Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 14

Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 271-279).

CHAPITRE xiv.

HYPOTHÈSE DE M. É. BELOT.


203.Selon M. É. Belot[1], les chocs et les tourbillons jouent, en Cosmogonie, un rôle essentiel et sont les deux facteurs principaux de la formation des mondes. La production effective de chocs dans l’univers cosmique nous est prouvée par l’apparition des Novae : quant aux mouvements tourbillonnaires, les nébuleuses spirales nous montrent qu’ils existent réellement dans la nature.

Le système solaire, dans la théorie de M. Belot, serait dû au choc d’un tube-tourbillon contre un nuage cosmique. Autrement dit, une nébuleuse animée d’un mouvement tourbillonnaire, venant heurter une nébuleuse amorphe, s’y serait épanouie et transformée en notre système solaire.

Lord Kelvin et M. J. J. Thomson ont montré qu’un tourbillon se comporte comme un corps élastique : il est susceptible de vibrer sous un choc. Il possède une stabilité telle qu’elle va parfois jusqu’à la rigidité (rigidité gyrostatique).

Imaginons, avec M. Belot, qu’une nébuleuse avant la forme d’un tube tourbillon vienne heurter en B un nuage cosmique AA′, à la façon d’un obus frappant une plaque de blindage, comme il est représenté sur la figure 43 que nous empruntons à l’Ouvrage de M. Belot. Par suite du choc, le tube, en vertu de son élasticité virtuelle, va se mettre à vibrer longitudinalement ; cette onde longitudinale, se réfléchissant à l’extrémité postérieure du projectile, donnera lieu à une onde stationnaire, de telle façon que nous aurons, le long du tube, une série de nœuds et de ventres équidistants. Chaque ventre viendra à son tour frapper le nuage cosmique AA′.

Figure 43
fig.43.

Le tourbillon primitif serait l’origine du Soleil, les ventres seraient l’origine des différentes planètes. Quant aux molécules du tourbillon, elles ne peuvent quitter celui-ci en majeure partie qu’aux ventres où le rayon est dilaté, et elles décrivent alors des spires s’épanouissant sur une surface évasée, appelée nappe tourbillonnaire.

Prenons pour axe des la direction Z′OZ de la translation du tourbillon dans le nuage cosmique, direction qui n’est autre que celle de l’apex. Le plan des oblique à l’axe des sera pris parallèle à l’écliptique, auquel M. Belot suppose que le plan de rotation du tourbillon primitif était parallèle.

Une molécule quelconque M d’une nappe tourbillonnaire subit de la part du nuage cosmique une résistance de milieu qu’on peut supposer proportionnelle au carré de la vitesse. Comme la vitesse avec laquelle le tube-tourbillon est venu frapper la nébuleuse amorphe est excessivement grande (M. Belot estime, peut-être un peu arbitrairement, qu’elle serait de l’ordre de 75 000 kilomètres par seconde), la composante

de la vitesse de M parallèlement à OZ est incomparablement supérieure à ses autres composantes ; la résistance opposée au mouvement, qui est supposée proportionnelle au carré de la vitesse, est assez grande pour que l’on puisse négliger devant elle toutes les autres forces ; si bien que l’on peut écrire

désignant le coefficient de la résistance proportionnelle au carré de la vitesse. Cette équation s’écrit

(1)

ou encore

Intégrant, il vient

(1)′

désignant la valeur initiale de la vitesse de translation à l’instant du choc.

Nous pouvons aussi, de l’équation (1), tirer la valeur de  : nous avons

par suite

et

(2)

nous avons pris, comme plan celui du choc, pour lequel

Mais, dans le tourbillon primitif, chaque molécule décrit une hélice ; par suite, si est l’angle mesurant, dans le plan XOY, l’azimut de la molécule, on peut écrire

(3)

en appelant un coefficient constant.

M. Belot admet que cette équation (3), qui représente la trajectoire hélicoïdale avant le choc, reste encore satisfaite après le choc dans la nappe tourbillonnaire qui émane du tourbillon : mais les hélices décrites dans la nappe auront un rayon de plus en plus grand, en raison de la vitesse d’expansion radiale dont nous allons nous occuper.

L’équation (3), différentiée en donne

(4)

ou

(5)

en appelant

la vitesse angulaire de la molécule M.

204.Étudions, avec M. Belot, le profil de la nappe tourbillonnaire qui s’épanouit et s’évase en forme de tulipe. Cette tendance à l’épanouissement est due principalement à deux causes ; d’une part, à l’impulsion radiale presque instantanée qui, dans le choc, porte le rayon du tourbillon (à un ventre) de sa valeur initiale à une valeur plus grande d’autre part, à une force répulsive due à la pression de radiation, le choc ayant dégagé une grande quantité de chaleur et de lumière.

Appelant la distance (comptée parallèlement au plan XOY) de la molécule M à l’axe ZZ' du tourbillon. M. Belot pose, peut-être un peu arbitrairement

étant un coefficient constant. La vitesse d’expansion s’annule en effet pour puisqu’on est alors dans la position primitive du tourbillon. De cette équation nous tirons

ce qui s’écrit, d’après l’équation (4),

Telle est l’équation qui relie le rayon de la section circulaire de la nappe, à l’ordonnée C’est, si l’on veut, l’équation différentielle du profil de la nappe.

Intégrant, il vient

(6)

désignant la valeur initiale du renflement du tourbillon au ventre considéré.

Dans ce calcul, M. Belot n’a pas tenu compte de l’attraction, qui devient cependant très prépondérante dès que le Soleil a commencé à se former. Dans un calcul plus exact, il y aurait sans doute lieu d’introduire cette attraction. En effet, dans les calculs précédents, nous avons traité les différentes masses, comme si elles étaient indépendantes et on ne voit pas bien pourquoi elles se trouveront finalement à peu près dans un même plan (celui de l’écliptique). Si les calculs de M. Belot le conduisent à expliquer en apparence ce fait important, c’est par suite d’hypothèses qui paraissent mal justifiées, et auxquelles l’Auteur n’aurait jamais songé, s’il n’avait pas connu ce résultat d’avance. Au contraire, en tenant compte, dès le début, de l’attraction solaire, on arrive tout naturellement au même but.

205.Comparons les équations (2) et (6). En posant

nous aurons

ce qui peut s’écrire

ou encore, puisque d’après l’équation (5) est proportionnel à

Cette formule correspond, dans la période de formation du système, à la troisième loi de Képler, sur laquelle on retombe en faisant (condensation finale du tourbillon) et

206.M. Belot cherche quelle sera la loi des distances planétaires. C’est la relation (6) entre et qui va nous renseigner à ce sujet. Cette relation nous apprend que le profil de chaque nappe est une courbe logarithmique. Chacun des ventres va être l’origine d’une nappe venant couper l’écliptique suivant un cercle, et chaque nappe donnera naissance à une planète.

Comme, par hypothèse, les différents ventres sont équidistants sur le tube-tourbillon, nous devons donner à dans la formule (6) des valeurs en progression arithmétique. Il en résulte, pour des valeurs en progression géométrique. C’est la loi exponentielle des distances planétaires, analogue à la loi de Bode.

La formule donnée par M. Belot est (en unités astronomiques) :

au lieu de celle de Bode

Une difficulté se présente ici : au moment de la formation des planètes, la nébuleuse n’était sans doute pas encore condensée. Pendant la condensation, la loi d’attraction a varié, et, comme nous l’avons on la suppose vérifiée à l’origine, a pu rester vraie pendant cette variation.

207.Nous allons écrire, avec M. Belot, la condition pour que toutes les nappes arrivent simultanément dans le plan de l’écliptique.

Appelons la vitesse de translation de la nappe de rang au moment où elle arrive dans l’écliptique, sa vitesse de translation au contact du tourbillon en . Soient le temps mis par la nappe de rang à venir de à l’écliptique ; le temps mis par le tourbillon primitif à aller du plan au plan . Il faudra qu’on ait

(7)

D’après l’équation (1) on aura

(8)

Les satisfont à l’équation (2) qui peut s’écrire d’après l’équation (1)′

ou

on a donc

(9)
(10)

Éliminant entre les quatre équations (7), (8), (9), (10), on trouve

J’ai dit plus haut que les hypothèses qui servent de point de départ à ce calcul me paraissent un peu arbitraires, et qu’en tenant compte dès le début de l’attraction solaire, on arriverait à une explication toute naturelle.

208.Mais comment chaque nappe tourbillonnaire va-t-elle donner naissance à une planète ? Revenons à la figure 43. Supposons que la nébuleuse amorphe AA′ possède elle-même une vitesse de translation perpendiculaire au plan de la figure et dirigée d’arrière en avant. La rotation du tourbillon étant supposée de sens direct, il y aura maximum de conflit de vitesse précisément dans le plan ZOX de la figure, et du côté OX, puisque, en cet endroit, la vitesse tangentielle des nappes sera directement opposée à la vitesse translatoire de la nébuleuse.

C’est donc vers OX que les nappes se transformeront en tourbillons planétaires. Telle est, d’après M. Belot, l’origine des planètes.

Quant aux satellites, ils sont formés par le tourbillon planétaire, de même que les planètes ont été formées par le tourbillon principal.

209.Sur la figure 43, nous voyons que les profils des nappes successives coupent, sur OX, l’écliptique sous certains angles ; et ces angles se trouvent coïncider sensiblement avec ceux que les axes de rotation des planètes font avec l’écliptique[2]. Cette coïncidence s’explique, puisque, dans la théorie actuelle, on admet que les tourbillons planétaires se sont tous formés du côté OX et que l’axe de chaque tourbillon est resté tangent à la nappe correspondante.

La position de l’axe d’Uranus, presque couché dans le plan de l’écliptique, est expliquée de la façon suivante : la projection rapide du tourbillon principal Z13X13 dans le nuage cosmique aurait déterminé la formation d’un tore-tourbillon analogue à un anneau de fumée ; c’est cet anneau-tourbillon qui aurait engendré Uranus.

210.Disons encore qu’à la loi des distances et à la loi des inclinaisons, M. Belot joint une loi des rotations, c’est-à-dire une formule donnant la durée de rotation (directe) d’un astre du système solaire, en fonction de son diamètre et de sa densité.

M. Belot essaie enfin, par un mécanisme analogue (nébuleuse tourbillonnaire venant frapper un nuage cosmique), mais en variant de différentes façons les conditions initiales, d’expliquer la formation des différents systèmes sidéraux (étoiles multiples, nébuleuses spirales,…) que nous offre l’observation du ciel. Pour ces points, nous renverrons aux Écrits de l’Auteur.

211.Quelles que soient les critiques que nous ayons cru devoir formuler sur divers points de cette théorie, cette tentative mérite l’attention. Si on peut reprocher à M. Belot d’avoir été un peu plus ambitieux qu’il ne convient de l’être dans l’état actuel de la Science et d’avoir voulu prématurément trop embrasser, et si ses idées ne semblent pas pouvoir être acceptées sous leur forme actuelle, il semble qu’il peut être utile de les faire connaître, parce qu’on pourra un jour y trouver à glaner d’intéressantes vérités.


  1. É. Belot : Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 1905-1906-1908 ; — Bulletin de la Société astronomique de France 1907 ; — Journal de l’École Polytechnique 1908 ; — Comptes rendus des Congrès tenus en 1908 et en 1909 par l’Association française pour l’Avancement des Sciences.

    M. Émile Belot a rassemblé et développé ses idées cosmogoniques dans un Ouvrage intitulé : Essai de Cosmogonie tourbillonnaire (Paris, Gauthier-Villars, 1911, 1 vol. in-8o).

  2. La distance BO est inconnue a priori ; or, les angles en question dépendent évidemment de cette distance ; c’est précisément comme conséquence de la loi des inclinaisons que M. Belot la trouve égale à 81 rayons de l’orbite terrestre.