Laurier et son temps/Le caractère de Laurier

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 139-144).


Le caractère de Laurier


Le caractère de Laurier est à la hauteur de son talent, ses qualités morales sont au niveau de ses facultés intellectuelles.

La plupart des hommes de talent ont une faculté dominante qui l’emporte sur les autres et les éclipse. Ces hommes sont forts, puissants et produisent des œuvres admirables, lorsqu’ils restent dans leur élément ; ils sont faibles, impuissants, quand ils en sortent. Chez l’homme d’État, tous les éléments constitutifs de l’esprit et du caractère doivent être équilibrés, mesurés et en parfaite harmonie, et il faut que la raison, une raison froide, les contrôle, les domine et les dirige. C’est ce qu’on remarque dans l’organisation intellectuelle et morale de Laurier. Le sentiment peut quelquefois sommeiller chez lui, la raison jamais, elle veille toujours sur ses actes et ses paroles, toujours prête à lancer une douche d’eau froide sur un sentiment dont la vivacité ou la chaleur pourrait être dangereuse pour lui ou pour les autres. On voudrait le voir quelquefois plus chaud, plus vibrant, plus démonstratif, il ne se jette pas dans vos bras, il ne vous retient pas par le bouton de votre habit, comme font beaucoup d’hommes politiques qui cherchent à se rendre populaires ; non, il pèche plutôt par l’excès contraire, il néglige souvent de faire certaines démarches, de dire un mot, de donner une poignée de main à des amis, à des partisans dévoués. Son air de dignité, de froideur, intimide ceux qui ne le connaissent pas et leur fait attribuer sa réserve à l’indifférence ou à la fierté. C’est une erreur, car ceux qui le connaissent savent qu’il n’a aucun sentiment d’orgueil, que dans l’intimité il est modeste, doux, bienveillant, charmant. Il ne va pas à vous, mais si vous allez à lui, il vous accueille avec la plus cordiale affabilité.

Mais cet homme à l’esprit si vif, si actif, a toujours eu à son service un corps plus ou moins malade et indolent auquel il est obligé presque constamment de faire violence.

Cette indolence physique lui a souvent joué de mauvais tours, mais elle lui a souvent aussi rendu de grands services et il sait la vaincre, lorsque le devoir le lui commande, et alors il déploie une énergie et une activité d’autant plus méritoires qu’elles sont moins naturelles.

Et puis, c’est plutôt la modestie que l’orgueil qui est la cause de cette indifférence apparente ; il ne semble pas se rendre compte du plaisir et de l’honneur qu’un salut, une poignée de main ou une visite de sa part, font à nombre de gens, même haut placés.

Naturellement poli, courtois et bienveillant, il ne fait pas plus d’effort pour être aimable que pour montrer son talent, excepté lorsque c’est nécessaire.

Les traits principaux de son caractère et les mobiles de ses actions sont le sentiment du devoir, de l’honneur, de la justice, de l’amitié souvent, et le désir noble, l’ambition légitime de mériter la confiance et le respect de ses concitoyens et de laisser un beau nom dans l’Histoire.

Il a une patience inlassable, il se laisse torturer pendant des heures par des importuns, par les frelons qui entourent la ruche ministérielle, et il ne se plaint pas, il se contente de dire qu’il doit accepter les conséquences nécessaires de sa situation, les épines comme les fleurs.

Il aime les hommes et les juge indépendamment de leur religion et de leur nationalité. Il se défie des opinions formées à la hâte, des jugements téméraires, des préjugés nationaux et religieux.

C’est ce qui fait sa force dans la position qu’il occupe, à la tête d’un gouvernement et d’une Chambre dont la grande majorité est anglaise et protestante. Il est exactement au physique comme au moral ce qu’il faut qu’il soit dans la position difficile qu’il occupe, dans un milieu où la chaleur des sentiments et l’ardeur du tempérament l’auraient empêché de contrôler aussi facilement ses actions et ses paroles.

Combien de temps Mercier, malgré son talent, serait-il resté premier ministre du Canada, si toutefois il eut réussi à le devenir ?

Il est religieux, il a un grand respect de la divinité, de ses lois et de ses commandements, mais, sous ce rapport encore, l’exagération et l’abus le froissent. L’inclination de son esprit à n’accepter que ce qu’il comprenait, à chercher la raison de tout, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, lui causa, dans sa jeunesse, beaucoup d’ennuis et de soucis. Les mystères et les problèmes de la religion tourmentaient sa raison. Mais l’étude, l’expérience et la réflexion ne tardèrent pas à le faire entrer dans la voie où l’on trouve la paix de l’âme, la tranquillité de l’esprit. Tout esprit droit arrive nécessairement à la conclusion qu’il y a plus de paix et de bonheur, pour l’individu comme pour la société, dans la foi naïve et ardente du charbonnier que dans les théories froides et délétères de la philosophie moderne.

Toutes les institutions d’origine divine ou humaine, administrées par des hommes, ont des côtés faibles, il faut les juger par l’ensemble de leurs œuvres, de leurs résultats. Quelques pierres détachées des pyramides empêcheraient-elles d’admirer la grandeur de ces monuments et la puissance de ceux qui les ont construits ?

L’origine divine du christianisme devient de plus en plus évidente. Or, la seule manière logique d’être chrétien est d’être catholique.

Il n’y a pas de doute que la sagesse dont Rome a fait preuve dans nos difficultés religieuses a eu un excellent effet sur lui comme sur bien d’autres. Combien j’en ai connu d’hommes de talent que leurs querelles avec le clergé, dans des matières politiques, éloignaient de l’autel et du confessionnal !

Un homme si bien fait aime naturellement son pays, ses actes comme ses paroles en font foi.

Avec quelle éloquence il parle des œuvres immortelles et des actions héroïques de nos ancêtres ! avec quelle émotion il exalte leurs sacrifices et leur dévouement pour la religion et la patrie ! Mais comme tous les autres sentiments, le patriotisme chez lui est large, libéral, raisonné et comprend dans ses affections et ses soucis, non pas seulement la province de Québec, mais tout le Canada.

Il veut que notre patriotisme ne soit ni anglais, ni français, mais canadien. Il dit que le Canada est assez grand, assez beau, assez riche, pour qu’on l’aime, qu’on s’y attache, qu’on soit avant tout Canadien.

Il croit que les Canadiens-français ont raison d’être fiers de leur origine, d’avoir foi en leur destinée, et d’espérer jouer un rôle brillant en Amérique, mais à la condition qu’au lieu de s’isoler, ils joignent leurs efforts à ceux de leurs concitoyens anglais, pour le bien commun et le progrès du Canada. La Providence ayant voulu que leur sort fût lié politiquement et matériellement à celui d’hommes d’origine différente, ils doivent accepter les conséquences de l’ordre de choses établi, faire respecter leurs droits et leurs sentiments, mais ne pas oublier qu’ils doivent aussi tenir compte des prétentions, des opinions et même des préjugés de la majorité.

Il répète souvent que quelles que soient les destinées politiques du Canada, les Canadiens-français brilleront toujours au premier rang dans le monde des lettres et des beaux-arts, mais que pour jouer un rôle digne de leur origine et de leurs espérances, ils doivent se rendre capables, par l’étude et le travail, de lutter contre les autres nationalités dans les sphères du commerce et de l’industrie, comme dans l’arène parlementaire.

La Confédération a été un cruel désappointement pour ceux qui berçaient leur patriotisme des rêves les plus brillants sur l’avenir de la race française au Canada, et ils ne sont pas encore complètement rassurés. L’exécution de Riel, l’abolition de l’usage officiel de la langue française au Manitoba et dans les territoires du Nord-Ouest, l’excitation religieuse ou nationale soulevée par la question des écoles et la guerre du Transvaal, les font réfléchir. Si déjà ces vastes et riches régions du Nord-Ouest ont déchaîné sur les vieilles provinces, des tempêtes qui ont secoué puissamment les fondements de la Confédération, ils se demandent ce qui arrivera, lorsqu’elles seront représentées dans le Parlement par une députation à peu près égale à celle de Québec.

Quel rôle jouera l’élément canadien-français dans les conflits que l’avenir nous réserve, dans la lutte qui se fera pour la prépondérance.

Quoiqu’il en soit, les plus craintifs admettent que, pour le moment, la politique de Laurier est la plus sage, la plus pratique, la plus favorable au développement, dans la paix et l’harmonie, des immenses ressources du pays, la plus propre à assurer les destinées du Canada français.

Ils ne sont pas rares maintenant ceux qui croient comme lui, que le contact journalier des Canadiens-français avec une race si positive, si pratique, est pour eux un élément de force et de progrès, sous le rapport moral et national, comme au point de vue matériel, que la province de Québec, séparée des autres provinces, se serait consumée dans des dissensions intestines, dans des discordes religieuses déplorables.


LADY LAURIER
distribuant des douceurs aux petits déshérités de la fortune à Arthabaska, chez elle.