Lazare (Auguste Barbier)/Shakspeare

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Shakspeare

SHAKSPEARE.

Hélas ! hélas ! faut-il qu’une haleine glacée
Ternisse le front pur des maîtres glorieux,
Et faut-il qu’ici bas les dieux de la pensée,
S’en aillent tristement comme les autres dieux !

De Shakspeare aujourd’hui les sublimes merveilles
Vont frapper sans émoi les humaines oreilles ;
Dans ses temples déserts et vides de clameurs,
À peine trouve-t-on quelques adorateurs.

Albion perd le goût de ses divins symboles,
Hors du vrai par l’ennui les esprits égarés
Tombent dans le barbare, et les choses frivoles
Parlent plus haut aux cœurs que les chants inspirés.

Et pourtant quel titan à la céleste flamme
Alluma comme lui plus de limons divers !
Quel plongeur, entr’ouvrant du sein les flots amers.
Descendit plus avant dans les gouffres de l’ame ?

Quel poète vit mieux au fond du cœur humain
Les sombres passions, ces reptiles énormes,
Dragons impétueux, monstres de mille formes,
Se tordre et s’agiter ? quel homme de sa main


Sut, comme lui, les prendre au fort de leurs ténèbres,
Et, découvrant leur face à la pure clarté,
Faire comme un Hercule au monde épouvanté
Entendre le concert de leurs plaintes funèbres ?

Ah ! toujours verra-t-on, d’un pied lourd et brutal,
Sur son trône bondir la stupide matière,
Et l’Anglais préférer une fausse lumière
Aux sublimes reflets de l’astre impérial ?

C’en est-il fait du beau sur cette terre sombre,
Et doit-il sous la nuit se perdre entièrement ?
Non, non, la nuit peut bien jeter au ciel son ombre.
Elle n’éteindra pas les feux du firmament.

Ô toi qui fus l’enfant de la grande nature,
Le plus fort nourrisson qu’elle ait jamais porté ;
Toi qui, mordant le bout de sa mamelle pure,
D’une lèvre puissante y bus la vérité ;

Tout ce que ta pensée a touché de son aile,
Tout ce que ton regard a fait naître ici-bas,
Tout ce qu’il a paré d’une forme nouvelle
Croîtra dans l’avenir sans crainte du trépas.

Shakspeare ! vainement sous les voûtes suprêmes
Passe le vil troupeau des mortels inconstans,
Comme du sable en vain sur l’abîme du temps
L’un par l’autre écrasés s’entassent les systèmes ;

Ton génie est pareil au soleil radieux
Qui, toujours immobile au haut de l’empirée,
Verse tranquillement sa lumière sacrée
Sur la folle rumeur des flots tumultueux.