Lazare (Auguste Barbier)/Le Spleen
C’est moi, — moi qui, du fond des siècles et des âges,
Fis blanchir le sourcil et la barbe des sages ;
La terre à peine ouverte au soleil souriant,
C’est moi qui, sous le froc des vieux rois d’Orient,
Avec la tête basse et la face pensive,
Du haut de la terrasse et de la tour massive,
Jetai cette clameur au monde épouvanté :
Vanité, vanité, tout n’est que vanité !
C’est moi qui mis l’Asie aux serres d’Alexandre,
Qui plus tard changeai Rome en un grand tas de cendre,
Et qui, menant son peuple éventrer les lions,
Sur la pourpre latine enfantai les Nérons :
Partout j’ai fait tomber bien des dieux en poussière,
J’en ai fait arriver d’autres à la lumière,
Et sitôt qu’ils ont vu dominer leurs autels,
À leur tour j’ai brisé ces nouveaux immortels.
Ici-bas rien ne peut m’arracher la victoire.
Je suis la fin de tout, le terme à toute gloire,
Le vautour déchirant le cœur des nations,
La main qui fait jouer les révolutions ;
Je change constamment les besoins de la foule,
Et partant le grand lit où le fleuve humain coule.
Ah ! nous te connaissons, ce n’est pas d’aujourd’hui
Que tu passes chez nous et qu’on te nomme ennui !
Prince des scorpions ! fléau de l’Angleterre !
Au sein de nos cités fantôme solitaire,
Jour et nuit l’on te voit, maigre et décoloré,
Courir on ne sait où comme un chien égaré.
Que de fois, fatigué de mâcher du gingembre,
Dans ton mois le plus cher, dans ton mois de novembre,
À d’horribles cordons tu suspends nos enfans,
Ou leur ouvres le crâne avec des plombs brûlans !
Arrière tes couteaux et ta poudre maudite,
Avec tes instrumens va-t-en rendre visite
Aux malheureux chargés de travaux continus !
Ô sanglant médecin ! va voir les gueux tout nus
Que la vie embarrasse, et qui, sur chaque voie,
Présentent à la mort une facile proie ;
Les mille souffreteux qui, sur leurs noirs grabats,
Se plaignent d’être mal, et de n’en finir pas ;
Prends le monstre, et d’un coup termine leurs misères ;
Mais ne t’avance pas sur nos parcs et nos terres,
Respecte les richards, et ne traîne jamais
Ton spectre maigre et jaune autour de nos palais.
Eh ! que me font à moi les soucis et les plaintes,
Et les gémissemens de vos races éteintes !
Il faut bien que, jouant mon rôle de bourreau,
Je remette partout les hommes de niveau.
Ô corrompus ! ô vous que mon haleine enivre,
Et qui ne savez plus comment faire pour vivre ;
Qui sans cesse flottant, voguant de mers en mers,
Sur vos planches de bois arpentez l’univers ;
Cherchez au loin le vin et le libertinage,
Et, passant par la France, allez voir à l’ouvrage
Sur son rouge établi le sombre menuisier
Travaillant un coupable et le rognant d’un pied ;
Semez l’or et l’argent comme de la poussière ;
Pour vos ventres blasés fouillez l’onde et la terre ;
Inventez des plaisirs de toutes les façons,
Que l’homme et l’animal soient les sanglans jetons,
Et les dés palpitans des jeux épouvantables
Où viendront s’étourdir vos ames lamentables ;
Qu’à vos ardens regards, sous des poings vigoureux,
Les hommes assommés tombent comme des bœufs,
Et que, sur le gazon des vallons et des plaines,
Chevaux et cavaliers expirent sans haleines ;
Malgré vos durs boxeurs, vos courses, vos renards,
Sous le ciel bleu d’Espagne ou sous les gris brouillards,
Et le jour et la nuit, sur l’onde, sur la terre,
Je planerai sur vous, et vous aurez beau faire,
Nouer de longs détours, revenir sur vos pas,
Demeurer, vous enfuir : vous n’échapperez pas.
J’épuiserai vos nerfs à cette rude course,
Et nous irons ensemble, en dernière ressource,
Heurter, tout haletans, le seuil ensanglanté
De ton temple de bronze, ô froide cruauté !
Ennui ! fatal ennui ! monstre au pâle visage,
À la taille voûtée et courbée avant l’âge ;
Mais aussi fort pourtant qu’un empereur romain,
Comment se dérober à ta puissante main ?
Nos envahissemens sur le temps et l’espace
Ne servent qu’à te faire une plus large place,
Nos vaisseaux à vapeur et nos chemins de fer
À t’amener vers nous plus vite de l’enfer.
Lutter est désormais chose inutile et vaine,
Sur l’univers entier ta victoire est certaine ;
Et nous nous inclinons sous ton vent destructeur,
Comme un agneau muet sous la main du tondeur.
Verse, verse à ton gré tes vapeurs homicides,
Fais de la terre un champ de bruyères arides,
De la voûte céleste un pays sans beauté,
Et du soleil lui-même un orbe sans clarté ;
Hébête tous nos sens, et ferme leurs cinq portes
Aux désirs les plus vifs, aux ardeurs les plus fortes ;
Dans l’arbre des amours jette un ver malfaisant,
Et sur la vigne en fleurs un rayon flétrissant ;
Mieux que le vil poison, que l’opium en poudre,
Que l’acide qui tue aussi prompt que la foudre,
Que le blanc arsenic et tous les minéraux,
Ouvrages ténébreux des esprits infernaux,
Fais circuler le mal sur le globe où nous sommes ;
Jusqu’au dernier tissu ronge le cœur des hommes ;
Et lorsque bien repu, vampire sensuel,
À tes lèvres sans feu le plus chétif mortel
Aura livré sa veine aride et languissante ;
Que la terre vaincue et toujours gémissante
Aux bras du suicide abandonne son corps,
Et sombre coroner, que l’ange noir des morts,
Rende enfin ce verdict sur le globe sans vie :
Ci-gît un monde mort pour cause de folie.