sans doute, ils n’ont pas encore osé vous la dire !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même de notre entretien — c’était le 31 — le père de Collinet est venu me voir et m’a apporté mes quarante francs.

— Vous viendrez les chercher à la maison, désormais, tous les premiers du mois.

Il n’a rien ajouté, et je n’ai rien demandé. Mais j’ai écrit à ma mère.

Ma plume a longtemps hésité ; j’ai raturé bien des lignes, j’ai même effacé un mot sous des larmes que je n’ai pu retenir. Je ne savais comment ménager son cœur.


Elle m’a répondu.

« Oui, mon fils, ton père et moi, nous sommes séparés, séparés comme si la mort avait passé par là. Je te demanderai même comme une grâce de ne plus prononcer son nom dans tes lettres ; fais-moi cette charité au nom de ma douleur. »


Par le vieux professeur, qui est revenu me voir, j’ai su qu’elle avait appris que la madame Brignolin nouvelle avait repris place dans le lit du père, et qu’auprès de certaines gens elle passait même pour l’épouse. C’est la fin, l’éternel veuvage ; je la connais. Le nom de mon père est rayé de nos lèvres, tout en restant écrit comme avec la pointe d’un couteau dans le cœur de la pauvre femme.

Lui écrirai-je, à lui ? Que lui dire ? Un jour peut-être je saurai trouver le mot ou le cri qui rapproche le père du fils ; aujourd’hui, il faudrait l’excuser ou l’accuser ! Mais, à mes yeux, ma mère est malheureuse sans qu’il soit criminel. Je resterai muet entre ces deux victimes.

Le bon vieux professeur, qui est reparti là-bas, m’a promis qu’il m’avertirait, si dans la maison de l’abandonnée arrivait la maladie ou un malheur.

Mais ma mère elle-même m’écrit et m’appelle.

« Je t’en prie, arrive puisque tu vas avoir tes vacances de Pâques et du temps devant toi… et puis, je suis souffrante, et je me dis souvent que si j’allais, par hasard, mourir avant de t’avoir embrassé encore une fois, mon agonie serait si triste !… Essaie de venir, mon enfant, tu me rendras bien heureuse. »

Je tremble un peu en tenant cette feuille écrite là-bas, au village, par la main honnête de la pauvre femme… Comme ceux de la brasserie riraient s’ils me voyaient !

Je puis partir comme elle dit. J’ai même par hasard une redingote toute neuve et un chapeau tout frais.

Voir le pays !…

Toute la soirée, je me suis promené seul sous les arbres du Luxembourg en y songeant. Je n’ai pas mis les pieds à la brasserie, de peur d’enfumer mon émotion.


Me voilà en route ! La locomotive est déjà à 150 lieues de Paris !…

La vue des villages qui fuient devant moi ressuscite tout mon passé d’enfant !

Maisonnettes ceinturées de lierre et coiffées de tuiles rouges ; basses-cours où traînent des troncs d’arbres et des socs de charrues rouillés ; jardinets plantés de soleils à grosse panse d’or et à nombril noir ; seuils branlants, fenêtres éborgnées, chemins pleins de purin et de crevasses ; barrières contre lesquelles les bébés appuient leurs nez crottés et leurs fronts bombés, pour regarder le train ; cette simplicité, cette grossièreté, ce silence, me rappellent la campagne où je buvais la liberté et le vent, étant tout petit.

Dans les femmes courbées pour sarcler les champs, je crois reconnaître mes tantes les paysannes ; et je me lève malgré moi quand j’aperçois le miroir d’un étang ou d’un lac ; je me penche, comme si je devais retrouver dans cette glace verte le Vingtras d’autrefois. Je regarde courir l’eau des ruisseaux et je suis le vol noir des corbeaux dans le bleu du ciel.

Dans ce champ d’espace, avec cette profondeur d’horizon et ce lointain vague, l’idée de Paris s’évanouit et meurt.

Tout parle à ma mémoire : ce mur bâti de pierres posées au hasard et qui laissent de grands trous de lumière comme des meurtrières de barricade abandonnée : cette échelle de vigne qui a fait pétiller dans ma cervelle, ainsi que la mousse du vin nouveau, les réminiscences des vendanges — et ce bois sombre qui me rappelle la forêt de sapins où il faisait si triste et où j’aimais tant à m’enfoncer pour avoir peur !


Nous sommes à Lyon.

Je n’ai plus regardé ni vu les peupliers, les ruisseaux, le ciel ! J’ai cru seulement apercevoir là-haut, dans les nuages, une boule de sang ; au-dessous, il me semblait que j’entendais claquer une guenille de deuil.

J’ai ôté d’instinct mon chapeau — pour saluer le drapeau noir… le drapeau noir, étendard des canuts, bannière de la Guillotière !

C’est en 1832, au sommet de cette Guillotière en armes, que des blouses bleues portèrent, pour la première fois, sur des fusils en croix, le berceau de la guerre sociale !

Heureusement, nous avons passé vite et nous ne nous sommes point arrêtés… J’aurais perdu la joie du recueillement doux et profond, pendant les pèlerinages que j’aurais faits aux endroits où l’on avait crié : Vivre en travaillant, mourir en combattant !


À Saint-Étienne nous avons pris le train qui longe la Loire.

J’ai toujours aimé les rivières !

De mes souvenirs de jadis, j’ai gardé par-dessus tout le souvenir de la Loire bleue ! Je regardais là-dedans se briser le soleil ; l’écume qui bouillonnait autour des semblants d’écueil avait des blancheurs de dentelle qui frissonne au vent. Elle avait été mon luxe, cette rivière, et j’avais pêché des coquillages dans le sable fin de ses rives, avec l’émotion d’un chercheur d’or.

Elle roule mon cœur dans son flot clair.


Tout à coup les bords se débrident comme une plaie.

C’est qu’il a fallu déchirer et casser à coups de pioche et à coups de mine les rochers qui barraient la route de la locomotive.

De chaque côté du fleuve, on dirait que l’on a livré des batailles. La terre glaise est rouge, les plantes qui n’ont pas été tuées sont tristes, la végétation semble avoir été fusillée ou meurtrie par le canon.

Cette poésie sombre sait, elle aussi, me remuer et m’émouvoir. Je me rappelle que toutes mes promenades d’enfant par les champs et les bois aboutissaient à des spectacles de cette couleur violente. Pour être complète et profonde, mon émotion avait besoin de retrouver ces cicatrices de la nature.

Ma vie a été labourée et mâchée par le malheur comme cet ourlet de terre griffée et saignante.

Ah ! je sens que je suis bien un morceau de toi, un éclat de tes rochers, pays pauvre qui embaume les fleurs et la poudre, terre de vignes et de volcans !

Ces paysans, ces paysannes qui passent, ce sont mes frères en veste de laine, mes sœurs en tablier rouge… ils sont pétris de la même argile, ils ont dans le sang le même fer !

Deux mots de patois, qui ont tout d’un coup brisé le silence d’une petite gare perdue près d’un bois de sapins, ont failli me faire évanouir.

Nous approchons !

Je suis pâle comme un linge, je l’ai vu dans la vitre, j’avais l’air d’un mort.


Le Puy ! Le Puy !…

Je reconnais les enseignes, un chapeau en bois rouge, la botte à glands d’or, le Cheval blanc, l’Hôtel du Vivarais.

À une fenêtre, je vois tout à coup apparaître une face pâle avec de grands yeux noirs au larmier meurtri, et j’entends un cri…

— Jacques !

C’est ma mère qui m’appelle et qui me tend les bras ! Elle vient au-devant de moi dans l’escalier et m’embrasse en pleurant.


— Comme tu as l’air dur ! me dit-elle au bout d’un moment.


C’est qu’en effet j’ai senti comme le froid d’un couteau dans le cœur, en entrant dans la chambre où elle m’a entraîné et qui a comme une odeur de chapelle.

Partout, des reliques fanées : cadres de vieux tableaux, gravures jaunies par le temps… — C’est ce qui lui reste d’avant sa séparation.

Voilà le portrait de mon père, avec les cheveux en toupet comme on les portait quand il était jeune. La tête est presque souriante et pleine. Mais à côté est un dessin qui le représente amaigri et l’œil triste. Ce dessin a été fait quand la vie avait fané et creusé ses traits.

Voici son portefeuille de vieux cuir vert, où il avait écrit des chansons qui avaient la forme de flacons et de gourdes, où il avait aussi laissé dans un des plis une fleur donnée par ma mère…

Cette fleur-là, elle vient de la retirer, et, après l’avoir pressée sur ses lèvres, elle a voulu que j’y appuie les miennes aussi. Je l’ai fait machinalement et avec gêne…

Toutes ces choses, porte-montre d’il y a trente ans, bonnet grec aux roses défraîchies et poudreuses, bouquet aux pétales secs embaumant pour elle le souvenir d’un jour heureux, tout cela est entremêlé de brins de rameau et de buis bénit, même d’images de sainteté, et la pauvre femme joint les mains et regarde le ciel en remuant les miettes du passé.

Elle est restée immobile dans sa douleur depuis le jour où son mari l’a quittée.

J’ai senti le voile des larmes, certes, quand j’ai eu son visage pâle et grave contre le mien, quand elle m’a serré contre sa poitrine amaigrie et tremblante : être faible qui n’avait plus que moi pour s’appuyer et que moi à aimer. Mais en voyant se dresser entre nous trois, elle, moi et mon père absent, cette reliquaillerie, c’est de la colère qui m’a pris les nerfs, et le sentiment de mélancolie qui m’envahissait a fait place à une sensation de mépris, dont ma figure a laissé voir les traces.


Je me suis échappé pour rôder dans la ville.

« Es-tu allé voir le collège ? m’a dit ma mère quand je suis rentré.

— Non. »

Elle ne comprend pas les chagrins immenses pour mon âme d’écolier qui me dévorèrent dans les écoles aux murs sombres. J’allais brutaliser sa tendresse avec des gestes de rancune sauvage et mes exclamations de fureur… J’ai dû me taire !

Le collège ? — J’ai pu aller jusqu’à la porte ; encore mon cœur battait-il à se casser ! Quand j’ai pris la petite rue qui y mène, je titubais comme un homme ivre.

Mais arrivé devant la grille, j’ai dû m’appuyer contre une borne pour ne pas tomber.

C’est là-dedans que mon père était maître d’études à vingt-deux ans, marié, déjà père de Jacques Vingtras.

C’est là qu’il fut humilié pendant des années ; c’est là que je l’ai vu essuyer en cachette des larmes de honte, quand le proviseur lui parlait comme à un chien ; c’est là que j’ai senti peser sur mes petites épaules le fardeau de sa grande douleur.

Non, je n’ai pas osé passer sous cette porte, pour revoir le coin de cour où un grand sauta sur lui et le souffleta.

Entrer ? — Il me semble que je laisserais de mon sang sur le plancher de l’étude des grands, où était la table devant laquelle je travaillais — à côté de la chaire, dans laquelle celui qui m’avait mis au monde était installé, comme dans la tribune du réfectoire le gardien qui surveille les réclusionnaires.


« Te rappelles-tu que tu gagnas tous les prix en neuvième ? tu avais trois couronnes, l’une sur l’autre, le jour de la distribution… »

Oui, je me rappelle ces couronnes : j’avais assez envie de pleurer là-dessous ! C’est le premier ridicule qui m’ait écorché le cœur !


Mais il ne s’agit pas de la faire pleurer à son tour ; m’approche d’elle tendrement.

« Tu avais un secret à me dire… »

Elle a toussé, assujetti sur son front sa coiffe blanche, m’a lancé un regard doux et profond, et rapprochant sa chaise de la mienne, elle m’a pris les mains :

« Tu ne t’ennuies pas de vivre seul, toujours seul ? Tu n’as jamais songé à prendre une femme qui t’aimerait ? »

Aimé ?

Ne voyant la vie que comme un combat ; espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j’ai des théories violentes qui les insultent et qui les gênent ; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne pourrais être aimé que de quelque femme qui serait une révoltée comme moi. Mais j’ai remarqué que la révolte tuait souvent la grâce ! Et, moi, je voudrais que celle à qui j’associerais ma vie eût l’air femme jusqu’au bout des ongles, fût jolie et élégante, et marchât comme une grande dame ! C’est terrible, ces goûts d’aristocrate avec mes idées de plébéien !

« Mais si tu tombais malade loin de moi, ou quand je serai morte ! »


Tomber malade, allons donc !

Il faudra qu’on me tue pour que je meure ; et l’on me tuera certainement avant que le hasard ait apporté la maladie. Je cours trop après l’insurrection et la révolte pour ne pas tomber bientôt dans le combat.

Le sentiment du repos et le désir de l’existence calme sous la charmille ou au coin du feu ne me sont pas venus ! — Sacrebleu non !

J’ai d’abord à briser le cercle d’impuissance dans lequel je tourne en désespéré !

Je cherche à devenir dans la mesure de mes forces le porte-voix et le porte-drapeau des insoumis. Cette idée veille à mon chevet depuis les premières heures libres de ma jeunesse. Le soir, quand je rentre dans mon trou, elle est là qui me regarde depuis des années, comme un chien qui attend un signe pour hurler et pour mordre.

D’ailleurs qui voudrait m’épouser, moi sans métier, sans fortune, sans nom ?


Il paraît que ce caprice-là s’est logé dans une tête brune, qui est, ma foi, charmante et qu’éclairent de bien beaux yeux !

D’où me connaît-on ?

C’est elle-même, la demoiselle aux beaux yeux, qui répond :

« D’où l’on vous connaît ? Vous rappelez-vous quand vous étiez dans un journal et que vous aviez dû vous battre en duel ? Vous êtes allé chercher comme témoin un élève de Saint-Cyr qui était de l’Auvergne comme vous. C’était tout simplement le frère de votre servante ; mon Dieu, oui… Il s’appelait comme celle qui vous parle, et qui se charge d’épousseter votre mémoire… Vous ne vous souvenez pas ?

— Oui… maintenant !

— Vous vous souvenez de mon frère ? mais de moi ?… Non, avouez !… J’étais trop petite fille pour vous… Cependant, voyons, vous devez vous rappeler qu’après le duel manqué vous êtes venu chez notre oncle… rue de Vaugirard… Vous y avez dîné deux ou trois fois… Même vous aviez l’air d’avoir faim !… On aurait dit que vous n’aviez pas mangé depuis deux jours. Malgré cela, vous avez été bien impertinent avec ma petite personne, qui vous en voulait beaucoup. Vous déclariez dans les coins que vous n’aimiez pas la musique et que mon tapotage sur le piano vous laissait froid. Vous préfériez passer dans le salon et causer de l’avenir de l’humanité avec des chauves… Ne dites pas non… j’écoutais aux portes.

Un beau jour, mon frère partit au diable avec ses épaulettes de sous-lieutenant. Il vous a revu chaque fois qu’il est venu à Paris pendant ses congés d’officier. Mais vous ne reparûtes plus devant la tapoteuse de piano. Voilà l’histoire. Non, ce n’est pas tout… Je vais rougir un peu… ne me regardez pas… Vous m’aviez frappée avec votre air bizarre… Cette idée de se battre à propos de rien, pour l’honneur… par amour du danger, cela me faisait oublier que ma musique vous déplaisait… j’étais un peu romantique, vous aviez l’air un peu fatal. Puis mon frère vous a suivi de loin dans la vie, nous avons parlé de vous souvent — très souvent… Il m’a conté que vous aviez supporté si bravement et si gaiement une certaine existence que vous aviez acceptée à plaisir — pour rester libre, — au risque de dîner avec les gâteaux de soirée quand vous alliez dans le monde, comme vous faisiez quand vous veniez chez mon oncle.

Je vous ai glissé ma part quelquefois, monsieur, sans que ni vous ni les autres y vissiez rien… même quand c’était de ces mokas de chez Julien que j’aimais tant, et que je vous sacrifiais… Bref, j’ai eu de vos nouvelles toujours ; et mon frère m’a plus d’une fois volée à votre profit dans sa correspondance ; je croyais que j’allais encore lire des câlineries à mon adresse, je tournais la page, c’était de M. Vingtras qu’il s’agissait… Ah ! il vous aime bien… j’étais jalouse de vous… il vous le contera du reste, car il va arriver… exprès pour vous voir, parce qu’il sait que vous êtes ici, parce qu’il y a un complot, parce qu’il a mis dans la tête de papa et de maman, dans la tête de votre mère aussi, des idées !… »

Elle s’est arrêtée un instant, et a repris, en hochant la tête comme un chardonneret, avec un petit air fâché et moqueur :

« Ah ! mais non… par exemple !… »

Elle s’est enfuie là-dessus, mais en me jetant un sourire qui avait la grâce d’un aveu, et elle m’a adressé un regard si long et si tendre que j’en ai eu froid dans le dos et chaud au cœur…

Nous en avons parlé le soir avec ma mère. — Les choses sont plus avancées que je ne pensais. À l’en croire, c’est fait si j’y tiens ; à la condition que je resterai au Puy et ne retournerai point à Paris, avant un an, deux ans peut-être. — Ah ! cela gâte tout.

— Comment, Jacques, tu hésiterais après les démarches que j’ai faites, quand la demoiselle est honnête et te plaît, quand cela te sort de la misère ? »


« Cela te sort de la misère ! »


Mais si j’avais voulu n’être pas misérable, je ne l’aurais jamais été, moi qui n’avais qu’à accepter le rôle de grand homme de province, après mes succès de collège. Je pouvais trouver, à Paris même, un gagne-pain, un tremplin ; j’aurais enlevé des protections à la pointe de l’épée, grâce à ma nature bavarde et sanguine, à mon espèce de faconde et à ma verve d’audacieux. Je pouvais par mes anciens professeurs de Bonaparte ou de province obtenir une place qui m’eût mené à tout. On me l’a dix fois conseillé. Si je suis pauvre, c’est que je l’ai bien voulu ; je n’avais qu’à vendre aux puissants ma jeunesse et ma force.

Je pouvais, il y a beau temps, cueillir une fille à marier, qui m’aurait apporté ou des écus ou des protections.

Protections ou écus auraient senti le sang du coup d’État ; et je suis resté dans l’ombre où j’ai mangé les queues de merlan de Turquet.


« Mais, riche, tu pourras défendre tes idées et les mettre dans tes livres, tu aideras bien mieux les pauvres ainsi, qu’en te morfondant dans cette pauvreté qui te lie les mains et qui… (je te demande pardon de te parler ainsi) peut t’aigrir le cœur.

Il y a du vrai dans ces mots-là.

Ma mère me voit ébranlé et reprend :

« Mon ami, ce que tu feras sera bien fait, je ne te reprocherai pas de ne pas m’avoir écoutée… Tu es un homme… J’ai trop à me reprocher de ne pas t’avoir compris quand tu étais un enfant. Mais ne te hâte point, je t’en prie. »


Soit, je ne briserai rien : j’attendrai : mais encore dois-je savoir si celle qui veut être ma femme voudra être mon compagnon et mon complice…

Chez mon père aussi, j’avais la vie assurée ; il m’aimait, le pauvre professeur, tout dur qu’il parût.

Pourtant, cette vie-là, j’en ai eu horreur ! Je l’ai fuie, pour entrer dans les jours sans pain, — parce que tous mes penchants heurtaient les siens, parce que toutes ses idées repoussaient les miennes, parce que nos cœurs ne battaient pas à l’unisson, et que nos regards, à la suite des discussions amères, étaient chargés, malgré nous, de douleur et de haine…

L’argent — 100,000 francs ! 5,000 livres de rente, 20,000 à la mort des parents. — C’est beau ! on imprime bien des appels aux armes avec ça.

Mais si elle ne pense pas comme moi !…

Elle dira alors que je la vole ou que je la trahis, quand mes colères républicaines sauteront sur le monde auquel elle appartient.


Je sais à quoi m’en tenir depuis l’autre matin. C’est fini pour toujours !

Nous étions allés dans un des faubourgs, où un vieux professeur ancien collègue de mon père a organisé une espèce de bureau de charité.

En revenant elle m’a dit :

« Quand nous serons mariés, vous ne me mènerez pas dans des quartiers tristes. — Moi d’abord, a-t-elle repris avec une mine de suprême dégoût, je n’aime pas les pauvres…

Ah ! caillette ! à qui j’étais capable d’enchaîner ma vie ! fille d’heureux qui avais, sans t’en douter, le mépris de celui que tu voulais pour mari ! Car lui, il a été pauvre ! Comme tu le mépriserais si tu savais qu’il a eu faim !

Elle sent bien qu’elle a fait une blessure.

Me reprenant le bras, et plongeant ses yeux tendres dans la sévérité des miens :

« Vous ne m’avez pas comprise », murmure-t-elle, anxieuse d’effacer le pli qui est sur mon front.

Pardon, bourgeoise ! Le mot qui est sorti de vos lèvres est bien un cri de votre cœur et vos efforts pour réparer le mal n’ont fait qu’empoisonner la plaie.

Et j’en saigne et j’en pleure ! Car j’adorais cette femme qui était bien mise et sentait si bon !

Mais n’ayez peur, camarades de combat et de misère, je ne vous lâcherai pas !


« Vous m’en voulez, on dirait que vous me haïssez depuis l’autre jour. Soyez franc, voyons, a-t-elle dit en se plantant devant moi.

— Eh bien oui, je vous en veux, — parce que vous aviez jeté un rayon de soleil dans l’ombre de ma jeunesse, et que j’ai soif de caresses et de bonheur. Mais j’ai encore plus soif de justice… un mot qui vous fait rire… n’est-ce pas ?

C’est comme cela pourtant… on ne vous a raconté que le côté drôle de ma vie de bohème… tandis que j’en ai gardé des impressions poignantes, la haine profonde des idées et des hommes qui écrasent les obscurs et les désarmés. De grands mots !… Que voulez-vous ? Ils traduisent l’état de ma cervelle et de mon cœur ! Il y avait place encore là-dedans pour votre charme et les joies douces que votre grâce m’eût données, mais il aurait fallu que vous eussiez avec votre belle santé de vierge, que vous eussiez un peu de ma maladie d’ancien pauvre… »


Et j’ai planté là celle qui était ma fiancée ! j’ai fui, enfonçant ma tête dans le collet de ma redingote comme une autruche, laissant ma mère désolée. J’ai filé par le premier train, désespéré.

J’ai peur du milieu où je rentre, qui me paraissait déjà lugubre quand je n’étais pas sorti de ses frontières, mais qui va me sembler bien autrement sombre, maintenant que j’ai vu les rivières claires, les bois profonds ; que j’ai vu surtout une maison heureuse où entrait à grands flots le soleil, le luxe et le bonheur ; où une créature élégante et fine rôdait autour de moi avec des mines d’amoureuse ; où j’étais celui qu’on regardait avec des yeux pleins de tendresse et pleins d’envie.

Un mot, rien qu’un mot a suffi pour noircir ce fond pur, pour mettre une tache de gale sur l’horizon. Par moments je me trouve si sot !… Je regrette mon acte de courage.

Pendant un arrêt, je suis bien resté cinq minutes, hésitant, prêt à lâcher le train qui me menait sur Paris, pour attendre celui qui me ramènerait au Puy…

Allons ! Nous sommes arrivés.

Il est trois heures du matin.

J’ai laissé ma malle au bureau des bagages, ne sachant pas si, dans ma maison, après ma longue absence, à cette heure, je retrouverai ma chambre libre, et j’ai marché jusqu’au matin à travers les rues.


Encore un courage que je ne pourrais pas avoir deux nuits de suite : celui de rôder sur le pavé en regardant la lune mourir et le soleil renaître !

Il y a surtout un moment, quand vient l’aube, où le ciel ressemble à une aurore sale ou à une traînée de lait bleuâtre ; où les glaces dans lesquelles on se reconnaît tout à coup, à l’extérieur des magasins de nouveautés et des boutiques de perruquier, reflètent un visage livide sur un horizon dur et triste comme une cour de prison.

Le silence est horrible et le froid vous prend : on sent la peau se tendre, et les tempes se serrer. Cette aurore aux doigts de roses, dont parlent les poètes, vous met un masque sale sur la figure, et les pieds finissent par avoir autant de crasse que de sang… On se trouve des allures de mendiant et de mutilé.

Je rencontre des gens sans asile qui baissent la tête et qui traînent la jambe ; j’en déniche qui sont étendus, comme des mouches mortes, sur les marches d’escalier blanches comme des pierres de tombe.


L’un d’eux m’a parlé ; il était maigre et cassé, quoiqu’il n’eût pas plus de trente ans ; il avait presque la peau bleue, et ses oreilles s’écartaient comme celles des poitrinaires.

— Monsieur, m’a-t-il dit, je suis bachelier. J’ai commencé mon droit. Mes parents sont morts, ils ne m’ont rien laissé. J’ai été maître d’études, mais on m’a renvoyé parce que je crachais le sang. Je n’ai pas de logement et je n’ai pas mangé depuis deux jours.

J’ai éprouvé une impression de terreur, comme une nuit où, dans la campagne, j’avais été accosté, au détour d’un chemin qu’inondait la pleine lune, par une mendiante qui avait une grande coiffe blanche, la tête ronde et blême, l’œil fixe, et qui était recouverte d’une longue robe noire.

Je vis à un mouvement de cette robe, relevée tout d’un coup d’un geste gauche, que c’était un homme habillé en femme ! Pourquoi ? Était-ce un fou ou un assassin ? un échappé d’asile, un évadé de bagne las de la fuite et qui s’arrêtait une minute entre la prison et l’échafaud ?

De ses lèvres sortirent ces seuls mots :

— N’ayez pas peur, allez ! Ayez pitié de moi.


Devant cet homme de Paris avec ses oreilles décollées, et qui murmurait : « Je suis bachelier, je crache le sang, je meurs de faim », devant cette apparition, comme devant l’homme habillé en femme, j’ai ressenti de l’épouvante !

Il est bachelier comme moi… et il mendie ; et il n’en a pas pour une semaine à vivre… peut-être il va pousser un dernier cri et mourir !

Dans le calme immense de la nuit, au milieu de la rue déserte, c’était si triste !

Je suis parti ; parti sans retourner la tête…

C’est qu’il est mon égal par l’éducation et l’habit ! c’est qu’il en sait autant que moi — plus, peut-être !

Et il marche, le ventre creux, l’œil hagard… Il marche et la mort ne lui fait pas l’aumône, elle ne lui tord pas le cou !…

Son cœur continue à battre, son cerveau las pense encore — et ce cœur et ce cerveau n’ont rien trouvé pour l’aider à ne pas crever comme un chien — non : rien trouvé, que la mendicité, la mendicité en larmes !

J’aurais dû lui parler, lui prêter mon bras, l’aider à se soutenir sur le pavé ! J’ai craint d’attraper sa fièvre, celle des poitrinaires et des mendiants…

Le soir, j’ai conté l’histoire aux camarades.

On n’a point frémi de mon frémissement, on a même blagué ma sensibilité et ma frayeur.

L’un des assistants qui vit avec mille francs de rente et qu’on appelle le Tribun, parce qu’il a parfois des gestes et des souffles d’éloquence, a souri amèrement :

« Que diriez-vous d’un marin qui passerait toute sa vie à plaindre les naufragés et qui aurait l’air de supplier l’océan de ne pas porter l’agonie de tant de victimes ! »


« Votre chambre est encore libre », m’a-t-il été répondu à mon ancien hôtel quand j’y suis rentré le matin.

Mais des lettres, vieilles de huit jours, m’annoncent que j’ai exaspéré deux leçons, mes deux meilleures, qui me lâchent. Il ne me reste que du fretin. Me voilà frais ! Je suis juste aussi avancé que quand j’ai débuté.

Tout est à recommencer après tant d’hésitations, d’efforts, de douleurs ! Eh ! pourquoi suis-je allé dans ce trou de province ? Est-ce qu’on a le temps de faire du sentiment et de la villégiature quand on est engagé pour vendre à heure fixe du latin et du grec, quand il y a pour cela des périodes sacrées ?

Je rêvais de revoir mon village comme la Vielleuse de mélodrame ou le Petit Savoyard ! Triple niais !

J’ai recouru après les leçons perdues, j’ai eu le courage d’être lâche et de demander pardon.

Mais les places étaient prises et l’on ne pouvait ou l’on ne voulait flanquer dehors ceux qui m’avaient remplacé.

Si j’attends seulement un mois avant de gagner quelque argent, je ne serai plus en état de me présenter nulle part. Il ne me reste qu’un vêtement propre, redingote, pantalon et gilet noirs, — à peu près noirs encore, quoiqu’ils montrent par endroits la corde.

J’ai de quoi manger et payer un garni ignoble avec mes vingt-six sous et trois centimes par jour, mais mes habits sont mes outils. Il m’en faut de propres et de décents.

Je connais Cicéron, Virgile, Homère, tous les grands auteurs anciens, mais je ne connais pas de petit tailleur moderne pour me raccommoder ou me faire un costume.

Il y a bien longtemps que je n’ose plus passer devant la maison de Caumont à qui je n’ai pas pu payer sa dernière note.

J’avais trouvé une belle leçon dans ce voisinage. Je n’ai pas osé l’accepter, j’aurais rencontré le tailleur et il m’aurait peut-être fait une scène.