Lazare (Auguste Barbier)/La Nature

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La Nature

LA NATURE.

I.

LES DÉFRICHEURS.


Invisibles pouvoirs, souffles impérieux,
Monarques qui tenez l’immensité des cieux,
Vents qui portez le frais aux ondes des fontaines,
Les ondes aux grands bois, les semences aux plaines,
Et jetez à longs flots les flammes de l’amour
À tout ce qui respire et ce qui voit le jour,
Défendez vos forêts, vos lacs et vos montagnes !
Et toi, sombre empereur des humides campagnes,
Qui tiens étroitement, comme un Triton nerveux,
La terre toute blonde en tes bras amoureux,
Redouble tes clameurs, tes murmures sauvages,
Dévore, plus ardent, le sable de tes plages ;
Hérisse sur ton front tes cheveux souverains,
Et de l’abîme noir levant tes larges reins,
Pour garder les trésors de ta plaine écumante,
Fais voler jusqu’au ciel la mort et l’épouvante ;
Ô vieil Océanus ! ô père tout-puissant !
Tes fureurs aujourd’hui ne sont que jeux d’enfant !
Que nous font les cent voix des bruyantes tempêtes,
Les mondes dans les cieux se brisant sur nos têtes ?
L’éclair livide et jaune et la foudre en éclats

N’ébranlent pas notre ame et ne l’effraient pas.
Nul peuple comme nous, dans son humeur altière,
N’a su plus fortement remuer la matière,
La mettre sous son joug, et s’en couronner roi
Au nom de la pensée et de l’antique loi.
En dépit de la mort et de son noir squelette,
Nous avons en tout point foulé notre planète,
Elle nous appartient de l’un à l’autre bout ;
Comme l’ombre et le jour nous pénétrons partout.
Ô sublimes forêts, vieilles filles du monde,
Tombez et périssez sous la hache féconde !
Races des premiers jours, antiques animaux,
Vieux humains, faites place à des peuples nouveaux,
Dérobons à la mer ses terres toutes neuves,
Domptons les fiers torrens et muselons les fleuves,
Descendons sans effroi jusqu’au centre divin.
Fouillons et refouillons sans repos et sans fin ;
Et comme matelots sur la liquide plaine,
À grands coups de harpons dépeçant leur baleine.
Partout maîtres du sol, partout victorieux,
Dans le haut, dans le bas, sur le plein, dans le creux,
Du globe taciturne, immense et lourde masse,
Suivant chaque besoin bouleversons la face.


II.

LE POÈTE.


Ah ! ce vouloir immense en un si petit corps,
Cette force cachée en de faibles ressorts,
Saisissent mon esprit de terreurs sans pareilles,
Et je sens que le monde en toutes ses merveilles
Ne nous présente pas de prodige plus beau
Et de levier plus fort que l’homme et son cerveau.
Et pourtant, au milieu de ce chant de victoire,
Dans mon ame descend une tristesse noire ;
Le regret comme une ombre obscurcit mon front nu,
Et je ne songe plus qu’à pleurer le vaincu,

Et je m’écrie alors : — Ah ! sur l’œuvre divine
Verra-t-on sans respect se vautrer la machine,
Et comme hippopotame, insensible animal,
Fouler toute la terre avec un pied brutal ?
Où les cieux verront-ils luire leurs voûtes rondes,
Si mille pieds impurs viennent ternir les ondes ?
Que diront les glaciers si leurs neigeux sommets
Descendent dans la plaine et s’abaissent jamais,
Et l’aigle, si quittant le pays des nuages,
Au dieu brûlant du jour il ne rend plus d’hommages,
Et la grande verdure et ses tapis épais,
Et les hauts monumens des antiques forêts,
Les chênes, les sapins, et les cèdres immenses,
Le plein déroulement de toutes les semences,
Si l’active matière et ne vit et ne croît
Que par l’ordre de l’homme, au signal de son doigt ?
Ah ! les êtres diront chacun dans leur entrave,
L’enfant de la nature a fait sa mère esclave !
Ô nature, nature amante des grands cœurs,
Mère des animaux, des pierres et des fleurs,
Inépuisable flanc et matrice féconde
D’où s’échappent sans fin les choses de ce monde,
Est-il possible, ô toi dont le genou puissant
Sur le globe nouveau berça l’homme naissant,
Que tu laisses meurtrir ta céleste mamelle
Par les lourds instrumens de la race mortelle ?
Que tu laisses bannir ta suprême beauté
Des murs envahissans de l’humaine cité ?
Et que tu ne sois plus comme dans ta jeunesse,
Notre plus cher amour, cette bonne déesse,
Qui mêlant son sourire à nos simples travaux,
Des habitans du ciel nous rendait les égaux,
Éternisait notre âge et faisait de la vie
Un vrai champ de blé d’or toujours digne d’envie ?
Hélas ! si les destins veulent qu’à larges pas
Fuyant et reculant devant nos attentats,
Tu remontes aux cieux et tu livres la terre
À des enfans ingrats et plus forts que leur mère ;

Ô nourrice plaintive, ô nature, prends-moi,
Et laisse-moi vers Dieu retourner avec toi.


III.

LA NATURE.


Ô mon enfant chéri, toi qui m’aimes encore,
Et devines en moi ce que la foule ignore,
Toi qui, laissant hurler le troupeau des humains,
Viens souvent m’embrasser, me presser de tes mains,
Et roulant par les airs des plaintes enfantines,
Sur mon sein verser l’or de tes larmes divines ;
Oh ! je comprends tes cris, tes mortelles frayeurs,
Et dans tes yeux gonflés la source de tes pleurs ;
Je conçois ce que vaut pour l’ame droite et pure,
Pour le cœur déchiré par l’ongle de l’injure,
Pour un amant du bon et du beau, dégoûté
Des fanges de ce monde et de sa lâcheté,
Le sauvage parfum de ma rustique haleine ;
Je conçois ce que vaut la douceur souveraine
Des vents sur la montagne à travers les grands pins,
La beauté de la mer aux murmures sans fins,
Le silence des monts balayés par la houle,
L’espace des déserts où l’ame se déroule
Et l’aspect affligeant même des lieux d’horreur,
Où le cœur se soulage et qui parlent au cœur.
Aussi pour rassurer ton ame, ô mon poète,
Et pour te consoler je ne suis point muette ;
Bien que le livre obscur du lointain avenir
Ne puisse sur mon sort devant toi s’entr’ouvrir,
Que dans le mouvement d’une vie incessante,
Un bandeau sur les yeux je conçoive et j’enfante,
Je puis crier pourtant, et les sublimes voix
Qui s’élèvent des monts, des ondes et des bois,
L’hymne aux vastes accords, l’harmonieux cantique
Qui monte jour et nuit du globe magnifique,
Dans ton oreille chaste à longs flots pénétrant

Viendra toujours calmer ton cœur désespérant.
Qu’importe que le jeu de mes forces sublimes,
Sur la verte planète et dans ses noirs abîmes,
Soit en quelques endroits empêché par des nains ?
Qu’importe que le bras des orgueilleux humains
S’attaquant à la terre, à ses formes divines,
Écorche son beau sein du fer de leurs machines ?
Qu’importe que doués des puissances du ciel
Ils changent à leur gré l’habitacle mortel,
Quels que soient les efforts de l’homme et de sa race,
Que du globe soumis inondant la surface,
Il soit pour la matière une cause de fin
Ou de perfection un instrument divin ?
Ô mon enfant chéri ! — jusqu’au jour où la terre,
Comme le grain de blé qui s’échappe de l’aire
Et qu’emportent les vents aux champs de l’infini,
Aura développé son radieux épi ;
Jusqu’au jour où, semblable à la fleur qui se passe,
Par la main du Seigneur effeuillée en l’espace,
Elle ira reformer un globe en d’autres lieux
Et fleurir au soleil de quelques nouveaux cieux ;
Toujours ô mon enfant, toujours les vents sauvages
De leurs pieds vagabonds balayeront les plages ;
La mer réfléchira toujours dans un flot pur
Et l’océan du ciel et ses îles d’azur ;
Comme un ardent lion aux plaines africaines,
Le soleil marchera toujours en ses domaines,
Dévorant toute vie et brûlant toutes chairs ;
On entendra toujours frissonner dans les airs
De grands bois renaissans, des verdures sans nombre,
Pour faire courir l’onde et faire flotter l’ombre ;
Toujours on verra luire un sommet argenté,
Pour les oiseaux divins, l’aigle et la liberté.