Leçons de gymnastique utilitaire/Chapitre I

Librairie Payot & Cie (p. 5-6).

LA COURSE

Achille « aux pieds légers »…

Combien souvent sa silhouette a traversé nos horizons d’écoliers et comme nous avons envié, de nos pupitres maussades, la libre envolée de sa course, la suivant du regard dans la brume ensoleillée des matins antiques, sur l’herbe primitive, le long des futaies intactes !

Or une arrivée de courses à pied ne réalise guère la vision évoquée par le vieil Homère et les plus rapides de nos champions modernes répondent mal à l’image que nous nous faisons du héros. Ils n’ont pas « les pieds légers ». C’est que leur effort, autrement puissant, est réparti dans tout le corps et s’y accuse en traits visibles. Ainsi, nous apercevons tout de suite qu’il y a deux sortes de courses : la course-allure qui est celle d’Achille et la course-concours qui est celle de nos champions. Celle-ci convient aux jeunes gens que leurs goûts incitent ou que leurs avantages physiques prédestinent aux succès de la piste ; la première est pour tout le monde.

Tout le monde ?… Eh ! pourquoi pas ? « La course, disais-je jadis dans la Gymnastique utilitaire, n’est que le trot de l’animal humain… Que vaut un animal qui ne peut se mettre au trot ? » La raison est péremptoire. L’homme qui ne sait pas courir est un homme incomplet.

Notez que, de tous les exercices, il n’en est pas de plus simple. Mais il a quelque chose de terrible contre lui ; il exige la quasi-quotidienneté. La mémoire musculaire est longue ; elle vient au secours de l’homme pour toutes les autres formes d’exercices. On s’y entretient à des intervalles qui varient selon l’âge et l’individu, mais ne demandent pas à être aussi rapprochés qu’on le croit généralement. Très vite, au contraire, s’oublie le mécanisme de la course. C’est que ce mécanisme comporte une modification totale et non partielle de l’équilibre corporel. Le fait est très intéressant. Il souligne la haute valeur gymnique de la course qui met en jeu tous les rouages. Il explique aussi la « surprise » de l’organisme désorienté par l’ensemble de conditions nouvelles qui lui sont brusquement imposées. L’habitude, dit-on, est une seconde nature. Voilà bien le cas. La course exige une seconde nature que seule l’habitude — c’est-à-dire l’entraînement — pourra créer et maintenir. Chose étrange, la surprise dont nous parlons n’existe pas à un pareil degré même chez le nageur qui se trouve pourtant, lui, transporté sans transition dans un milieu hostile ; mais sa surprise est extérieure, celle du coureur est intérieure. Pour ce motif, il n’est pas nécessaire de nager tous les jours pour en demeurer capable tandis qu’il faut courir presque tous les jours si l’on ne veut point se rouiller de façon prompte et définitive.

Vous entendez bien que la course d’entraînement dont il s’agit n’a besoin ni d’être mesurée ni d’être chronométrée et que n’importe quel terrain plat et suffisamment élastique conviendra. L’occasion de courir nous est offerte par conséquent avec une certaine abondance. Il n’y faudrait qu’un peu de résolution si… il n’y avait pas le respect humain. C’est ce Cerbère farouche qui nous interdit sottement, parce que nous avons un ventre qui grossit ou que nos cheveux commencent à grisonner, de traverser au pas de course le jardin public à moitié vide de promeneurs qui s’ouvre sur notre route. En attendant donc que cela devienne la mode pour tous, que les hommes encore jeunes s’essayent du moins à implanter un usage salutaire.

Ils ne s’en repentiront pas. Le temps de course quotidien, c’est une provision d’aisance physique et de confiance morale. C’est ainsi, de la santé sous ses deux formes fondamentales.

Que si vous avez à votre disposition un jardin abrité, non du soleil, mais des regards indiscrets, ne continuez pas, de grâce, à ignorer votre bonheur. Fortunatos nimium sua si bona norint ! Descendez-y bien vite pour la course matinale. Prendre son bain d’air en courant, quelle douce volupté !

Celui qui agit ainsi est certain de trouver le long du jour les soucis moins pesants et les labeurs moins compliqués… sans compter la satisfaction d’attraper les tramways sans essoufflement ni ridicule.