Leçons de gymnastique utilitaire/Texte entier

Librairie Payot & Cie (p. 5-47).

LA COURSE

Achille « aux pieds légers »…

Combien souvent sa silhouette a traversé nos horizons d’écoliers et comme nous avons envié, de nos pupitres maussades, la libre envolée de sa course, la suivant du regard dans la brume ensoleillée des matins antiques, sur l’herbe primitive, le long des futaies intactes !

Or une arrivée de courses à pied ne réalise guère la vision évoquée par le vieil Homère et les plus rapides de nos champions modernes répondent mal à l’image que nous nous faisons du héros. Ils n’ont pas « les pieds légers ». C’est que leur effort, autrement puissant, est réparti dans tout le corps et s’y accuse en traits visibles. Ainsi, nous apercevons tout de suite qu’il y a deux sortes de courses : la course-allure qui est celle d’Achille et la course-concours qui est celle de nos champions. Celle-ci convient aux jeunes gens que leurs goûts incitent ou que leurs avantages physiques prédestinent aux succès de la piste ; la première est pour tout le monde.

Tout le monde ?… Eh ! pourquoi pas ? « La course, disais-je jadis dans la Gymnastique utilitaire, n’est que le trot de l’animal humain… Que vaut un animal qui ne peut se mettre au trot ? » La raison est péremptoire. L’homme qui ne sait pas courir est un homme incomplet.

Notez que, de tous les exercices, il n’en est pas de plus simple. Mais il a quelque chose de terrible contre lui ; il exige la quasi-quotidienneté. La mémoire musculaire est longue ; elle vient au secours de l’homme pour toutes les autres formes d’exercices. On s’y entretient à des intervalles qui varient selon l’âge et l’individu, mais ne demandent pas à être aussi rapprochés qu’on le croit généralement. Très vite, au contraire, s’oublie le mécanisme de la course. C’est que ce mécanisme comporte une modification totale et non partielle de l’équilibre corporel. Le fait est très intéressant. Il souligne la haute valeur gymnique de la course qui met en jeu tous les rouages. Il explique aussi la « surprise » de l’organisme désorienté par l’ensemble de conditions nouvelles qui lui sont brusquement imposées. L’habitude, dit-on, est une seconde nature. Voilà bien le cas. La course exige une seconde nature que seule l’habitude — c’est-à-dire l’entraînement — pourra créer et maintenir. Chose étrange, la surprise dont nous parlons n’existe pas à un pareil degré même chez le nageur qui se trouve pourtant, lui, transporté sans transition dans un milieu hostile ; mais sa surprise est extérieure, celle du coureur est intérieure. Pour ce motif, il n’est pas nécessaire de nager tous les jours pour en demeurer capable tandis qu’il faut courir presque tous les jours si l’on ne veut point se rouiller de façon prompte et définitive.

Vous entendez bien que la course d’entraînement dont il s’agit n’a besoin ni d’être mesurée ni d’être chronométrée et que n’importe quel terrain plat et suffisamment élastique conviendra. L’occasion de courir nous est offerte par conséquent avec une certaine abondance. Il n’y faudrait qu’un peu de résolution si… il n’y avait pas le respect humain. C’est ce Cerbère farouche qui nous interdit sottement, parce que nous avons un ventre qui grossit ou que nos cheveux commencent à grisonner, de traverser au pas de course le jardin public à moitié vide de promeneurs qui s’ouvre sur notre route. En attendant donc que cela devienne la mode pour tous, que les hommes encore jeunes s’essayent du moins à implanter un usage salutaire.

Ils ne s’en repentiront pas. Le temps de course quotidien, c’est une provision d’aisance physique et de confiance morale. C’est ainsi, de la santé sous ses deux formes fondamentales.

Que si vous avez à votre disposition un jardin abrité, non du soleil, mais des regards indiscrets, ne continuez pas, de grâce, à ignorer votre bonheur. Fortunatos nimium sua si bona norint ! Descendez-y bien vite pour la course matinale. Prendre son bain d’air en courant, quelle douce volupté !

Celui qui agit ainsi est certain de trouver le long du jour les soucis moins pesants et les labeurs moins compliqués… sans compter la satisfaction d’attraper les tramways sans essoufflement ni ridicule.



LE SAUT

Il existe une grande quantité de modalités différentes en cette matière et les Anglais, en imposant à l’univers sous le nom d’« athletic sports » certaines preuves fondamentales au programme desquelles aucun club respectable n’oserait rien changer, ont cristallisé assez fâcheusement la routine du saut. Sauts en hauteur avec et sans élan, sauts en longueur avec et sans élan, saut à la perche… c’est tout. Cette nomenclature insuffisante appelle quelques réflexions.

Le saut est un exercice qui demande de l’expérience, du jugement et de la décision. Le pire ennemi du sauteur, c’est l’hésitation ; sa maladresse a chance d’augmenter en proportion des insuccès subis. Dans bien des sports, l’insuccès est un aiguillon salutaire. Ici, son influence est néfaste. Aussi l’instructeur doit-il régler la progression de ses élèves avec une grande prudence, de façon à leur éviter des insuccès qui, en se répétant, les handicaperaient définitivement. Ceci provient de ce que le sauteur doit, d’un coup d’œil, apprécier au préalable la totalité de l’effort qu’il a à fournir. Au cours d’une course ou d’un assaut, le coureur et l’escrimeur peuvent réviser leur appréciation à cet égard et par conséquent modifier l’allure ou la tactique. Mais le sauteur ne jouit point d’un tel privilège. Si son appréciation a été erronée, il s’en apercevra en sautant et trop tard pour corriger l’erreur commise.

De là aussi ce fait que les diverses espèces de sauts veulent être étudiées et répétées séparément parce que l’une n’entraîne pas à l’autre. Or, nous l’avons dit, il y en a beaucoup.

Le saut en profondeur est généralement négligé et le saut vertical totalement oublié. Il en est de même du saut en longueur ou en profondeur — ou même vertical — exécuté avec la perche. Inutile de faire observer combien toutes ces manières de sauter sont éducatives pour le corps et combien elles sont utilitaires aussi par les applications qu’elles comportent. Le saut en profondeur s’exécute de haut en bas ; le saut vertical, de bas en haut. L’effort initial, la détente, l’arrivée sont très différents dans l’un et l’autre cas. Beaucoup d’obstacles veulent être pris en profondeur ; d’autres verticalement. Sans doute, on peut en général les aborder autrement, mais avec perte de temps et sans aisance. Et puis cela n’est pas toujours possible.

L’emploi de la perche, limité au saut en hauteur, constitue une erreur. C’est là un très beau sport, gracieux, élégant, un sport fait de coup d’œil, de sang-froid, de courage, un sport qui exige un dosage merveilleux de force et de souplesse. Mais, pratiquement, il est sans grande utilité. Il ne sera jamais bien opportun d’aborder un obstacle de cette façon-là. La perche, au contraire, est indispensable pour accroître, en cas de besoin, l’amplitude d’un saut en longueur si le fossé ou la petite rivière à franchir réclament cet adjuvant. En hauteur, on peut encore grimper, se hisser ; mais, en longueur, le saut risque d’être l’unique ressource. Selon qu’il s’agit de sauter en hauteur, en longueur ou en profondeur, la perche se manie et se pose et l’élan est pris de façon différente.

Tous ces sauts peuvent être combinés en une variété singulièrement attrayante pour l’élève. Dans un gymnase clos et couvert, on n’en étudiera en quelque sorte que le squelette ; mais dehors, le moindre espace propice sera facilement muni des installations nécessaires : murs, fossés, haies, terre-pleins… Voilà qui est bien simple, n’est-ce pas ?… Or on ne l’a jamais fait.

L’explication de cette anomalie se trouve sans doute dans la difficulté de mettre d’accord, quand il s’agit du saut, les circonstances naturelles et les circonstances artificielles. Le chef-d’œuvre de l’artificiel en cette matière, c’est le tremplin. Bizarre idée que l’emploi du tremplin. On a été jusqu’à en fabriquer qui posaient sur des ressorts métalliques !… Et le plus amusant de l’affaire est que, si cet appareil amplifie parfois le saut, il lui arrive aussi de détériorer le sauteur, en donnant à certains de ses muscles de mauvaises habitudes propres à le rendre maladroit en face d’un obstacle naturel. Même observation pour la cordelette qui « représente » l’obstacle. Elle n’est pas, ne peut pas être strictement horizontale. Quelle mauvaise éducation pour l’œil chargé d’apprécier la hauteur et de transmettre l’indication d’après laquelle se décidera l’effort !

L’artificialisme, en ce qui concerne le saut, n’est pas à combattre d’une façon absolue mais on en abuse et, si l’on veut préparer un vrai et bon sauteur, on n’y réussira qu’en recourant à la nature, au sol qu’elle fournit, aux obstacles qu’elle dresse et à la lumière dont elle les éclaire.

Je voulais encore parler des sauts avec appui des mains, d’une seule main et des deux : autre catégorie pleine d’intérêt et de diversité, celle-là aussi… Mais quoi ! C’est tout un traité qu’il faudrait rédiger sur un sujet si antique et point encore codifié. À peine ai-je pu en indiquer les principales têtes de chapitres.



L’ESCALADE

La gamme du sauvetage a sept notes… comme l’autre. On les dénomme : courir, sauter, grimper, lancer, soulever, ramper, nager. Nous voici à la troisième note, l’une des plus importantes à considérer. Elle est ainsi définie dans la Gymnastique utilitaire, et je ne vois rien à modifier à cette définition. « Toute escalade se ramène à un mouvement fondamental, la traction des bras, lequel se combine avec trois autres qui sont : L’adhérence, le renversement et le rétablissement. Il y a traction simple si vous vous élevez, par exemple, d’échelon en échelon le long d’une échelle trop fortement inclinée pour que les pieds y prennent commodément appui. L’escalade par adhérence intervient lorsque vous grimpez à un arbre, à une perche, à une corde en vous aidant des mains et des jambes. L’escalade par renversement se produit si, saisissant une branche d’arbre ou une barre, vous culbutez autour pour arriver à vous y asseoir. Quant au rétablissement, on l’exécute en se hissant à la force des poignets de façon à poser les coudes sur le faîte du mur ou sur le rebord du balcon qu’il s’agit d’escalader et en se soulevant ensuite sur les coudes jusqu’à ce que la ceinture ait dépassé l’obstacle. »

Une échelle, une corde, un arbre, une barre, un mur… Que voilà donc des engins simplistes ! Aussi les trois quarts des gymnases ne les possèdent-ils pas. Ils s’encombrent, au lieu de ces objets naturels, d’une belle quantité d’appareils à contorsions qu’on croirait, d’après leurs silhouettes compliquées et désagréables, avoir été directement réquisitionnés dans une chambre de torture de la sainte Inquisition.

Par contre, ils contiennent cet objet suranné : la perche. La perche est tout au plus bonne à préparer des gagnants pour le mât de cocagne. Elle n’aide pas pour la corde et dépayse pour l’arbre. Nos enfants, sauf dans les campagnes, ne grimpent plus aux arbres et ceux-là même qui s’y risquent se bornent aux pommiers ou autres arbres à fruits, nourrissants et hospitaliers. La gymnastique nécessaire pour y accéder est vraiment par trop anodine. Ce n’est plus là de l’escalade. Il faut posséder ou « aménager » sur les terrains d’exercices des arbres propres à être escaladés sans danger mais avec vigueur. Quant à la corde, celle des gymnases est mal présentée et on s’en sert plus mal encore. L’idée de s’asseoir par terre au départ pour augmenter la distance à parcourir et de se hisser en étendant les jambes en équerre pour augmenter la difficulté est saugrenue, pour ne point dire niaise. Puis on ne réfléchit pas que les cordes utilisées dans le sauvetage ne pendent pas toujours dans le vide mais le long des murs et qu’il ne suffit pas d’y monter ou d’en descendre mais qu’il faut, en haut, enjamber la fenêtre ou la balustrade auxquelles elles sont accrochées. De tels exercices demandent à être répétés si l’on veut être en mesure, le jour venu, de les exécuter avec le sang-froid et l’à-propos nécessaires. Il convient donc de varier beaucoup la position, la direction, la grosseur, l’attache des cordes d’escalade.

Rien à dire de l’échelle inclinée, si ce n’est qu’elle devrait avoir des barreaux très rapprochés, ce qui faciliterait beaucoup la besogne du commençant et diminuerait la fatigue. Par la suite, rien n’empêcherait de le faire grimper en saisissant les barreaux de deux en deux, puis de trois en trois. La chose a de l’importance parce que l’épaule et les muscles mis en jeu donnent ici un effort déjà énergique en lui-même et que le débutant rend plus énergique encore par son inexpérience et le désarroi que l’état de suspension répand par tout le corps tant que l’accoutumance n’est pas faite.

On a médit de la barre fixe en la chargeant de tous les crimes antihygiéniques ; après quoi on l’a remplacée, au nom de la science suédoise, par une autre barre qui lui ressemble comme une sœur… La barre fixe sert à des exercices acrobatiques charmants à voir mais qui sont l’apanage de sujets exceptionnellement doués et ne doivent pas être enseignés aux jeunes gens indistinctement, surtout à des adolescents en formation. En dehors de ces exercices, il y a le simple renversement que tout garçon doit être capable d’accomplir. Je signale en passant une barre très longue, à hauteur variable et dont les grosseurs varient aussi de façon qu’à un endroit c’est presque une planche et, un peu plus loin, une grosse branche d’arbre. Cet appareil si ingénieux a été établi par les soins de M. Bertrand pour ce gymnase de Marseille où ce passionné de la culture sportive a, depuis de longues années, formé tant d’excellents élèves. Un appareil de ce genre rendrait les plus grands services dans les écoles, et il n’est pas bien difficile à confectionner.

Nous voici maintenant au rétablissement, bête noire des théoriciens dont les clameurs sont parvenues à le faire écarter des programmes. Mais on sent si bien la nécessité de cet exercice qu’il se pratique quand même en attendant qu’on lui restitue le droit de cité. Je voudrais indiquer seulement que le rétablissement au mur, de beaucoup le plus utile, est aussi de beaucoup le plus anodin car, si lisse que l’on suppose la surface du mur, les pieds, en s’y appuyant, apportent au corps une aide certaine qu’il ne trouve pas dans la planche à rétablissement sous laquelle il y a le vide. Je crois qu’on devrait toujours commencer les élèves par le mur.

La caractéristique psychologique de l’escalade est l’inverse de celle du saut. Ici, la difficulté n’est pas au départ, elle est en route. Ce n’est plus le jugement et la décision du début qui importent, mais la persévérance et le sang-froid prolongés.

LE LANCER

Lancer est un geste élégant, amusant, utile. C’est le propre de l’homme. Les animaux courent, sautent, se battent. Beaucoup nagent. Quelques-uns grimpent. Aucun ne pratique le lancer, sauf ce vilain cousin dont nous notons avec déplaisir les indiscrètes affirmations de parenté.

Le lancer jouissait, chez les Anciens, d’une faveur marquée. Si les Grecs avaient institué le lancement du disque, exercice ne comportant guère d’application précise, c’était évidemment à cause des attitudes éducatives qu’un tel exercice imposait au corps. De quelle manière lançaient-ils le disque exactement ? Comment s’y prenaient-ils avec le javelot ?… Malgré de très savantes déductions, nous sommes réduits à conjecturer un tantinet. Mais ils s’y adonnaient avec passion, voilà le fait. De nos jours, au contraire, les exercices de lancer tiennent un rang très secondaire. Les Anglais nous ont habitués à lancer le « poids », la grosse et pesante boule de métal. Les Américains n’ont pas réussi à populariser le lancement du « marteau », sorte de fronde barbare dont le jet tournoyant exige des capacités d’hercule.

Le lancer comporte toujours trois phases : la prise, la pose, la détente. La prise est un préambule fort important car, de la façon dont l’objet se trouve placé dans la main dépend le degré de la force de propulsion qui lui sera communiquée. Cette force elle-même est en rapport direct avec l’attitude du lanceur et la figure mécanique que dessine sa machine corporelle au moment où la détente va s’effectuer. L’effet produit devra bien plutôt son intensité à la perfection de la prise et de la pose qu’à la puissance de l’effort de déclanchement ; et l’on aperçoit tout de suite que ce sport exige une dose notable d’expérience personnelle. Sans doute le lanceur obéit à des règles générales dont l’application est nécessaire mais c’est ensuite à chacun à trouver lui-même sa formule exacte, celle qui, conforme à sa structure particulière et à ses moyens, lui assurera, avec l’aide d’un entraînement persévérant, le meilleur rendement. Voilà donc un exercice où l’on procède par tâtonnements et dans lequel l’observation, la connaissance de soi jouent un rôle très considérable. J’ajouterai que c’est un de ceux où le facteur psychologique est le moins agissant. Le sauteur redoute l’hésitation au départ, le grimpeur a pour ennemi le découragement en cours de route. Le lanceur, lui, n’est pas exposé à voir le sang-froid lui manquer. Il conserve toute sa présence d’esprit et ses nerfs regardent, indifférents, des gestes auxquels ils ne participent presque point.

Trois sortes de lancer sont à recommander aux éducateurs musculaires et doivent être inscrits à leur programme. D’abord, le lancement du poids exécuté successivement de la main gauche et de la main droite, puis des deux mains et, dans ce dernier cas, avec balancement préalable entre les jambes. Il convient d’employer l’engin en usage dans les sociétés de sports athlétiques mais en graduant, bien entendu, ses dimensions d’après l’âge et les forces du lanceur. En second lieu, le lancement de la balle. La grosseur qui convient est celle de la balle de tennis ; au grand maximum, la balle de cricket. Ce lancement-là doit s’opérer en visant. Il suffit de fixer au mur une cible blanche d’un mètre carré avec le centre marqué de façon bien visible. L’élève se placera à des distances de plus en plus grandes de cette cible et s’efforcera d’atteindre, avec la main gauche, puis avec la droite, le centre de la cible. En troisième lieu, le lancement de la corde ou lasso. Tous les mouvements précédemment décrits ont des applications utilitaires, mais surtout le maniement de la corde qui peut rendre de tels services dans le sauvetage aussi bien à terre que dans l’eau. Il est bon de rappeler ici que la meilleure corde à employer est celle mesurant 2 centimètres et demi à 2 centimètres trois quarts de circonférence et qu’il faut en prendre en mains un minimum de 9 à 10 mètres : la difficulté n’est pas moindre en en prenant une petite quantité, au contraire. Il existe mille façons d’opérer : envoyer le lasso de haut en bas, de bas en haut, horizontalement, obliquement, en visant un objet, etc…

Lancer avec les mains ne suffit pas ; il faut encore savoir lancer avec les pieds. Ici, l’utilitarisme est moins évident, j’en conviens ; mais il s’exerce quand même de façon indirecte. L’habileté corporelle qui résulte pour l’homme de la façon dont il s’équilibre à l’improviste et réalise sa stabilité dans les positions les plus instables est très accrue par la facilité à lancer avec le pied. L’instrument d’apprentissage est tout indiqué : c’est le ballon de football. Le frapper à terre ou en l’air, de côté en courant, s’efforcer de le faire passer entre les deux poteaux du but, d’abord de face, puis obliquement, voilà des exercices aussi utiles qu’amusants. Courir plus ou moins vite en gardant le ballon entre les jambes et en le conduisant par une série de petits coups de pied — le « dribbling », d’un mot anglais intraduisible — constitue de même une façon excellente de se rendre adroit : tout cet alphabet du football est d’une pratique facile autant qu’efficace.

PORTER

Parmi les exercices qui peuvent être utilisés en matière de sauvetage, il est bien évident que celui-là tient un rang éminent. Mais il n’est pas « classé », de sorte qu’on n’en a ait l’objet d’aucun enseignement. Le préjugé s’est établi que lorsqu’on est fort, on sait soulever, et que le poids auquel on s’attaque doit être en rapport direct avec la force générale dont on dispose.

Ceci est tout à fait faux. Sans doute, un être faible se trouvera désarmé en face d’un fardeau trop pesant. Mais un être moyennement fort décuplera son pouvoir à cet égard s’il sait bien se placer et conduire son effort — s’il emploie, en un mot, les trucs appropriés. Et l’ignorance de ces mêmes trucs handicapera, par contre, de la façon la plus fâcheuse, l’individu dont la vigueur naturelle ou même acquise n’aura pas été exercée à y faire appel en cas de besoin. Parmi les pompiers et les sauveteurs de profession, tout le monde sait cela.

Ces attitudes, cette disposition ingénieuse de la mécanique corporelle, peut-on, doit-on les enseigner aux adolescents ? Sans aucun doute. Mais cela ne s’est point fait jusqu’ici à cause d’un sport mal famé dont la réputation, d’ailleurs imméritée, est venue s’interposer. Le « travail des poids » est l’apanage des « hercules de foire ». Étonnant prestige des formules ! Que vient faire ici la foire ? Premièrement, il y a des hercules autre part qu’à la foire et, secondement, il n’est pas nécessaire d’être un hercule pour bien « travailler les poids ». Dans tous les gymnases, il y a des élèves robustes qui arrivent, aux haltères, de très jolis résultats sans se déformer ni devenir obèses ; vraiment il serait temps d’en finir avec ce cliché qui a tant servi aux inventeurs de méthodes « harmonieuses », la naïveté et l’ignorance du public aidant.

Mais le travail des poids est un sport artificiel comme le trapèze ou les anneaux. On peut même discuter jusqu’à quel degré il sert de préambule à l’art de soulever. L’arraché, le développé ou le jeté sont des façons diverses, curieuses et athlétiques d’atteindre un objectif qui est, en somme, toujours le même : élever un poids à bout de bras au-dessus de la tête. Et les applications en sont rares et quasi-négligeables. À deux mains, c’est la barre à sphères ou la « gueuse » que l’on manie ; la première partie du geste se rapproche déjà plus de la réalité : c’est le geste par lequel on enlève de terre un fardeau à porter dans les bras. Car l’homme porte le fardeau de trois façons : dans les bras, sur l’épaule, sur le dos. Il doit les soulever, les charger et se mettre en mouvement. Telles sont les modalités et les phases du « porter ».

L’inconvénient de la gueuse et de la barre, c’est que, si elles sont lourdes, elles ne sont pas volumineuses. Or, la question du volume est ici fort importante, car le volume gêne le novice plus que le poids. Que donnerons-nous donc à l’élève pour qu’en le maniant il s’exerce à porter ?… Les deux objets les plus recommandables sont l’échelle et le sac bourré d’une matière quelconque. Une échelle semble vraiment faite pour l’apprentissage du porteur : encombrante, susceptible de s’équilibrer à merveille sur l’épaule et de se déséquilibrer facilement, elle rend adroit sans blesser et son poids, ainsi que sa longueur, peuvent varier grandement. Quant au sac de grosse toile, son contenu pouvant aller des copeaux légers au sable, sa forme pouvant se modifier de façon très fantaisiste, il constitue dans les bras, sur l’épaule, sur le dos, le simulacre éducatif du fardeau véritable.

Tout ceci est bon, utile, nécessaire même. Craintivement, en écrivant naguère le manuel de la Gymnastique utilitaire, je l’avais écarté du programme. J’ai eu tort. J’ai reconnu depuis que mes hésitations avaient été causées par la notion d’un péril chimérique. Les exercices de porter ne sont pas pour les enfants frêles, d’accord, mais ils sont pour les adolescents normaux, à condition seulement d’avoir un maître compétent pour les régler et les surveiller ; faute de quoi les élèves, par gloriole, risqueraient de passer fâcheusement la limite de leurs forces. On ne répare point plus tard la négligence commise en écartant ces exercices. C’est incroyable à quel point la plupart des hommes sont des porteurs maladroits ; bien peu coulent leur vie sans avoir eu l’occasion d’éprouver leur maladresse. Il faut si peu pour la neutraliser, cette maladresse, quand on s’y prend en temps voulu !

Sport ?… Non. Les exercices de porter ne sont pas sportifs au vrai sens du mot, mais ils sont loin d’être ennuyeux… Essayez.



RAMPER

La guerre apporte partout des surprises. C’est ainsi que vient d’éclore sous son souffle ardent une nouvelle série d’exercices auxquels nul ne songeait et qui devront désormais figurer dans la liste de ceux concourant au sauvetage. La « reptation » (le mot lui-même est presque neuf et écorche encore un peu nos lèvres) a reçu autour des tranchées tant d’applications heureuses et imprévues qu’on ne saurait refuser droit de cité à l’effort qu’elle représente. Je l’introduis ici, à son rang, dans la gymnastique utilitaire, ne pouvant toutefois l’étudier que de façon rapide et hésitante parce que je n’ai pas eu l’occasion d’en approfondir personnellement les arcanes.

Les exercices de reptation peuvent se diviser en deux catégories distinctes selon que le corps est simplement courbé ou plié — ou bien selon qu’il est allongé horizontalement. Dans le premier cas, le rampeur n’est en contact avec le sol que par les pieds, les mains, les genoux ; dans le second, il l’est par le corps tout entier. Il n’y a pas de difficulté véritable à vaincre pour marcher, même à une allure un peu rapide, le dos courbé, et courbé à un point suffisant pour que les mains en viennent à toucher terre. Il y a simplement une accoutumance à créer, l’accoutumance d’une position incommode et peu naturelle. La difficulté naît lorsque l’allongement horizontal vient annihiler de façon absolue le mode de progression pour lequel nous sommes faits et y substituer une progression dans laquelle les coudes et le bout des pieds, ou les talons si l’on est sur le dos, vont tenir les rôles principaux.

Et supposons qu’alors, soit les bras, soit les jambes, se trouvent immobilisés, ce ne seront plus les coudes et le bout des pieds, mais les coudes ou le bout des pieds qui actionneront le mouvement. La difficulté sera portée à son comble. À remarquer que, dans le cas où les coudes ne jouent plus librement, l’épaule entre en jeu de façon extrêmement vigoureuse.

Rien de plus aisé à démêler que ces divers cas. Essayez de passer sous une table, sous un fauteuil, sous un lit, à travers un de ces grands tuyaux de fonte qui assurent la coulée souterraine des eaux captées et vous trouverez l’occasion d’expériences variées conformes aux indications qui précèdent. Essayez ces « reptations » sur le dos et sur le ventre, voire de côté, en avant, puis à reculons… C’est tout un domaine à explorer et l’utilité n’en est guère discutable.

L’agrément l’est davantage. On se heurte, on se salit, on s’écorche… sans parler de la répugnance nerveuse qui se manifeste lorsque l’homme se sent enfermé, pressuré entre des parois étroites comme celles de ce tuyau dont j’évoquais la cauchemaresque silhouette. Par là même que ces exercices manquent d’attrait — ne procurant que celui de l’obstacle surmonté — il vaut de s’y adonner.

Nos jeunes gens ne le feront pas individuellement. Ce serait vain d’y compter. Que l’on profite donc du travail d’ensemble pour les initier à la reptation. Déjà ils ont appris ainsi cette chose qui paraît si simple et qui, l’enfance écoulée, semble devenir très compliquée : se jeter à terre, s’y jeter rapidement, brusquement, sans hésitation ni crainte. Il y faut de la volonté et de l’habitude. Les exercices d’ensemble, pour peu qu’ils soient un peu virilement commandés, enseignent cet art. Que l’on ne s’arrête donc pas en route. Une fois à terre, au lieu de se borner à d’anodins mouvements dits de « plancher », qu’on fasse de la reptation.

Les parents, eux, vont maudire cette innovation parce que les vêtements de leur progéniture y écoperont rapidement. Mais quoi ! si le garçon, une fois sur le front, rampe jusqu’à la tranchée ennemie pour y cueillir une citation à l’ordre du jour et est assez habile pour revenir de même en garant sa peau de tout dommage, ils ne regretteront pas les déchirures de ses pantalons d’adolescent.



DANS L’EAU

Qu’est-ce au juste que la natation ? C’est, direz-vous, l’art de nager. Merci. Mais la question n’est pas épuisée par cette judicieuse réponse. Avant de nager pour y prendre du plaisir, l’homme a nagé par nécessité afin de se tirer de l’eau ou d’en tirer les siens quand lui ou eux venaient à y tomber contre leur gré. Et ainsi se dessine une distinction essentielle entre, d’une part, la chute et le plongeon forcé qui en résulte et, de l’autre, le fait de progresser dans l’élément liquide en exécutant des mouvements appropriés. Il adviendra à tel nageur qui, commodément dévêtu, paraissait se mouvoir à l’aise au milieu de l’eau, de s’y révéler très maladroit si, d’aventure, il se sent empêtré par le poids de ses chaussures et l’adhérence de ses vêtements mouillés. Tel autre, au contraire, qui ne ferait qu’avec lenteur et difficulté les cent mètres réglementaires saura, pour s’y être exercé, se tirer d’affaire en utilisant de façon opportune un bout de corde ou quelques planches, malgré l’imprévu et le désagrément d’une plongée involontaire.

La conclusion est qu’il faut apprendre à tomber à l’eau et à en sortir aussi bien qu’à y progresser ; et je me permets de penser que l’ordre de ces deux apprentissages n’est pas indifférent et que la chute doit s’enseigner en premier lieu parce que la peur nerveuse (dont il faut toujours se méfier en matière de natation, à cause des effets physiologiques mystérieux mais certains qu’elle produit) sera de la sorte plus sûrement neutralisée.

On tombe à l’eau de trois façons, tout compte fait ; du bord ou bien d’une passerelle qui se rompt ou bien d’un bateau qui chavire. Rien n’est plus aisé que de produire artificiellement ces chutes. Imaginez une surface de bois blanc de 2 m. 50 de long sur 0 m. 80 de large, parfaitement lisse et savonnée d’ailleurs pour la rendre plus glissante. Elle bascule sur une tige de fer placée en dessus et presque au milieu. L’élève s’étend, le ventre sur la planche, les bras allongés au-dessus de la tête, les mains se joignant. A sa ceinture est attachée une corde que tient l’instructeur. Celui-ci saisit l’extrémité de la planche et la fait basculer prestement, de sorte que l’élève, par double action de la pesanteur et du bois glissant, soit précipité dans l’eau. On peut répéter l’expérience sur le dos. Les premières fois, la corde sera tendue rapidement de façon que le plongeur prenne confiance. Peu à peu, on le laissera remonter de lui-même en le soutenant à peine. On le fera émerger parmi des bouées dont il se saisira. Car pour tirer avantage d’une bouée, il convient d’avoir aussi appris à s’en servir.

C’est que, pour l’homme, rien de ce qui se passe dans l’eau n’est simple. La physique et ses lois habituelles s’y transforment, dirait-on. La mécanique diffère ; les résistances sont inattendues, les appréciations erronées… en somme, toute une éducation des sens à refaire.

Nous venons de décrire un appareil simpliste que chacun peut se procurer. Il n’est pas beaucoup plus ardu de confectionner une passerelle qui cédera en son milieu sous le poids du passant, ni de faire chavirer ou couler à point nommé une embarcation avec celui qui la monte. Avant d’oser aller chercher un objet en plongeant, quoi de plus naturel que de s’accoutumer à gagner le fond en descendant les marches d’un escalier ou en se laissant glisser le long d’une perche ?… Et puis encore, on s’exerce à se déshabiller dans l’eau, à tirer ou à pousser un fardeau.

Pour tout cela, ayez un « costume de bain ». Par là, nous entendons les vieux vêtements auxquels sera réservée cette utile et honorable fin de carrière. Et plus ils seront lourds, épais et malcommodes, plus la leçon portera ses fruits.

Certes, de tels procédés ne forment point un nageur, mais ils le préparent. Ils lui procurent, en attendant, cet esprit de débrouillage, ce sang-froid, cette accoutumance aux surprises d’un élément perfide que la brasse la plus esthétique ne saurait remplacer. On se persuade trop volontiers que des mouvements correctement exécutés répondent à toutes les éventualités du sauvetage dans l’eau. C’est une erreur grande. Encore une fois, il est excellent de s’y plaire quand on s’y est mis de son plein gré mais la première chose est d’en pouvoir sortir quand on s’y trouve malgré soi — et a fortiori d’y pouvoir porter aux autres en cas de péril un secours efficace.

Le sang-froid est d’autant plus nécessaire en manière de préambule à la natation que son absence se traduit volontiers par la précipitation du geste. Et c’est pour cette raison qu’il peut être bon de commencer par répéter à sec, sur le chevalet, les mouvements des bras et des jambes afin d’apprendre à y mettre la lenteur et l’allonge voulues. Ce serait même là une bonne pratique pour ceux qui s’adonnent à la gymnastique de chambre quotidienne : trente brasses sur une chaise, en respirant bien, ouvrent très congrument la séance, comme vous vous en rendrez compte dès demain matin, si cela vous plaît, lecteurs. Mais ne demandez pas à cette natation plus qu’elle ne peut donner et n’oubliez pas que c’est au fond de l’eau que gît le talisman du parfait débrouillard.



À L’ARME BLANCHE

Celui-là ignore une des plus grandes joies de la vie virile qui n’a jamais tenu en mains qu’un fusil, fût-il muni de sa baïonnette. Le plaisir de manier une épée ou un sabre est quelque chose d’intense et de particulier et la source de ce plaisir réside dans le fait que le corps entier prend part à la bataille : par la garde d’abord, sorte de mobilisation générale qui impose à tous les membres une attitude difficile, anormale mais calculée de façon à bien assurer la défense, à bien réaliser l’effacement derrière lequel se prépare l’offensive ; par l’allonge ensuite, qui déclanche cette offensive et permet la ruée vers l’adversaire des forces animales retenues pourtant et contrôlées par le cerveau. C’est même cette retenue indispensable au bon escrimeur qui rend l’escrime un peu éprouvante pour le système nerveux, par comparaison avec d’autres sports, où l’automatisme, une fois établi, domine librement : tel l’aviron.

La garde et l’allonge sont donc les deux pôles de la gymnastique spéciale préparatoire à l’escrime et — qu’on me pardonne de prendre si nettement parti dans une dispute inassouvie — c’est le fleuret qui convient à l’apprentissage de la dite gymnastique : arme de convention, irrationnelle autant qu’on voudra, mais apte par son extrême légèreté à dresser les muscles vite et bien. Observez les prémices de ce dressage sur des jeunes gens déjà assouplis, vous serez surpris de leur longue maladresse. C’est la position infligée au bras qui en est la cause ; la gêne s’accroît d’une crispation instinctive des doigts autour de la poignée de l’arme. On gagnerait positivement à débourrer le futur tireur la main vide et si, ensuite, je connaissais une arme plus légère que le fleuret à lui présenter, c’est celle-là que je préconiserais. À cette condition, les exercices préliminaires fixeraient en lui rapidement la précision de mouvements, la sûreté, la franchise sans lesquelles on n’en fera qu’un ferrailleur.

Il y a des ferrailleurs redoutables, je le sais bien. Mais en France, patrie de l’escrime, est-il permis de se contenter de ce vulgaire idéal : toucher n’importe où et n’importe comment ? Non, certes. Cherchons à faire de beau sport ou, comme disaient nos pères en leur langage choisi, « de belles armes ».

On m’objectera le point de vue utilitaire dont j’ai l’air de m’écarter. Mais, au fond, ce « touche qui touche » n’a guère d’application qu’en certaines formes mondaines et convenues du duel. S’il s’agit de défense véritable — contre un cambrioleur, par exemple — rien ne vaut cette arme charmante et terrible : le sabre et sa modeste mais rude doublure : la canne. Vous pouvez avoir l’un dans votre demeure à portée de votre bras et vous tenez l’autre chaque jour dans la rue… sans savoir vous en servir. Car combien d’hommes ignorent même qu’ils vont à la promenade fortement armés ?

Toutes ces escrimes diffèrent ; mais c’est une erreur de croire qu’elles se contredisent. Au contraire, un lien commun les unit. L’assiette, le doigté, la vigueur s’y combinent essentiellement et leur alphabet ne connaît guère de variantes.

Si j’avais un jeune escrimeur à former, je ne lui apprendrais jusqu’à quatorze ans qu’à se tenir, à se défendre, à marcher et rompre dans les deux gardes et sans rien en main : une manière de gymnastique à adjoindre à ses exercices habituels. Puis, je lui enseignerais simultanément le fleuret et la canne ; au fleuret des coups droits, des « coulez, tirez droit », des « une deux » et des « coulez, une deux » puis les mêmes attaques précédées de temps d’arrêt ; et, comme parades, la quarte et la sixte en oppositions et en contres simples, de pied ferme et en marchant ; à la canne, les coups de tête, de figure, de manchette, les parades de tierce, de quarte et de tête, les fouettés. Après viendraient l’épée et le sabre de sorte qu’il ait une connaissance élémentaire de toutes les escrimes sans avoir contracté de mauvaises habitudes capables de le handicaper pour celle où il lui plaira de se spécialiser. Et, afin que ce multiple apprentissage ne traîne pas, j’innoverais une leçon qui tiendrait de l’assaut sans jamais tourner en assaut véritable. L’attaque que vous enseignez, pourquoi exiger de l’élève qu’il l’exécute indéfiniment au commandement, au lieu de prendre son moment pour la bien dessiner ? La leçon d’escrime a dégénéré en une routine qui, trop souvent, retarde les progrès au lieu de les hâter… Mais on va me trouver trop révolutionnaire après que, tout à l’heure, je parlais un langage de vieux conservateur. Être à la fois révolutionnaire et conservateur, c’est trop pour un seul homme, n’est-ce pas ?



À POINGS NUS

La boxe est un sport de tous les âges. Par là, il se classe au premier rang en pédagogie sportive.

On me demandera tout de suite de quelle boxe je veux parler : l’anglaise ou la française ? Les personnes les moins expertes savent pourtant que la première se borne au coup de poing et que la seconde admet le coup de pied. Nous y fûmes jadis assez habiles. Pendant l’expédition du Mexique, nos soldats se servaient de la boxe française qu’on appelait alors « savate » pour se préserver du couteau des Mexicains, très forts à ce jeu. Ces derniers, avertis, regardaient à provoquer des rixes. « C’est un Français, il rue », disaient-ils entre eux. Eh bien ! il est bon d’apprendre à ruer et le souvenir que je viens d’évoquer témoigne que la ruade humaine n’est point inoffensive. Mais comme, à la différence de notre ami le cheval, nous n’avons que deux jambes, elle nous déséquilibre passablement. De là la nécessité de n’en user que modérément. Tant que l’adversaire est à distance suffisante et peut y être maintenu, la boxe française comporte des arguments fort intéressants à employer mais quand l’intervalle a diminué de façon à permettre le coup de poing, ne comptez plus que sur la boxe anglaise. Et lorsque le combat dégénère en corps à corps, acceptez franchement la lutte en appelant même à votre aide les beautés du jiu-jitsu.

Telle est la gradation de ce que j’appellerai « l’escrime sans armes ». Il y aurait là matière à une éducation d’ensemble très complète à laquelle s’oppose malheureusement l’action des spécialistes qui ont intérêt à enseigner séparément ces arts divers et à maintenir entre eux d’inutiles cloisons.

En boxe française, réservant le coup de pied de flanc et le coup de pied bas comme une sorte d’exercice d’assouplissement, je recommanderai surtout la pratique des chassés et du coup de pied de pointe, ainsi que de la prise de jambe. Cette gymnastique convient admirablement à un jeune garçon. Rien ne lui donnera plus d’aisance, d’assiette et de souplesse. Elle convient aussi à l’adulte chez qui elle entretiendra ces mêmes qualités. La boxe française est l’ennemie du rhumatisme. Combien de cures thermales lui sont inférieures !

La valeur de la boxe anglaise est plus généralisée encore. On peut l’enseigner aux tout petits et aussi aux jeunes filles. Je parle de la leçon, bien entendu et non de l’assaut ; mais voilà précisément une des merveilleuses particularités de ce sport que la leçon y est presque aussi intéressante que l’assaut.

Ce qui doit dominer l’enseignement en boxe anglaise, c’est l’offensive ; la défensive s’apprend par expérience : un enseignement basé sur la défensive est mauvais. La parade, d’ailleurs, est, le plus souvent, une imprudence pour le débutant qui, porté déjà à l’esquisser par instinct, la dessine tout de suite beaucoup trop et se découvre complètement. À la parade, il faut substituer l’esquive ; à la riposte, le coup d’arrêt. Les mouvements ont ainsi le double avantage d’une vitesse extrême et d’une réelle rudesse, éléments indispensables d’une leçon salutaire.

On n’a pas toujours un maître ou un prévôt à sa disposition, non plus qu’un adversaire de force à peu près équivalente. Ne peut-on travailler seul ?… Seul, il y a une chose à ne pas faire et une à faire. La chose à ne pas faire, c’est le travail dans le vide. Non seulement tout coup de poing (passe encore pour le coup de pied) donné dans le vide ne vous fait pas progresser, mais il vous fait reculer ; en force, en hardiesse, en direction, il vous donne de mauvaises habitudes. La chose à faire, c’est de taper à bonne distance sur un mur convenablement feutré. À moins d’être déjà bon boxeur, le punching ball n’est pas recommandable et, en tous cas, il ne supplée pas le mur sur lequel les poings s’endurcissent vite et bien.

Tout combat véritable et dépourvu de conventionnalité a chance de dégénérer en corps à corps ; c’est alors la lutte. Je n’hésite pas à le dire, la « lutte utilitaire » n’est pas au point. Qu’il s’agisse du style « libre » ou du style « gréco-romain », on est toujours en plein dans l’artificiel. La série logique et préalable des attaques et des défenses n’a pas été prévue parce que, d’une part, l’assaut s’achemine vers une terminaison fictive, celle des deux épaules touchant terre et que, de l’autre, on a voulu éviter les prises et les clefs dangereuses. C’est précisément là ce qui fait l’intérêt du jiu-jitsu et en même temps l’empêche de se propager : l’assaut au jiu-jitsu est dangereux.

En attendant qu’une mise au point nécessaire nous ait donné le code de la véritable lutte utilitaire servant de couronnement à la science et à la préparation du boxeur, il convient que chacun profite des occasions favorables pour s’instruire dans les passes principales de la lutte telle qu’on l’enseigne de nos jours et qu’il se rende familières quelques-unes de ces « japoneries » qui n’étaient pas inconnues de l’hémisphère occidental, mais que les Asiatiques ont su porter par la perfection du détail à un haut degré d’efficacité.



LE TIR

À de rares exceptions près, le tireur ne s’improvise pas ; et c’est pourquoi il est si nécessaire à un homme de trouver à sa portée ce qu’il lui faut pour devenir bon tireur. Cela est plus nécessaire encore à la nation. À l’heure où j’écris, quel pays n’en est pas convaincu et quel pays hésitera désormais devant les sacrifices qui prépareront ses citoyens à leur rôle de soldats éventuels ? En ce qui nous concerne, en France, nous avons commis une lourde faute en ne sachant pas, en temps voulu, choisir entre deux solutions : ou bien instituer un enseignement du tir, obligatoire, dépendant directement des pouvoirs publics et organisé par leurs soins, ou bien encourager — mais alors puissamment et sans regarder à la dépense — les sociétés privées qui s’offraient à distribuer le dit enseignement. Une société de tir a besoin d’un stand, d’armes, de munitions, de personnel. Tout cela représente une mise de fonds qui ne peut s’effectuer sans le concours de l’État. Notez que le tir a ceci de très particulier qu’on peut le recommander à tout le monde : jeunes et vieux, forts et faibles, infirmes même, il n’est pas un homme, s’il a ses bras et ses yeux, qui ne puisse fréquenter le stand.

Est-ce un sport ? Peut-être que non. C’est un exercice viril, d’un ordre tout spécial, sur le caractère duquel il est inutile d’épiloguer, qui, au surplus, se mue en sport à l’occasion et forme en tous les cas le complément essentiel du sportif. Seulement, pourquoi ne pas abattre la cloison intempestive qui sépare le tireur à la cible du tireur au vol ? On nous dit bien que les deux éducations se nuisent l’une à l’autre ; cela n’est pas prouvé. Un champion du claybird shooting trouve sans doute préférable de ne pas s’entraîner à la cible. Le tireur moyen, lui, s’applaudira de ne s’être pas enfermé dans un exclusivisme injustifié. Ce qui importe, c’est qu’il ait l’habitude du tir, son arme bien en mains et le regard dressé, rapide et juste.

Psychologiquement, ce sont le revolver et le fusil qui se différencient entre eux, bien plus que la cible et le vol. Cette différence vient du fait d’épauler. Épauler, c’est faire corps avec l’arme, se transformer soi-même en affût, supprimer les solutions de continuité. Ce geste est sans doute un de ceux que nos ancêtres ont le plus fréquemment exécutés ; par là s’explique la jouissance que procure la sensation de l’arme pesante, bien appuyée à l’épaule et bien équilibrée sur la main gauche ; jouissance qui ne s’exerce pas seulement sur l’entraîné mais sur le tireur occasionnel, et cela dès le premier contact. Une espèce d’exaltation interne en résulte qui, bien contrôlée, ne nuit pas à l’adresse du tireur. Rien de pareil n’existe dans le tir au revolver qui, si l’on peut ainsi dire, est et doit rester, pour réussir, un acte à froid.

Le tir ne comporte aucune gymnastique préparatoire. Debout, à genou, couché, c’est plutôt une sorte d’aplomb que le corps doit réaliser ; et cet aplomb qui dépend des particularités de chacun ne s’établit que par la pratique. Pas plus que des explications techniques, des mouvements préliminaires n’y serviraient de rien. Un seul précepte, une seule recommandation : s’entraîner sous une bonne direction, avec une bonne discipline.



LA MARCHE

« Mon sport, à moi, c’est la marche. » J’ai encore dans l’oreille le son mi-pédant, mi-moqueur de ces paroles tant de fois entendues… tant de fois entendues et jamais simplement prononcées. C’est qu’elles constituaient dans la bouche des hommes qui les proféraient un bluff plus ou moins conscient. Car la marche dont ils parlaient n’était qu’une promenade et ne relevait à aucun degré du sport.

La marche en elle-même n’a jamais été un sport. On a tenté cette métamorphose. L’essai fut comique, ridicule. Les concours de marche sur piste qu’on annexa parfois au programme des réunions athlétiques en déshonoraient la beauté. À voir les jeunes hommes aux jambes robustes qui s’employaient à « tricoter » le plus vite possible au lieu de prendre le trot, il était patent que cette allure artificielle, contraire à la structure du corps, ne se recommande ni au point de vue de l’hygiène ni au point de vue d’une application utilitaire quelconque.

Pour que la marche se transforme en sport, il faut qu’interviennent l’obstacle ou la durée, ou les deux réunis. La vitesse n’est pas un élément acceptable. L’homme qui veut aller vite, court, et si sa course est coupée par des intermèdes de marche, c’est simplement pour lui permettre par des demi-repos opportuns de ménager utilement ses forces. Tout homme doit pouvoir et savoir courir ainsi que nous l’avons exposé plus haut. Donc l’élément vitesse n’entre pas ici en ligne de compte.

L’obstacle et la durée, par contre, peuvent faire du marcheur un sportif. Mais comme nous voilà loin du monsieur dont s’évoquait tout à l’heure la silhouette et qui se prétend sportif parce qu’il marche une heure ou deux — ou même trois chaque jour. Ce monsieur se promène, « prend de l’exercice ». À aucun moment, à aucun degré il ne fait du sport. Le sport commence aux environs du trentième kilomètre, à l’entrée de la forêt embroussaillée et ravinée qu’on va traverser ou au pied de la montagne qu’on va escalader. Il s’épanouit autour de la tente qu’on dresse à l’étape.

Et — je sais qu’on va me honnir et me traiter d’hérétique, mais j’ai de ce péril une si grande habitude qu’il m’est devenu indifférent — même ainsi, ce n’est pas un sport absolument complet. Le véritable alpinisme, ah ! oui, celui-là est complet et combien magnifique ! J’ai exposé jadis pourquoi il convenait de le classer parmi les sports de combat et quelle était la bataille puissante, réfléchie, tenace que l’alpiniste livrait à la montagne — par quelles ruses merveilleuses, par quels décevants mirages, par quels imprévus terribles celle-ci se défendait — comment enfin à lutter de la sorte se formait un riche trésor de connaissances et d’expérience permettant à qui le possède de goûter fortement la maîtrise de la nature… Seulement, ici encore, prenons garde au bluff. Pour un alpiniste, il y a neuf Tartarins. On ne peut guère se prétendre bon nageur, bon coureur, bon escrimeur, bon cavalier sans l’être ou bien sans que le mal-fondé de la prétention n’apparaisse bientôt. Il est plus aisé de se parer de la qualité d’amant de la montagne ; un grand nombre n’y manquent point.

L’alpinisme — le vrai — et la traversée de terrains difficiles ainsi mise à part, il reste la marche ordinaire, dont je viens de dire qu’elle ne devenait sportive qu’aux environs du trentième kilomètre et que, même ainsi, ce n’était pas un sport absolument complet. C’est que ce sport-là est de pure endurance. Non seulement il proscrit l’élan, l’ardeur excessive, la recherche du risque qui sont des caractéristiques psychologiques si essentielles en matière de sport mais ces caractéristiques, en y intervenant, l’annihileraient car la durée ne s’y obtient que par la prudence, la mesure, la sagesse… qualités austères dont il faut admettre comme naturel qu’elles ne suffisent pas à contenter la jeunesse.

Il va de soi que ce que je dis là ne s’applique pas à la « marche militaire ». Celle-là, collective, disciplinée, armée, voit intervenir des éléments qui en modifient complètement le caractère : but, moyens, satisfactions… tout diffère. Je ne parlais que du pauvre pékin, de celui auquel il arrive en vieillissant de dire pompeusement : « Mon sport, à moi, c’est la marche… » et d’avance, je cherchais à le mettre en garde contre son illusion de simple promeneur.



L’ÉQUITATION POPULAIRE

Avez-vous un cheval à votre disposition, que vous puissiez monter fréquemment ?… Alors, je ne m’occupe pas de vous. Avec quelques bons conseils et de la volonté, vous pouvez devenir un cavalier de deuxième ordre, sinon de premier. Ceux que j’ai en vue ici sont les jeunes garçons qui ont envie de monter à cheval et ne peuvent pas, faute de temps et surtout d’argent.

Tout garçon normal doit avoir envie de monter à cheval. La joie équestre est probablement la plus intense de toutes les joies sportives — et à coup sûr l’une des plus complètes. L’homme la devine rien qu’à regarder le cheval, si bien fait pour le porter. La vitesse et le rythme — les deux bases de cette joie — seront le prix du triple effort fourni par le cavalier : effort d’intelligence pour connaître l’individualité de l’animal et s’en bien servir ; effort de volonté pour se maîtriser soi-même, seul moyen de maîtriser sa monture ; effort corporel pour dresser les muscles à l’équilibre qu’exige une position inhabituelle et instable. Pour tout dire en trois mots, il s’agit d’être assoupli, confiant et attentif.

La confiance dépend pour une bonne part du degré d’assouplissement ; sans doute, le tempérament intervient ; une poltronnerie organique rendra les progrès lents, si elle ne les entrave pas tout à fait. Mais, en général, un garçon bien assoupli deviendra très vite confiant.

Or, que vaut ici l’assouplissement réalisé par la gymnastique et les sports ?… Rien du tout. C’est une expérience curieuse mais très probante, que de constater la maladresse musculaire du meilleur sportsman placé pour la première fois sur un cheval. Il a son apprentissage préalable à faire, tout comme un novice de l’équilibre. Et pourtant, combien son équilibre à lui devrait avoir d’avance ! Que de mouvements lui sont devenus familiers qui semblent être utilisables pour le sport équestre.

C’est là un mirage. Si vous passez en revue toutes les formes d’exercices, vous n’en trouvez point qui préparent véritablement le cavalier ; et cela tient à ce que la position de celui-ci l’oblige à prendre son point d’appui latéralement, par le contact des jambes, sur les flancs de sa monture ce qui, non seulement n’existe à aucun degré en gymnastique et en sport mais modifie de la façon la plus complète les conditions dynamiques du corps. On peut dire sans exagération qu’entre l’homme à pied qui repose perpendiculairement sur le sol et l’homme à cheval qui s’appuie latéralement sur l’animal existe une différence telle qu’elle supposerait chez le second une structure autre que chez le premier. À défaut d’une structure spéciale, il faut une adaptation spéciale, par conséquent, une gymnastique spéciale.

Cette gymnastique se pratique à cheval ; l’homme est « rompu » à l’équitation. Notez que voilà une expression imagée qui est constamment sur les lèvres de l’instructeur ; elle s’impose à lui tant elle peint bien le but auquel tendent ses efforts. Les leçons d’équitation s’allongent ainsi de toute une période préalable qu’il faut réduire si l’on veut populariser le sport équestre.

Le veut-on ? Et pourquoi non ?

Pendant longtemps, les cavaliers d’élite ont vu avec déplaisir toute aspiration de ce genre. Ils se représentaient leurs traditions les plus précieuses périclitant et sombrant au contact d’une vulgarisation dont, aussi bien, ils n’apercevaient aucunement l’avantage. Leur aristocratique chevalerie s’alarmait bien à tort puisqu’ils négligeaient d’apercevoir qu’en Angleterre — terre d’hippisme par excellence — l’équitation populaire et l’équitation d’élite prospéraient côte à côte depuis bien longtemps, sans se nuire le moins du monde l’une à l’autre. Mais quoi ! un Anglais — surtout à cheval — est, par définition, un « gentleman ». N’est-ce pas blasphémer que de prétendre hausser jusqu’à lui le « Sonntagsreiter » continental ?

On me pardonnera de ne pas m’attarder sur cette question de principe, ayant des observations pratiques à présenter qui vont déjà trop allonger ce chapitre. Je suis depuis longtemps acquis à la cause de l’équitation populaire. Le cavalier occasionnel est celui qui est capable, « sans avoir pioché l’épaule en dedans, l’appuyer ou les départs au galop, d’aborder un cheval moyen, de le monter avec confiance et de s’en servir utilement ». Ce cavalier-là, nous pouvons et devons le former. Il n’est pas indifférent que la France moderne devienne une nation équestre.



LA GYMNASTIQUE ÉQUESTRE

Le problème est donc le suivant : exercer le futur cavalier de façon efficace avant de le mettre à cheval, de manière à diminuer le nombre des séances consacrées à l’assouplissement spécial dont il a besoin.

Les conditions de cet assouplissement résident en ceci : obtenir de l’homme assis à cheval la fixité des genoux, la mobilité du tronc et l’indépendance des bras. Ces conditions une fois réalisées, la préparation préalable sera achevée.

Or l’appareil utilisable existe : on le nomme le cheval gymnastique ; il figure dans tout gymnase bien équipé. Mais il n’y sert qu’à la voltige et aux sauts. On le franchit de différentes façons et il permet de très jolies prouesses. Pas un instant il n’est employé à la préparation du cavalier. C’est que la position de celui-ci très anormale, avons-nous dit, par suite du changement de point d’appui, exige une contrainte véritable pour que le corps s’y soumette et s’y accoutume. La volonté n’est pas suffisante à organiser ladite contrainte : il conviendrait de l’aider matériellement.

On y parviendra en fixant les pieds de l’homme aux supports d’avant de l’appareil[1] au moyen de lanières souples et un peu lâches, passant à la hauteur de la cheville, de façon que les pieds ne soient pas entravés complètement, mais juste assez pour que le corps ressente une sensation de sécurité. Ainsi on pourra amplifier les mouvements de plus en plus et arriver à des déplacements de plus en plus rapides et énergiques du centre de gravité ; or toute l’équitation se ramène en somme à une question de centre de gravité.

Les haltères, la barre à sphères, les massues procurent à cet égard une première série d’exercices aptes à fixer le genou et la cuisse tout en permettant au tronc des flexions et des torsions progressives. Les mouvements qui s’exécutent à terre peuvent se répéter à cheval. Peu à peu l’homme s’habituera de la sorte à la pression latérale qui remplace pour le cavalier la pression perpendiculaire du piéton sur le sol.

Les lancers de la balle, du lasso, du poids, pratiqués des deux mains successivement, permettent d’intensifier fortement ces torsions et ces flexions ; puis viennent l’escrime de la canne ou du sabre ; enfin la boxe qui comporte le maximum d’effort. Là, il s’agit d’atteindre un adversaire auquel la facilité de circuler à pied autour de l’appareil permet de se dérober ou de se rapprocher à son gré. On comprend quelle activité musculaire devra déployer l’homme qui est sur l’appareil : activité des bras et du tronc pour accomplir la besogne habituelle du boxeur, et activité très différente des jambes pour se maintenir à cheval. S’il n’y avait pas les entraves des pieds aidant à l’équilibre, la chute interviendrait rapidement. Mais les entraves agissent assez pour que les coups de poing puissent être poussés à fond et pas assez pour que les genoux et les cuisses se trouvent dispensés de faire leur office de tenailles.

Le professeur de boxe avec lequel j’étudiais naguère cette méthode d’un nouveau genre n’était pas en mesure d’en apprécier la valeur hippique mais il la trouvait parfaite par rapport à son art et il se proposait de l’appliquer à ses élèves. « Jamais, disait-il, leurs obliques ne travaillent ainsi à terre. » Un jour, il m’en amena deux qui prirent chacun une leçon de trente minutes ; l’un — déjà très bon boxeur, bon gymnaste aussi, mais qui n’avait jamais enfourché un cheval — éprouva trente-six heures de violentes courbatures en suite de sa tentative ; le second — boxeur d’occasion mais qui avait fait son service dans la cavalerie — ne ressentit aucune fatigue. On peut juger par là à quel degré ces exercices répondent au but visé qui est, je le répète, d’obtenir l’assouplissement spécial propre à préparer le cavalier. On peut se rendre compte en même temps de l’exactitude de ce que j’avançais précédemment, à savoir qu’aucun autre sport, aucun autre agrès ne fournissent l’occasion d’exécuter les mouvements essentiels à cette préparation.

La gymnastique équestre ainsi pratiquée n’a qu’un défaut. Pour chaque élève, il faut un instructeur et un appareil. Mais, d’autre part, elle revêt un caractère assez violent pour qu’une durée de vingt à trente minutes suffise à une leçon vigoureusement menée. L’instructeur n’est nécessaire que pour la boxe ; les maniements d’haltères, lancers, etc., peuvent se faire sans lui. Enfin, ces vingt minutes épargneront au débutant une moyenne de deux à trois heures de manège. De toutes façons, l’économie réalisée est considérable.

Quant à l’intérêt et au plaisir sportifs, ils sont extrêmes.



À CHEVAL

Quel que soit le degré d’assouplissement spécial auquel un garçon préparé par la gymnastique équestre puisse parvenir, il n’est pas beaucoup plus avancé, cela va sans le dire, que le futur nageur qui a appris les mouvements sur le chevalet. Cette avance, pour être certaine, n’en a quand même que la valeur d’un préambule. Mais quand il s’agit d’un sport coûteux comme l’équitation, le préambule est doublement utile. Venons au sport lui-même. De même qu’en natation la surprise provient de l’impression produite par l’élément liquide et l’inquiétude est causée par la peur d’enfoncer, de même le novice est décontenancé à cheval par les mouvements de l’animal et tenaillé par la crainte de perdre l’équilibre et de tomber.

Pour engendrer l’accoutumance à ces mouvements, on conçoit qu’il faille en assurer la régularité. Or la régularité des allures, le manège la trouble par sa forme même et par ses dimensions beaucoup trop restreintes. Tel qu’il est, le manège est le pire ennemi de l’élève. Le vrai manège serait un champ clos affectant la forme d’un long rectangle terminé par deux hémicycles. Là, le cheval ne prendrait pas les habitudes de trottinage, de cahotement auxquelles, forcément, il est enclin dans le local étroit et renfermé où il sert d’initiateur et l’élève aurait le temps et le moyen de trouver son assiette et d’établir cette « liaison » entre lui et l’animal qui constitue l’alpha et l’oméga du sport équestre.

Le galop en ligne droite ou infléchie : peu de trot, pas d’angles ; telles sont les conditions d’un bon apprentissage de début. Autrement vous êtes à peu près certain que l’élève prendra tout de suite un point d’appui sur les rênes ce qui, non seulement formera un cran d’arrêt dans ses progrès mais deviendra la source première de la plupart des accidents qui lui arriveront par la suite. Combien de cavaliers formés qui « s’appuient » inconsciemment sur les rênes ! Faites-les soudainement trotter et galoper à la longe, les bras croisés : la gêne qu’ils en éprouveront sera intense… Cette leçon à la longe, ce n’est pas pour rien qu’elle était préconisée par les grands maîtres de jadis : seulement elle n’est guère démocratique et nous n’y pouvons plus recourir, sauf pour la voltige où sa pratique continue de s’imposer. Son principal avantage était précisément de permettre au corps d’acquérir le liant, la souplesse spontanée, et cela en dehors du souci de conduire le cheval et de la possibilité de s’accrocher à sa bouche. On peut dire vraiment que le premier problème de l’équitation populaire se ramène à ce simple terme : par quoi remplacer la leçon à la longe ?

Deux solutions se présentent : la leçon couplée et la promenade collective. Il faudrait pouvoir s’étendre un peu sur ces sujets. Mais voici que j’ai déjà donné à l’hippisme deux fois plus d’espace qu’aux autres sports ; je dois donc me borner ici à de très brèves indications.

L’exercice couplé suppose deux élèves de front, le plus avancé tenant, en plus du sien, le cheval voisin sur lequel est placé le novice, les mains libres. Sous la surveillance du maître, cette équitation couplée se déroulera avantageusement dans le vaste espace indiqué ci-dessus comme propre à fournir le meilleur des manèges. Quant à la promenade collective, elle permet d’utiliser, en les neutralisant, certains défauts du « cheval de manège » qui est en promenade solitaire un détestable éducateur alors qu’en troupe, il n’a point d’autre préoccupation que de demeurer avec ses congénères et de régler son allure sur la leur ; ainsi le novice, très peu préoccupé de le conduire et se mouvant d’ailleurs en ligne droite, peut se donner tout entier à sa gymnastique et y faire de plus rapides progrès.

La gymnastique équestre préparatoire forme ainsi un premier stage ; les exercices couplés constituent le second stage ; le troisième sera fourni par la promenade collective. Ensuite, il y aura lieu de ramener l’élève au manège pour lui faire travailler la volte au galop, d’abord sur une circonférence un peu vaste, puis avec un rayon progressivement diminué. Rien ne lui enseignera mieux comment on peut coordonner les effets de jambe avec les effets de main et acquérir ainsi de la précision dans le déplacer du cheval.

Le développement de l’équitation populaire soulève une autre question mais que je ne saurais songer à aborder ici. Diminuer le nombre des leçons, rendre les méthodes plus efficaces et plus rapides, c’est fort bien. Mais ne pourrait-on aussi apporter une aide intelligente à l’industrie privée pour l’achat des chevaux, ce qui permettrait à celle-ci de mettre à la disposition de la clientèle une cavalerie mieux appropriée à sa tâche et susceptible d’obtenir des résultats plus prompts ; car est-il besoin de rappeler que, dans une leçon d’équitation, le talent du maître et l’aptitude de l’élève ne sont pas seuls en jeu et qu’il faut encore considérer le cheval ? Sa structure et ses particularités locomotrices importent fort. Un homme à cheval représente une figure de mécanique qui varie grandement d’un cheval à un autre et ce ne sont pas les établissements à écuries disparates qui produisent les meilleurs élèves.



L’AVIRON

L’aviron de couple en bateau de course, sur une eau tranquille, constitue sans doute l’exercice musculairement le plus parfait et le plus complet. Seulement, on ne rame pas toujours en couple, on n’a pas toujours à sa disposition une embarcation de luxe et l’eau sur laquelle on se trouve n’est pas toujours tranquille.

Ainsi la distinction que d’aucuns veulent établir entre le marin d’eau douce et le marin d’eau salée n’a guère de base, encore qu’ils l’entretiennent eux-mêmes par quelque dédain réciproque. Le premier demeure un « artiste » aux yeux du loup de mer qu’est le second. En réalité, il n’y a point entre eux d’opposition. Tous deux attaquent, tirent et dégagent. Tous deux procèdent par cette même alternance de force et de souplesse qui fait l’excellence physiologique d’un tel exercice et aussi son charme psychologique car c’est le plaisir du rameur de se sentir une machine pensante, d’éprouver comment la force se forme en lui, se répand et s’écoule. Il s’agit donc d’un mécanisme à régler et d’un automatisme à créer. On comprend dès lors l’importance qu’il y a à éviter de prendre au début de mauvaises habitudes. Dans la plupart des sports, cette importance est considérable : ici, elle est absolument essentielle pour assurer la succession régulière de mouvements nettement déterminés. Ces mouvements provoquent l’action coordonnée des muscles des bras, des jambes, de l’abdomen et du dos et exigent des efforts à la fois précis et nuancés, durs et moelleux. Le rameur, du reste, doit viser la durée plutôt que la rapidité. Le bon rameur est celui qui tient longtemps. Or non seulement s’il distribue mal sa force, il en résultera de la maladresse technique mais cette force n’ayant pas été intelligemment économisée s’épuisera beaucoup plus vite. La force déployée par le rameur, si on la représentait sur un graphique, donnerait une courbe de montée rapide et de descente lente. Sa présence est inutile à l’attaque, nuisible au dégagement. L’attaque ne veut que de la franchise et de l’équilibre sans mollesse comme sans brusquerie. C’est à ce moment que la « machine » se trouve en plein fonctionnement et que la bonne entente des bras, des reins et des jambes doit produire ses effets dans l’ordre voulu. La force toujours harmonieusement distribuée décline alors de façon à permettre un dégagement léger et rapide. L’homme est prêt pour le retour agile et souple à la position d’attaque. C’est ce « retour » qui établira le rythme et assurera le rendement d’ensemble.

Par cette analyse esquissée, on peut se rendre compte de la grande valeur du sport de l’aviron et du rôle tout à fait prépondérant qu’il devrait jouer en culture corporelle raisonnée. Il a une autre caractéristique : le repos presque complet qu’il procure au système nerveux[2] Le rameur — une fois son automatisme bien établi et s’il est par ailleurs déchargé par la présence d’un barreur du soin de surveiller en se retournant sa propre route — le rameur n’a point à faire appel à ses nerfs ; hormis le cas de l’emballage final en course, la paix intérieure est en lui. Cette paix, il en jouit dans le cadre le plus reposant, dans l’air le plus pur, dans les conditions les plus saines. C’est pourquoi, lorsqu’il y a maintenant vingt-neuf ans, je résolus de travailler à « rebronzer la France » en introduisant les sports dans les lycées, l’aviron me parut, avec le football, l’exercice à encourager par excellence. Il en advint autrement ; les parents craignirent la dépense ; les chefs d’établissements eurent peur des responsabilités ; les Sociétés nautiques ne surent pas se mettre d’accord et les adeptes de la bicyclette et de la course à pied profitèrent à leur place de l’occasion favorable. Longtemps après, j’eus l’occasion de constater, en causant avec l’empereur Guillaume, que ce souverain, peu ami des sports, faisait une exception pour celui-là dont il pressentait la supériorité pédagogique.

Il me reste à indiquer comment on doit procéder avec le novice. Si j’avais à diriger à mon gré l’éducation nautique d’un jeune garçon, je commencerais par le faire ramer en couple sur une eau calme, dans une yole de mer à bancs fixes. Je le ferais ensuite ramer en pointe, successivement à tribord et à bâbord, avec un camarade, dans une yole de même type. Puis il aborderait, de nouveau en couple, le banc à coulisses. Et quand je serais certain que son automatisme et son rythme se dessinent bien, je le ferais entrer dans une bonne équipe bien dirigée. Ultérieurement, j’aurais soin qu’il rame un peu en mer et qu’il apprenne à godiller et j’en profiterais pour le rendre familier avec les éléments de la manœuvre des voiles. La conduite, très spéciale et très éducative, d’un canot canadien à la pagaie d’arrière compléterait cet apprentissage.



VÉLO, AUTO, SKI, ETC…

On a dit de l’automobilisme qu’il avait été un sport au temps de sa brillante adolescence et qu’il s’était, depuis lors, transformé en simple moyen de transport. La chose est assez exacte. Et sans doute, pourra-t-on en dire, quelque jour, autant de l’aéroplane. Mais le même propos fut appliqué à la bicyclette, cette fois bien à tort. La bicyclette est demeurée et demeurera un instrument de sport.

Aussi bien notre point de vue ici est un peu différent. Il s’agit de « gymnastique utilitaire », c’est-à-dire d’exercices de sauvetage, de défense et de locomotion. L’auto est bien un exercice de locomotion à condition de conduire soi-même et de ne pas rester tranquillement assis dans la voiture à regarder passer le paysage. Traction animale ou traction mécanique, il est bon de savoir conduire de façon à ne pas se trouver empêtré si l’obligation se présente de tenir les rênes ou le volant. Ce sont là, du reste, de très éducatives expériences. Tous n’ont pas l’occasion de s’y adonner. Mais si seulement l’occasion était saisie quand elle se présente !… Ce n’est guère le cas. Les parents n’aperçoivent pas l’intérêt de telles connaissances ; ils restent, malgré tout, imbus des vieilles doctrines qui dressaient l’homme à son futur métier ou l’accommodaient aux particularités de sa condition ; comme si métier et condition une fois fixés l’étaient immuablement pour toute la vie ! La démocratie cosmopolite a changé tout cela. Rien de certain, rien de permanent dans les existences d’aujourd’hui. Il convient à qui veut réussir d’être prêt à tout. Donc ne manquez pas d’apprendre à manœuvrer les machines qui se trouveront à votre portée : faites-le sans imprudence mais avec résolution. C’est bien là de la « gymnastique utilitaire ».

Il est toutefois d’autres engins dont le maniement ne comporte pas seulement l’exercice mais l’exercice sportif au sens le plus intense du mot. J’ai réclamé tout à l’heure pour que la bicyclette fut considérée comme relevant de cette catégorie ; il va de soi que le ski en relève également. L’un et l’autre sont des sports d’équilibre et aussi des sports d’excursion. Virtuoses de la vitesse et de l’endurance, ceux qui tournent indéfiniment dans l’affolant ovale du vélodrome ; virtuoses de l’habileté et de l’à-propos, ceux qui exécutent sur des pentes ardues les slalom et les telemark les plus compliqués. Mais, en vérité, le skieur et le cycliste sont, avant tout, des touristes par destination et, sous cet angle seulement, la gymnastique utilitaire doit les envisager.

Il ne faut pas croire que le tempérament excursionniste, si l’on peut employer une telle expression, se superposera de lui-même au tempérament virtuose. Le fignolage habituel au second empêche de s’enraciner chez le premier les tendances à l’audace, à la nouveauté, à l’esprit d’initiative et aussi à la persévérance, aux habitudes d’observation et de réflexion prudente qui font le solide et entreprenant touriste.

Le patin est infiniment moins « utilitaire » que le ski. C’est en somme un engin de pur agrément. Mais c’est un maître excellent en perfectionnement corporel par les équilibres rythmés qu’il provoque.

Vélo, auto, ski… l’expérience seule y donne la maîtrise. Acquérir cette expérience n’est pas à la portée de tous. Mais pour être à même de lire, il faut connaître l’alphabet. De même, pour profiter du perfectionnement, lorsqu’il s’offre, il faut avoir fait à temps son premier apprentissage. Voilà le grand principe qui est le fondement essentiel de la gymnastique utilitaire et qui, parce qu’il dérange des mentalités et des habitudes établies, a mis si longtemps à s’imposer. L’alphabet des exercices concourant au sauvetage, à la défense et à la locomotion, telle est de nos jours la base de l’éducation physique de l’adolescent normal. Plus tard on s’étonnera d’avoir tant tardé à le comprendre. L’enfant illettré entre les mains duquel on placerait un Victor Hugo ou un Loti serait bien avancé. Avant de faire usage du langage raffiné, on fait usage du langage élémentaire. En sport, la gradation est la même. Mais à quoi bon apprendre les éléments d’un exercice dans lequel on n’aura pas le moyen de se perfectionner ?… Voilà l’objection d’autrefois. À cet « à quoi bon ? » le temps présent répond : à devenir un débrouillard éventuel.

TRAVAUX MANUELS

La question du travail manuel à l’école et au collège n’a jamais pu être résolue de la bonne manière. Louis XVI avait assez de temps à lui pour pouvoir se livrer aux charmes du métier de serrurier quand il en avait fini avec les affaires de l’État. L’adolescent moderne trouverait malaisément le moyen de devenir apprenti charpentier dans l’intervalle de ses leçons trop multiples. Il n’en aperçoit pas, d’ailleurs, l’utilité ; les arguments à la Jean-Jacques par lesquels on l’inciterait à accepter cette surcharge risqueraient d’être accueillis par lui sans la moindre considération. Mais sous le couvert du sport, le travail manuel s’introduira très naturellement dans sa vie parce qu’il conçoit fort bien qu’il faille être à même de réparer et d’entretenir tout ce qui sert au sport. Ce « débrouillage-là » n’a guère besoin d’avocat : c’est un complément obligé de l’éducation physique virilement conçue et conduite.

Les travaux manuels connexes aux exercices physiques peuvent être répartis en quatre leçons auxquelles nous donnerons des qualificatifs aptes à les définir et à les différencier. Il y aura, si vous voulez bien : la leçon de chantier, la leçon d’écurie, la leçon d’atelier et la leçon de campement. La première comprendra la confection des nœuds marins, la fabrication du filet, le halage d’une embarcation, le lavage, le vernissage et la peinture de la coque, le calfatage d’une voie d’eau… etc. Ce sont les besognes qu’impose le voisinage de la mer ou du fleuve ; elles ouvrent la porte à une quantité de gestes adroits qui trouveront, dans l’existence, l’occasion d’applications imprévues.

La leçon d’écurie tourne autour du cheval ; il paraît superflu d’insister sur son caractère nettement utilitaire. Seller, desseller, atteler, dételer, soins élémentaires à donner à l’animal, nettoyage et entretien du harnachement, travail du cuir… voilà des connaissances qui ne sont point académiques mais qui préparent bien le régiment de cavalerie pour celui qui y passera et le remplacent un peu pour celui qui n’y passera pas.

Vient ensuite la leçon d’atelier, consacrée à l’arme et à la machine : démontage, nettoyage, réparation sommaire des bicyclettes et des autos, soins des armes blanches et des armes à feu. C’est le contact des minuties mécaniques dont le monde moderne est plein : un autre genre d’adresse plus fin, plus délicat, plus réfléchi mais singulièrement opportun.

Et, pour finir, la leçon de campement dont l’érection de la tente est le centre ; monter la tente, autour d’elle établir une clôture, creuser un fossé puis allumer un feu, faire cuire de la viande et des légumes, laver de la toile et de la flanelle : embryon de cuisine et de lessive, rappel de vie primitive, retour aux origines, au sein de la civilisation compliquée qui nous entoure habituellement et tend à nous faire oublier les rudes principes de la lutte ancestrale.

Constatez que cet apprentissage est simple à organiser et que la pédagogie excellente en est revêtue d’une perpétuelle parure de récréation et d’agrément. Quel adolescent, à moins d’être tristement maladif ou prématurément quintessencié d’art ou de poésie, se refuserait à goûter de si amusantes initiatives ?

Que faut-il pour les lui fournir ? Pas grand’chose. Le tout est à portée dans la moindre ville. C’est la volonté qui manque : volonté du père, volonté du maître, volonté de l’enfant. Cette dernière sera la plus rapide à susciter ; les autres se mobiliseront moins volontiers. Question de routine. Pour le mieux saisir, songeons à ce qui se passe au manège. Nous y envoyons nos enfants pour qu’ils apprennent à manier un cheval, à s’en servir. Et nous tolérons qu’on amène à un grand garçon de seize ans sa monture toute sellée et bridée et qu’un palefrenier soit là à la tenir pendant qu’il daigne l’enfourcher.

Cette ineptie quotidienne suffit à faire apercevoir toute la série des habitudes routinières qui ont élevé comme une haute palissade autour de l’organisation, pourtant si naturelle (et qui aurait dû naître spontanément), de travaux manuels sportifs servant de complément à l’éducation sportive. Mais il n’est pas trop tard pour obliquer dans cette direction salutaire. La vie scolaire y puisera un nouvel intérêt, la discipline individuelle en tirera du renfort et la « débrouillardise », cette qualité dont les poilus de 1914 ont fait une vertu, sera justement honorée par un culte efficace.



L’AIR ET L’EAU

Pour s’excuser de ne savoir point utiliser l’air et l’eau quand il s’agit de son perfectionnement physique, le petit Français a trouvé ce premier argument que cela prend du temps de se déshabiller.

Oui, cela en prend à madame sa mère dont la toilette est compliquée. Cela en prend aussi à mes camarades de cercle qui discutent avec les cabines voisines le scandale du jour ou la mode du lendemain en détachant leurs bretelles ou en défaisant leur cravate. Mais voyez-vous le lycéen qui ferait du tort aux maths ou à la géographie en remplaçant, pour se livrer à la gymnastique, son vêtement de ville par un petit jersey léger — à moins qu’il ne le remplace par rien du tout, ce qui vaudrait encore mieux ! Cette opération peut se faire en cinquante secondes. Si occupé que soit notre jeune homme, il a bien cinquante secondes à y consacrer, sans pour cela compromettre ses examens prochains.

Oui mais c’est qu’il n’y a pas de vestiaire. Second argument. Un vestiaire ? et pourquoi faire ? On ne peut pas se déshabiller en plein air ?… Vous le faites bien pour prendre un bain de mer ou un bain de rivière. Il est vrai que ce sont là des rites admis. Se déshabiller dehors pour faire de l’exercice n’est pas un rite admis. Quels drôles d’animaux nous sommes, tout de même, pour nous plier à ces contradictions irraisonnées et déraisonnables ! Les vestiaires, croyez-moi, sont de médiocres endroits. Si soignés soient-ils, l’odorat ne s’y croit pas en paradis. Au contraire, le vestiaire du bon Dieu, toujours lavé et ventilé, constitue le plus confortable des cabinets de toilette.

C’est même un cabinet de toilette avec douches. Malheureusement, nous ne savons pas les faire marcher à notre gré. La pluie est une douche très agréable à recevoir sur la peau nue. Je parie que vous n’avez jamais essayé. Vraiment, vous n’êtes pas curieux, et la méthode expérimentale n’est pas dans vos usages. Il faut tâter de toutes ces petites aventures-là quand on ne veut pas rester un empoté sans initiative et sans savoir-faire.

Mais, ceci dit en passant, je m’empresserai d’ajouter que les douches ne sont nullement nécessaires à la propreté. Pour être propre, il faut que l’eau coule en abondance sur votre corps, voilà tout. Je m’excuse de devoir donner une définition aussi simple mais on néglige si souvent de s’y arrêter ! Or, d’une part, vous ne pouvez vous considérer comme propre si, au sortir d’un exercice violent, vous ne vous arrosez pas copieusement et, d’autre part, vous ne pouvez pas vous livrer à de telles ablutions dans votre chambre à coucher sans risquer un procès avec le propriétaire. Alors, prenez tout bonnement un seau d’eau sur l’herbe, derrière le premier abri venu (la moindre pièce d’étoffe tendue sur des piquets vous isolera), plongez-y une grosse éponge d’écurie et, après vous être inondé, une simple serviette pelucheuse suffira à vous sécher.

Ce n’est pas plus malin que cela. Il ne faut, pour toute cette sauvagerie de civilisé, ni temps, ni vestiaire, ni robinet. De votre triple argument, rien ne subsiste… que la honte de n’avoir pas encore découvert ces procédés et d’avoir poussé la crainte de prendre froid jusqu’à vous abstenir si longtemps de vous déshabiller et de vous laver en plein air.

Voilà de bonnes accoutumances pour le temps de guerre, de salutaires rudesses auxquelles s’entraîner.

J’entends bien que vos parents, vos mamans surtout, assez portées à délicatiser vos quatorze et quinze ans, vont s’alarmer de mes conseils mais ce ne sera pas pour me faire reculer. J’aurais en réserve d’autres reproches à leur adresser. Ainsi donc, émancipez-vous du régime du cache-nez et du coton dans les oreilles et sachez bien qu’un homme n’en est pas un si l’air n’est pas son meilleur ami et l’eau sa fidèle confidente.



DANS VOTRE CHAMBRE

Le culte matutinal rendu à la gymnastique est chose récente et, sous sa forme présente, je ne le crois pas durable. C’est dommage, car il est excellent en soi ; mais il faut prendre les hommes pour ce qu’ils sont c’est-à-dire pour des êtres incapables de prolonger, au delà des délais marqués par la mode, un effort qui ne s’étaie ni sur la contrainte, ni sur l’agrément. Or il faut l’avouer, la gymnastique du matin n’est pas amusante et bien peu la sentent indispensable. On s’y livre parce qu’on voit le voisin s’y livrer, voilà tout ; et on le fait d’ailleurs avec un zèle très inégal et une ardeur qui ne va pas sans défaillances. N’y aurait-il pas moyen d’appuyer cette pratique sur des bases plus solides et d’en tirer ainsi un meilleur rendement ?

Pour cela, il faut chercher à en augmenter à la fois l’efficacité et l’attrait. La gymnastique individuelle du matin revêt en général un caractère anodin, homéopathique, qui est son pire défaut et qui provient de ce qu’elle s’exécute à mains libres, sans agrès intéressants et, le plus souvent, dans un espace trop restreint. Il semble possible de modifier certaines de ces conditions.

Et d’abord les mouvements que vous recommandent les différents manuels traitant de la question sont volontiers présentés comme composant une litanie de gestes successifs et essentiels, une manière de rite consacré. Il n’en est rien. Pourquoi tel mouvement plutôt que tel autre ? On serait très en peine de le dire et les arguments par lesquels cet exclusivisme cherche à se justifier sont simplement l’expression de la conception purement mécanique que certains physiologistes en arrivent à se faire du corps humain : conception qui n’est pas seulement insuffisante mais erronée et conduit, en pédagogie par exemple, à de néfastes erreurs.

Ce qui importe, ce n’est pas le mouvement lui-même mais la façon dont vous l’exécutez, l’attention que vous y prêtez, l’énergie que vous y mettez. Il y faut donc un incitant et quel meilleur incitant que celui auquel nous avons eu recours tout le long de ces études : l’incitant utilitaire ? Dès que les exercices du matin auront un sens défini, une raison d’être spéciale et directe, l’intérêt en sera suffisamment avivé pour qu’ils aient chance de s’incruster peu à peu dans la vie de chacun et d’y prendre la puissance d’une habitude impérieuse.

Eh bien ! rien n’empêche de choisir, de préférence aux mouvements généraux n’ayant point d’application précise, ceux qui servent aux sports de sauvetage, de défense et de locomotion. Ce seront comme les gammes de ces sports-là, des gammes quotidiennes qui entretiendront l’acquis et prépareront le perfectionnement éventuel.

Vous n’imaginez pas tout ce que l’on peut faire avec une table et deux chaises robustes. Une couverture pliée en quatre et posée sur l’une des chaises la transforme en un confortable chevalet de natation sur lequel la brasse se travaille à merveille. Les deux dossiers, après que vous les aurez enjambés dans tous les sens, vous procureront un embryon de barres parallèles. Et ces barres parallèles improvisées se orneront ensuite à votre gré en haltères propres à exiger à la fois de la force et de l’adresse. Vous pouvez sauter la chaise à pieds joints et la table avec appui des mains. Les exercices de renversement, les pieds pris sous un bois de lit, maintiendront en bonne forme le rameur que vous êtes et si vous les combinez avec l’usage d’un extenseur bien placé, vous aurez une sorte d’image assez complète de ce qu’exigerait de vous une yole à coulisses.

Fixez maintenant au mur un bon rembourrage sur lequel, ayant plastronné des deux mains avec le léger fleuret en bien soignant votre allonge, vous pourrez vous escrimer du pied et du poing comme un honnête boxeur, en attendant de jouer de la canne au milieu de la chambre.

Enfin, nu-pieds sur un tapis, on entretient son souffle en courant sur place quelques minutes. Et si je ne craignais de devenir obscur dans mes explications, j’indiquerais encore d’autres mouvements plus complexes, propres au cavalier ou au cycliste. Tout cela, il est vrai, ne fait point du lancer ni surtout du grimper mais êtes vous bien sûr de ne pouvoir, à portée et sans beaucoup de frais, trouver à satisfaire ce besoin-là ? Il y a plus d’endroits qu’on ne pense où puisse s’attacher une corde lisse !

Ingéniez-vous, que diable ! Ne faites-vous point partie de la confrérie de Saint Débrouillard ! Aidez-vous, il vous aidera !



POURQUOI DONC, CETTE MANIE DE NUDITÉ ?…

C’est en ces termes que beaucoup de parents s’expriment au sujet d’une pratique qui leur apparaît comme une des formes du maboulisme contemporain et qu’ils s’étonnent de ne pas voir emporter par le vent de la mode aussi vite qu’elle était venue.

Jadis, les Grecs l’avaient instaurée… Affaire de climat, disent volontiers les inexperts, sans se rendre compte que, précisément, les terres de soleil ne sont pas les plus propices à cet égard. Cette fois, du reste, la nudité nous est arrivée du Nord. C’est à un Danois, l’ingénieur J. P. Muller, qu’on en doit la réapparition. En quelques années, il a conquis la Scandinavie et fait école en Allemagne et en Amérique. Son petit volume détient, si je ne m’abuse, le record tant en ce qui concerne le total des exemplaires vendus que le nombre des idiomes en lesquels il fut traduit : chiffres fabuleux qui établissent nettement que le caprice de la mode n’a rien à voir ici.

Entraînés par leur enthousiasme, des disciples exaltés ont, toutefois, perdu de vue le point central de la question. Pour eux, la nudité serait l’état normal de l’homme dont l’aurait détourné l’erreur d’une civilisation inintelligente. Ceci est simplement absurde. La nature couvre de poil ou de plume les animaux qui ne savent point confectionner leurs vêtements et si l’homme s’avisait de vivre désormais dépouillé des siens, elle aurait tôt fait de le recouvrir d’une pareille toison. Le premier luxe du sauvage qui se civilise est de se loger et de se vêtir, de chercher l’abri contre les intempéries et de bien clore sa demeure.

Il est aussi ridicule de prétendre que l’homme doit vivre exposé à l’air que de vouloir le faire vivre dans l’eau. L’analogie est parfaite entre les deux cas, car il en est de l’usage bienfaisant de l’aérothérapie comme il en est de celui de l’hydrothérapie. Seulement, la seconde n’est jamais complètement sortie de nos mœurs alors que nous avions oublié la première.

Le vrai terme à employer serait donc celui d’aérothérapie qui répond à un raffinement de civilisé et non celui de nudité qui évoque l’idée d’une régression barbare. Mais, question de mots, question vaine.

Venons à l’examen de la chose en elle-même. L’homme y puise : de la force, du plaisir, du perfectionnement.

De la force, on la sent venir tout de suite. Le bien portant a à peine besoin d’accoutumance. Les effets physiologiques ont été abondamment décrits depuis deux ou trois ans. Ils se résument en ce résultat général : l’oxydation du corps, partant : la circulation activée, le sang enrichi, les tissus fortifiés, toute l’usine humaine mise à même de recevoir plus de matières premières et de les utiliser totalement. Et ce sont alors des quantités de petites misères, de petits malaises contre lesquels on est prémuni ou qui disparaissent et, en cas de maladie, l’assurance d’une convalescence hâtive, d’une réfection plus rapide.

Le plaisir est exquis. Une course dans l’herbe encore humide de rosée avec la caresse de la brise sur la poitrine et sur les bras est une des plus parfaites voluptés qui soient au monde. La nature entière semble pénétrer en vous : tous vos membres respirent à la fois. Vous éprouvez, en quelque sorte, l’œuvre chimique qui s’accomplit et la joie de vivre s’en trouve accrue jusqu’au diapason inespéré.

Le perfectionnement corporel est indéniable encore qu’il ne soit pas très facile d’en donner les motifs, scientifiquement parlant. La source, sans doute, en réside dans l’aisance assurée aux mouvements. J’indiquais, il y a neuf ans, dans la Revue olympique, qu’en entraînant, l’un vêtu, l’autre nu, deux jeunes gens de forces et de conditions égales, on arriverait très vite à établir une différenciation considérable au profit du second. L’expérience est en train de confirmer cette thèse, sinon en ce qui concerne un champion doué d’avantages exceptionnels, du moins dès qu’il s’agit de la moyenne des sujets. Tout garçon, tout jeune homme qui s’entraînera, à quelque exercice que ce soit, sans vêtements, y progressera plus vite que celui qui s’entraînera vêtu.

L’aérothérapie, plus douce que l’hydrothérapie, n’exige pas les mêmes restrictions. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre, pourtant, qu’il faille l’aborder sans précaution aucune et qu’aucun abus n’en puisse jamais résulter. Mais, d’une façon générale, elle apparaît à la fois admirablement agissante et douée d’une singulière innocuité. Les difficultés qui s’opposent volontiers à sa diffusion sont d’un ordre tel qu’il appartient à l’opinion publique d’en avoir raison. Cette évolution s’accomplira d’elle-même et très aisément.

Et que les moralistes se rassurent : la morale, aucunement, n’en souffrira.



LA SUPÉRIORITÉ DU FOOTBALL

À propos de l’introduction de certains jeux dans le programme d’instruction militaire d’une armée voisine, je lisais, ces temps-ci ce jugement péremptoire promulgué par un chroniqueur anonyme : « On a banni avec raison le football du programme, ce jeu ayant une valeur physiologique très discutable. » Cela m’a rappelé le vœu d’un brave écrivain qui, en 1894, après m’avoir félicité d’avoir osé rétablir les Jeux olympiques, me prédisait la gratitude des archéologues parce que, disait-il en terminant son article, « cette belle initiative pourrait bien avoir pour résultat de faire retrouver l’antique Olympie sur l’emplacement de laquelle on n’est point d’accord ». Il ignorait tout simplement qu’on eût exhumé les ruines d’Olympie et même l’Hermès de Praxitèle par-dessus le marché… Il retardait. Ceux qui discutent « la valeur physiologique du football » retardent, eux aussi. Il y a bel âge que la valeur en est acquise et non seulement au point de vue physiologique mais encore au point de vue moral et au point de vue intellectuel.

Physiologiquement parlant, le football combine un certain nombre d’excellents sports dont les principaux sont : la course, le saut, la lutte et le lancer. Le joueur qui n’est pas endurant pour courir, prompt à bondir, habile à viser, ingénieux à saisir ne fait pas un partenaire désirable. Et voilà déjà, vous le reconnaitrez, un certain nombre de groupements, de coordinations musculaires qui se trouvent intéressés dans l’action d’ensemble provoquée par le jeu. Comment cette action ne se répercuterait-elle pas sur l’organisme de façon favorable ? Aussi bien le total des efforts fournis peut être excessif mais ce ne sera pas en tous les cas cet excès dans le spécialisme contre lequel les théoriciens s’élèvent avec tant de véhémence. Le fait même qu’au cours de la partie, la course se mue en lutte et que le lancement succède aux bonds implique une alternance de mouvements, une diversité d’efforts qui ne permettent pas au surmenage localisé de s’établir.

On dira peut-être que cela est le propre des jeux en général, notamment des jeux de ballon. Or la généralisation n’est pas exacte. Prenez le tennis, par exemple, ou la paume ou même ce jeu de ballon au poing si en faveur dans plus d’une région : ils offrent tout l’inverse des particularités que nous venons d’inscrire au crédit physiologique du football ; les mouvements s’y reproduisent indéfiniment les mêmes et le caractère d’ensemble est aussi one-sided que possible.

Mais ce n’est là qu’un des aspects de la supériorité du football. Ce qui le distingue nettement de tout autre jeu, ce sont les qualités intellectuelles et morales qu’il met en réquisition. Pour former une bonne équipe bien homogène, il ne faut pas seulement un capitaine doué de sang-froid, d’observation, de décision, il faut encore des équipiers pleins d’abnégation ; c’est là le point central. Par là, le football s’annonce comme l’école primaire de la vertu civique. Faciliter à son camarade l’action d’éclat qu’on aurait pu accomplir soi-même mais dans laquelle il se trouve mieux placé pour réussir, tel est le secret du succès de l’équipe : et c’est aussi le secret premier de toute grandeur nationale. Savoir tour à tour agir et s’abstenir, obéir et se dévouer, se taire et réparer la faute d’autrui… comment le jeu qui fournit l’occasion d’un pareil entraînement ne serait-il pas proclamé supérieur ?

La stratégie qu’il comporte n’est pas née tout d’un coup. Depuis la lointaine soule qui jadis, au temps du roi Charles v, mettait aux prises de village à village les mariés et les célibataires, jusqu’au présent rugby, l’évolution n’a sans doute pas cessé. Qui a trouvé cette règle du « off side » d’une ingéniosité si curieuse et d’où dépend, en somme, presque toute la savante complication du football ? « Il y a dans un bon chef de football, me disait jadis un Anglais éminent, l’étoffe d’un futur chef d’armée. » Le mot est intéressant à citer à l’heure où les hommes de France et d’Angleterre jouent au football, aux instants de répit, tout le long des tranchées historiques de la grande guerre.

Parce que, jusqu’ici, au cours de ces études, je me suis appesanti sur des exercices directement utilitaires, sur les sports individuels concourant au sauvetage, à la défense, à la locomotion, on pourrait conclure à une modification dans mes jugements antérieurs. Or le rapport que, vers 1890 si je ne m’abuse, je présentai à une réunion universitaire à la Sorbonne et qui fut ensuite publié dans la Revue pédagogique, je le signerais à nouveau sans y rien changer. Il faisait du football la pierre angulaire de la récréation virile. Tous les éducateurs français qui, depuis lors, ont eu recours à sa féconde influence s’en sont félicités.

COMMENT SE SERVIR DU RECORD ?

Le record est, aux yeux de bien des gens, un personnage inquiétant. On voit en lui l’introducteur du surmenage — non plus de ce surmenage scolaire dont on s’alarmait à l’époque où le mot fut créé et qui a trouvé dans le développement des exercices physiques son contre-poids naturel mais du surmenage musculaire dont les néo-alarmistes entrevirent bien prématurément le discutable péril. Ajoutez à cela que le record se revêt d’exactitude rigide et apporte avec lui des instruments de contrôle d’une précision mathématique. Son aspect participe ainsi d’une sorte de solennité qui lui donne du prestige mais un prestige d’espèce redoutable.

En réalité, le record est tout simplement le condiment du perfectionnement musculaire. Impossible de se passer de lui. Il entrerait par la fenêtre si on le mettait à la porte. Traitant de ce qui le concerne, dans ma Gymnastique utilitaire[3], j’émettais jadis le vœu que chacun se constitue un petit carnet de poche dans lequel voisineraient trois espèces de records : d’abord les records du monde que détiennent les grands champions et qu’il est bon de connaître, « non pour y aspirer ou les envier mais simplement pour savoir jusqu’où peuvent atteindre les facultés humaines et sentir combien les siennes sont éloignées de la limite possible : comparaison qui, demeurant présente à l’esprit, enseigne simultanément la valeur de la persévérance et l’opportunité de la modestie ». À côté de ces chiffres sensationnels, il s’agissait d’inscrire les « records moyens ». Voilà une expression qui peut surprendre en ce qu’elle a quelque apparence contradictoire ; elle dépeint pourtant assez exactement ce à quoi elle s’applique. Le « record moyen », c’est, pour chaque sport, « le résultat auquel peut viser, selon son âge, la condition de sa santé et la fréquence de ses exercices, un homme de force moyenne ». Combien de temps courir ? Quelle hauteur ou quelle longueur sauter ? Quel poids soulever ? Combien de minutes nager ? Combien d’heures rester à cheval ou à bicyclette ? Combien de kilomètres franchir à pied ?…

Ces renseignements-là ne peuvent évidemment pas revêtir un caractère absolu ; il serait déraisonnable de s’y référer comme à une prescription scientifique. N’empêche que le tableau d’ensemble formé par tous ces chiffres aurait une valeur réelle d’encouragement. Les directeurs de gymnases, en Amérique, ont inventé un « homme normal » en se basant sur les dimensions, le poids, etc… Ils vous invitent à vous efforcer de ressembler à cet individu conventionnel. Leurs discours n’ont pas toujours une action profonde. C’est que l’idéal anthropométrique manque de prestige sur l’imagination. L’idéal utilitaire a une tout autre puissance. L’homme vraiment « normal » puise ce caractère dans ses capacités plutôt que dans ses formes ; et rien n’établit que la capacité dépende de la forme. Des proportions parfaitement justes réjouissent l’esthétique mais ne promettent pas un débrouillard. Ce ne sont donc pas des mesures données auxquelles il faille chercher à atteindre mais des facultés qu’on doit chercher à conserver, les ayant acquises : telles les facultés de courir, celles de sauter, de grimper, de ramer, de galoper… Les « records moyens » établis par exemple pour les âges de trente, quarante, cinquante, soixante ans, seront comme des poteaux indicateurs jalonnant la route de la valeur corporelle à travers la vie.

Sur le petit cahier, il y aura une troisième colonne. Là, vous inscrirez vos médiocres performances et les progrès relatifs que votre persévérance vous aura permis d’accomplir car on progresse musculairement à tout âge ou du moins très avant dans l’âge mûr, malgré que l’opinion inverse soit faussement répandue.

Ainsi, les trois records : le mondial, le moyen, le personnel, voisineront sur votre carnet. Ce seront les éléments de votre examen de conscience physique.

On demandait « comment se servir du record » ; voilà le meilleur moyen.



N’OUBLIEZ PAS !

Et voici l’ultime précepte de la gymnastique utilitaire : n’oubliez pas ; ne laissez pas se rouiller en vous ce que la pratique, même embryonnaire, de tous ces exercices y a déposé…

La mémoire des muscles est une personne de bonne volonté. Elle se prête à de longs silences et accueillera vos appels, s’ils ne sont pas trop distancés, avec une indulgente bienveillance. Sans doute, plus vous avancerez en âge, plus ces appels devront être fréquents mais il s’agit d’une fréquence bien relative. Quoi ! en six mois, ne trouverez-vous pas le moyen de monter deux fois à cheval, de ramer quelques kilomètres, de faire deux ou trois assauts d’armes et de prendre quatre ou cinq leçons de boxe ? N’arriverez-vous pas à courir et à sauter pendant une demi-heure, de temps à autre ? Avec la gymnastique matinale, cela suffirait parfaitement à vous maintenir en cet état de demi-entraîné si conforme à l’équilibre fondamental de notre nature. Le demi-entraîné est, en effet, « l’homme qui peut à tout moment substituer à sa journée habituelle une forte journée de travail musculaire sans dommage pour sa santé, sans que, le soir, son appétit ou son sommeil s’en ressentent, sans qu’il éprouve autre chose que de la saine fatigue[4]. » Acceptez cette définition. Voici onze ans que je l’ai donnée. Elle est bonne et pose le critérium qui convient. L’homme désirable pour le bien du pays, c’est le demi-entraîné. Songez à tout ce que cela représente au triple point de vue de la santé individuelle, de la confiance en soi et de la capacité productive ! Ne vaut-il pas de faire effort pour continuer à compter dans les rangs de cette bienfaisante phalange ?

De quelle nature sera l’effort ?… Ce sera un effort de volonté. Il s’agit de lutter avec la paresse et de la vaincre. Mais, lorsque nous entrons en bataille contre la paresse intellectuelle, nous pouvons revenir à la charge de façon incessante, autant de fois que nous en avons le courage. L’ennemi est toujours là, exposé à nos coups répétés. Au contraire, la paresse sportive ne peut être combattue que lorsque l’occasion de l’acte sportif se présente. Cette occasion, il faut que la volonté se tienne prête à bondir sur elle pour la saisir au passage. Or l’attrait devrait y aider en proportion de la rareté et c’est le contraire qui a lieu. Il y a ici un phénomène de psychologie sportive que j’ai commencé d’analyser ailleurs ; dans ces articles, le temps et l’espace me manquent pour faire autre chose que le signaler. Plus il s’est écoulé de temps (dans les limites fixées par la mémoire des muscles, bien entendu) depuis que vous n’avez ramé ou monté à cheval, depuis que vous n’avez fait de la bicyclette ou de l’escrime, plus le désir de ces exercices devrait être ardent en vous. Or si vous Laissez agir simplement la nature, ce désir semble s’atténuer ou plutôt il perd la force de s’exprimer. Sans chercher, pour le moment, à l’expliquer, tenons compte de ce fait qui se traduit généralement par un « à quoi bon ? » significatif. À quoi bon monter à cheval ou ramer ou faire de l’escrime une fois en passant ?

C’est justement cette « fois en passant » qui importe. Non seulement elle est intéressante par le plaisir qu’elle procure mais surtout par l’« entretien » qu’elle assure.

Donc la volonté doit se tendre sur l’application de la résolution suivante. Dites-vous : je ne laisserai désormais passer aucune occasion de pratiquer quelqu’un des sports dont j’ai acquis la connaissance élémentaire. Toutes les fois que, dans des conditions raisonnables, je me trouverai à même de ramer, de nager, de monter à cheval, de conduire une auto, de faire une course à bicyclette, un assaut d’armes, une passe de boxe ou de lutte… je me considérerai comme engagé par serment vis-à-vis de moi-même à en profiter.

Telle est la recette pour s’entretenir. Ce n’est pas seulement la meilleure, c’est la seule. Croyez-en une vieille expérience : il n’y en a point d’autre. Par là seulement vous demeurerez ce demi-entraîné dont je traçais tout à l’heure la silhouette. Spencer a dit une parole qui m’a toujours paru infiniment regrettable, non pas en elle-même mais par les conclusions que le public se croit autorisé à en tirer. Spencer a dit qu’il importait à une nation d’être composée de « bons animaux ». Son intention était juste mais l’animalisme ainsi proclamé est loin d’être le dernier mot de la sagesse nationale. Par contre, tout le monde sera d’accord pour me concéder qu’il est d’un suprême intérêt pour un État moderne que tous ses administrés soient des « demi-entraînés ».

  1. Pour cette gymnastique équestre, j’avais d’abord préconisé la construction d’appareils d’un modèle un peu différent du cheval gymnastique ordinaire (voir la Gymnastique utilitaire, pages 54 et 55). Des expériences ultérieures m’ont fait renoncer à cette exigence. Le cheval habituel, pour peu qu’il soit assez large et arrondi et pourvu de montants carrés en bois et non de minces montants de fonte, sera d’un meilleur usage. Et ainsi il n’y aura aucune dépense nouvelle de matériel.
  2. C’est en considération de ce fait que, dans mes Essais de Psychologie sportive, j’ai indiqué le renfort que pouvait apporter l’aviron au traitement d’un grand nombre de neurasthéniques, auxquels il s’agit le plus souvent de rendre le sentiment viril et le goût de la force, sans avoir recours à leur influx nerveux, dont le réservoir semble s’être vidé momentanément.
  3. Page 139 et suivantes.
  4. La Gymnastique utilitaire, page 131.