Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 12

Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 257-265).

CHAPITRE xii.

LA VOIE LACTÉE ET LA THÉORIE DES GAZ.[1]


194.Nous allons, dans ce Chapitre, exposer des considérations dont la première idée remonte à Lord Kelvin.

Dans la théorie cinétique des gaz, une masse gazeuse est regardée comme un système formé d’un très grand nombre de points matériels (les molécules) s’entrecroisant dans tous les sens ; ces points matériels agissent à distance les uns sur les autres, mais cette action n’est sensible qu’à des distances extrêmement faibles et s’évanouit très vite lorsque la distance augmente.

Si nous envisageons l’ensemble de la Voie lactée, nous trouvons que cette nébuleuse est constituée de même par un grand nombre de points matériels (les étoiles) qui s’attirent l’un l’autre suivant la loi de Newton, et qui sont animés de vitesses de translation paraissant dirigées dans tous les sens. L’attraction newtonienne est très faible aux distances qui séparent ordinairement les étoiles ; aussi, peut-on considérer les trajectoires de celles-ci comme étant généralement rectilignes ; elles ne s’incurvent et ne se dévient que lorsque deux étoiles viennent à passer suffisamment près l’une de l’autre.

Nous pouvons donc, à un certain point de vue, dire que la Voie lactée tout entière est comparable à une masse gazeuse — aux dimensions près. Et, poussant plus loin l’assimilation, nous pouvons essayer de lui appliquer les théorèmes de la théorie cinétique des gaz.

195.Cherchons à nous faire une idée des dimensions de la Voie lactée par l’observation des mouvements propres des étoiles. De même que, dans une masse gazeuse libre en équilibre adiabatique, la pression et la température croissent de la superficie au centre, de même pour la Voie lactée, les vitesses propres moyennes doivent être plus considérables pour les étoiles des régions centrales que pour celles de la périphérie. Nous sommes justement situés vers le centre de la Voie lactée. En observant les vitesses propres des étoiles qui nous entourent, nous connaîtrons ce qui correspond à la température centrale de notre sphère gazeuse en équilibre adiabatique, et nous pourrons déterminer son rayon.

Comme nous ne pouvons pas avoir ici d’autre ambition que celle de déterminer un ordre de grandeur, nous ferons une hypothèse simplificatrice. La Voie lactée sera supposée sphérique et les masses des étoiles y seront réparties d’une façon homogène. Sans doute, cette hypothèse est loin de la réalité, mais les chiffres qu’elle nous fournira seront du même ordre que ceux qui correspondraient à des hypothèses plus voisines de la réalité.

Or, à l’intérieur d’une sphère homogène, un point matériel quelconque subit une attraction proportionnelle à la distance au centre et, par suite, décrit une ellipse ayant même centre que la sphère. Les équations de mouvement à l’intérieur d’une telle sphère sont donc

où l’on a posé

étant la densité de la sphère homogène.

Ces équations nous fournissent immédiatement l’intégrale des forces vives

que nous écrirons

en appelant la distance du point mobile au centre et sa vitesse.

Appelons l’élongation maxima du mobile et supposons qu’au point correspondant la vitesse soit nulle, ce qui correspond au cas d’une trajectoire rectiligne ; l’équation des forces vives s’écrira

d’où

Lorsque le mobile passera au centre , sa vitesse sera donc

(1)

Revenons à la Voie lactée assimilée à une sphère homogène où toutes les étoiles décrivent des ellipses de même centre. Pour la plupart des étoiles, l’élongation maxima sera du même ordre que le rayon de la sphère, et la vitesse maxima sera donnée par l’égalité (1). Donc, inversement, si dans cette égalité (1) nous donnons à la valeur de la vitesse propre moyenne des étoiles voisines de nous (et qui, par conséquent, sont voisines du centre de la Voie lactée), nous trouverons pour le rayon de la Voie lactée, ou pour mieux dire son ordre de grandeur.

Mais, pour faire ce calcul, il faut d’abord connaître qui est proportionnel à la racine carrée de la densité fictive Si la masse du Soleil était uniformément répartie dans une sphère ayant pour rayon le rayon de l’orbite terrestre unité astronomique la vitesse maxima correspondant à cette élongation serait la vitesse de la Terre sur son orbite. L’équation (1) donnerait alors

Mais, pour que la densité de la Voie lactée devînt homogène, il faudrait répartir la masse du Soleil dans une sphère de rayon 106 fois plus grand, ce rayon étant à peu près la distance des étoiles les plus rapprochées. La densité deviendrait donc 1018 fois plus faible : par conséquent proportionnel à deviendrait 109 fois plus petit. La valeur de à adopter est donc

et la formule (1) devient

L’observation montre que la vitesse propre moyenne des étoiles voisines de nous est du même ordre que la vitesse de la Terre sur son orbite. L’équation précédente donne donc, pour l’ordre de grandeur du rayon de la Voie lactée[2],

unités astronomiques,

soit environ 1 000 fois la distance qui nous sépare des étoiles les plus rapprochées. Le nombre total des étoiles de la Voie lactée serait alors environ de 1 0003, soit 1 milliard.

Il est intéressant de constater que ce chiffre concorde à peu près avec les évaluations que l’on a pu déduire des observations au télescope et qui ont conduit à admettre l’existence de 200 millions d’étoiles : au point de vue qui nous occupe, 200 millions et 1 milliard ne doivent pas être regardés comme deux chiffres différents, puisqu’ils sont du même ordre de grandeur.

Certains ailleurs ont prétendu que nos télescopes ne percent pas entièrement la Voie lactée et que, s’ils avaient une portée beaucoup plus grande, ils nous découvriraient beaucoup d’étoiles que nous ne voyons pas. Les considérations que nous venons de développer sont plutôt contraires à cette supposition, puisque le nombre des étoiles brillantes que l’on a « comptées » concorde avec le nombre qui a été « calculé ».

De même, ne pourrait-on pas supposer que le nombre des étoiles obscures est beaucoup plus grand que celui des étoiles brillantes ? La même raison nous invite à croire que non. Si désigne le rapport du nombre total des étoiles (tant obscures que brillantes) au nombre des étoiles brillantes, la densité qui nous a servi à calculer devra être multiplié par devra donc être multiplié par et par Nous aurions donc

Le nombre total des étoiles est de l’ordre de puisque est la distance de deux étoiles voisines. Nous écrivons donc approximativement

ou

Si est voisin de 1 milliard, doit être voisin de l’unité. Les étoiles brillantes représenteraient la presque totalité des étoiles,

196.Dans ce qui précède, nous avons assimilé la Voie lactée à une sphère homogène. Si nous avions voulu nous rapprocher un peu plus de la réalité, nous aurions dû l’assimiler plutôt à une masse gazeuse en équilibre adiabatique ; mais on sait que la loi adiabatique n’est pas la même pour tous les gaz, puisqu’elle dépend du rapport de leurs deux chaleurs spécifiques, et que ce rapport n’est pas le même pour les gaz monoatomiques que pour les gaz diatomiques ou polyatomiques. Auquel de ces gaz devrait-on comparer la Voie lactée ? À un gaz monoatomique évidemment. En effet, les molécules seraient ici les différents systèmes stellaires, et nous devons considérer qu’il y a choc chaque fois que deux de ces molécules passent assez près l’une de l’autre pour être déviées de leur route ; or, même si nous prenons une étoile multiple, l’action d’un astre étranger qui viendrait à en approcher deviendrait assez sensible pour dévier le mouvement de translation général du système, bien avant d’être capable de troubler les orbites relatives des composantes. En un mot, l’étoile multiple se comporterait comme un atome indivisible.

197.Posons-nous encore une autre question. La Voie lactée est-elle vraiment comparable à un gaz ordinaire, ou n’est-elle pas plutôt assimilable à la matière radiante de Crookes ? On sait que le gaz renfermé dans un « tube de Crookes » est tellement raréfié, que les chocs entre ses molécules sont relativement rares, et qu’une molécule a des chances de parcourir tout le tube sans être déviée de sa route ; Crookes disait alors que le parcours moyen des molécules est plus grand que les dimensions du tube et que la matière à l’intérieur du tube est à l’état radiant.

Qu’arrive-t-il pour la Voie lactée ? Une étoile a-t-elle des chances de la traverser sans subir de choc, c’est-à-dire sans passer assez près d’une autre étoile pour être déviée de sa route ? Que devons-nous entendre d’abord par assez près ? Ces mots comportent forcément un peu d’arbitraire : nous conviendrons, par exemple, de dire qu’il n’y a pas choc si la distance entre deux étoiles reste supérieure au rayon de l’orbite de Neptune (ce qui pourrait représenter une déviation d’une dizaine de degrés). Imaginons alors chaque étoile entourée d’une « sphère de garde » ayant le rayon de l’orbite de Neptune : une droite pourra-t-elle passer entre ces sphères ? À la distance moyenne des étoiles de la Voie lactée, le rayon d’une telle sphère serait vu sous un angle de 1/10 de seconde environ : or, nous avons un milliard d’étoiles. Plaçons donc sur la sphère céleste un milliard de petits cercles de 1/10 de seconde de rayon : recouvrirons-nous ainsi toute la sphère, et ces petits cercles empiéteront-ils les uns sur les autres ? Loin de là, nous n’aurons recouvert que la 1/16 000 partie du Ciel.

Le parcours moyen d’une étoile est donc plus grand que les dimensions de la Voie lactée, et celle-ci ressemblerait plutôt à de la matière radiante qu’à un gaz.

198.Nous avons jusqu’ici assimilé la Voie lactée à une sphère. Or, elle offre plutôt l’apparence d’un disque aplati. Comment expliquer cet aplatissement ? On peut faire à ce sujet des hypothèses bien différentes.

On peut d’abord supposer les étoiles animées de vitesses qui sont en majorité parallèles au plan galactique, mais d’ailleurs distribuées uniformément dans tous les sens parallèlement à ce plan. Un pareil état de choses ne pourrait être que provisoire et ne saurait se maintenir indéfiniment : car les « chocs » des molécules, ou pour mieux dire des étoiles, tendraient à distribuer les vitesses dans tous les sens conformément à la loi de Maxwell, et, finalement, l’amas devait prendre la forme sphérique, qui est l’état normal d’une masse gazeuse libre.

Une seconde hypothèse est de supposer que la Voie lactée a une rotation d’ensemble entraînant un aplatissement définitif. On sait que, pour une masse fluide, de densité tournant avec une vitesse angulaire , il existe une certaine valeur du rapport

au delà de laquelle la force centrifuge à l’équateur l’emporte sur

l’attraction : la figure d’équilibre correspondante est très aplatie, et, au delà, il n’y a plus de figure d’équilibre stable. Comme, pour la Voie lactée, la densité est extrêmement faible, la vitesse angulaire limite sera très faible aussi : elle correspondrait environ à un tour complet en 300 millions d’années, soit 1/5 de seconde d’arc par siècle. Un tel mouvement échapperait, bien entendu, complètement à l’observation : nous ne pourrions, en effet, nous en apercevoir qu’en visant des nébuleuses extérieures à La Voie lactée et ne participant pas à sa rotation (de même que nous nous apercevons du mouvement diurne de la Terre en visant les étoiles fixes extérieures à la Terre). Or, outre que le mouvement à mettre en évidence est extrêmement petit, les pointés sur les nébuleuses sont fort peu précis.

Il y a encore une autre hypothèse qui consiste à regarder la Voie lactée comme une nébuleuse spirale[3]. Considérons une masse gazeuse animée d’un mouvement de rotation de plus en plus rapide. Au début, la rotation étant nulle ou très faible, la figure de la masse gazeuse est sphérique ; la rotation s’accélérant, elle s’aplatit et prend une forme analogue[4] à l’ellipsoïde de Mac-Laurin ; la rotation devenant encore plus rapide, l’aplatissement augmente, et la figure devient analogue à l’ellipsoïde de Jacobi. Si la rotation s’accroît encore, la force centrifuge aux deux extrémités du grand axe viendra à l’emporter sur l’attraction, et la matière s’échappera en deux jets à ces deux sommets : ces deux jets prendront évidemment une forme spirale, en vertu du principe des aires, l’aile marchante prenant un retard sur le pivot. Ainsi, la masse gazeuse offrira l’image d’une nébuleuse spirale, ses molécules représentant les étoiles dont se compose cette nébuleuse. Il ne paraît donc pas impossible d’expliquer les formes spirales des nébuleuses en ne faisant intervenir que la loi de gravitation et des considérations statistiques rappelant celles de la théorie des gaz.

199.Reprenons la comparaison de la Voie lactée avec une masse gazeuse. Si cette comparaison était tout-à-fait exacte, les vitesses des molécules. c’est-à-dire des étoiles, devraient être distribuées conformément à la loi de Maxwell : par suite, dans une région quelconque du Ciel, les mouvements propres des étoiles qui peuplent cette région devraient nous paraître dirigés indifféremment dans tous les sens d’une façon parfaitement irrégulière (abstraction faite d’une même composante due au mouvement de translation du système solaire vers l’apex). Or, ce n’est pas ce qui arrive : les mouvements propres des étoiles d’une même région ont une tendance marquée à marcher dans deux directions différentes. M. Kapteyn conclut de cette observation qu’il existe deux essaims d’étoiles, deux courants, ayant chacun une translation d’ensemble déterminée et se pénétrant mutuellement : à chacun de ces deux essaims, pris séparément, la loi de Maxwell s’appliquerait ; mais les deux courants paraissent s’ignorer l’un l’autre. On peut les comparer à deux jets gazeux de directions différentes qui viennent à se rencontrer. Ces deux jets ne se mélangent pas tout de suite : au début, les molécules des deux espèces de gaz n’ont pas même vitesse moyenne ; mais, au bout de peu de temps, les deux jets gazeux se mélangent et ne forment plus qu’une seule masse. Si les deux courants d’étoiles qui constituent la Voie lactée sont restés distincts, c’est qu’ils n’ont pas encore eu le temps de se confondre en un seul : le temps nécessaire à ce mélange, excessivement court pour les deux jets gazeux, est au contraire énorme pour les courants d’étoiles, parce que, pour ces courants, le « parcours moyen » est très grand et les « chocs » très rares ; or, ce sont les chocs entre molécules gazeuses qui amènent le mélange des deux jets. La Voie lactée n’aurait donc pas encore atteint cet état d’équilibre statistique qui permettrait de l’assimiler à un gaz.

Dans la théorie des gaz, la loi de Maxwell assigne aux molécules les plus grosses les plus faibles vitesses, et aux molécules les plus petites les plus grandes vitesses. Les étoiles les plus petites devraient donc offrir les plus forts mouvements propres. En particulier, les météorites, qui sont des astres très petits, devraient posséder des vitesses énormes ; or, les bolides ont bien en général des vitesses hyperboliques, mais ces vitesses sont presque toujours peu supérieures à la vitesse parabolique ; il faut donc conclure que les météorites n’ont pas encore eu le temps de prendre ces vitesses énormes que leur assigne la théorie, et on est de nouveau amené à penser que la Voie lactée n’a pas encore atteint son état d’équilibre.

200.Aux deux essaims d’étoiles de M. Kapteyn, Schiaparelli adjoint un troisième essaim dont le Soleil ferait partie. La Voie lactée, d’après lui, se composerait donc de trois essaims ayant chacun leur translation d’ensemble. Les comètes seraient des membres infimes de ce troisième essaim. Ce serait pour cela que nous n’observerions pas de comètes nettement hyperboliques, puisque les comètes faisant partie de notre essaim auraient, en gros, le même mouvement de translation que nous. Schiaparelli s’écarte ainsi de l’opinion générale, d’après laquelle les comètes appartiennent au système solaire.

Lorsqu’une étoile ne présente pas de mouvement propre sensible, on en déduit habituellement qu’elle est très éloignée. Schiaparelli en tire une autre conclusion. Il la considère comme appartenant au troisième essaim ; son absence de mouvement propre proviendrait simplement de ce qu’elle possède à peu près la même translation que le Soleil, translation qui ne diffère pas sensiblement de celle du troisième essaim.


  1. H. Poincaré : Voir Bulletin de la Société astronomique de France, avril 1906, p. 153-185 ; et Science et Méthode, Livre IV, Ch. I (Bibliothèque de Philosophie Scientifique, Paris, Flammarion, 1908).
  2. Nous parlons du rayon de la Voie lactée comme si cette nébuleuse était sphérique ; or, elle a plutôt la forme d’un disque aplati ; représentera sans doute une longueur intermédiaire entre l’épaisseur du disque et son rayon.
  3. Les nébuleuses spirales, quoiqu’irrésolubles, offrent un spectre continu. Aussi les considère-t-on généralement comme formées d’une multitude d’étoiles que leur éloignement empêche de distinguer. Elles seraient, en quelque sorte, d’autres voies lactées situées à des distances immenses.
  4. Nous disons analogue, car l’existence des figures ellipsoïdales de Mac-Laurin et de Jacobi n’a été démontrée (no 47) que pour une masse fluide homogène, et notre gaz ne l’est pas.