Laurier et son temps/Laurier, Chapleau et Mercier

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 134-138).




Laurier, Chapleau et Mercier.


Laurier, Chapleau et Mercier ont été les trois hommes les plus populaires de leur temps.

Tous les trois, ils sont parvenus par la force de leur talent et de leur volonté, aux positions les plus hautes, aux sommets les plus élevés. Chapleau et Mercier sont devenus les premiers ministres de leur province, et Laurier premier ministre du Canada tout entier.

Pendant quelque temps, Chapleau et Mercier l’emportèrent sur Laurier dans les assemblées populaires ; le premier par sa verve, sa chaleur, sa vivacité d’esprit, sa diction entraînante, sa voix vibrante et mélodieuse, ses périodes ronflantes et enflammées ; Mercier par la force et la précision de la pensée, la vigueur incomparable de l’argumentation, les ressources de sa logique admirable et l’énergie de ses sentiments patriotiques.

Ils avaient plus que Laurier le langage qui convient aux foules, flatte leurs sentiments ou leurs préjugés et soulève leurs applaudissements per fas et nefas.

Leur soif de popularité, leur amour du pouvoir et des jouissances qu’il procure, stimulait leur ambition, mais leur faisait commettre des erreurs et des fautes, les empêchaient de se rendre compte de la nature plus ou moins suspecte de leurs manœuvres.

Aussi, pendant qu’ils jetaient aux quatre vents du ciel leurs philippiques entraînantes, s’enivraient de leurs succès et se dépensaient imprudemment, Laurier se réservait, étudiait, emmagasinait, se contentant de tirer de temps à autre un coin du voile qui couvrait son talent, jusqu’au jour où il devint du premier coup l’orateur le plus éloquent de la Chambre provinciale et de la chambre des Communes.

Laurier était physiquement et intellectuellement le plus grand des trois, Mercier le plus vigoureux, Chapleau le plus brillant, le plus séduisant.

Laurier est un républicain de l’ancienne école, sage comme Caton, Cicéron ou Washington ; Mercier et Chapleau étaient des démocrates, des hommes de leur temps, de vrais fils de notre peuple qui admirait en eux son image, ses sentiments, ses passions.

Laurier est l’orateur le plus complet, le plus parfait que notre pays ait produit.

Il l’emporte sur les Papineau, les Lafontaine, les Dorion, les Chapleau et les Mercier, les Macdonald, les Blake et tous les autres, par la hauteur et la noblesse des pensées et des sentiments, l’arrangement méthodique et artistique de ses arguments, l’élégance et la clarté du style, le charme du verbe, la perfection de la forme et la richesse des moyens oratoires, l’abondance et la justesse des rapprochements historiques.

Il est doué d’une heureuse mémoire qui alimente constamment son éloquence et lui permet de parler ou de causer sur tous les sujets, dans toutes les circonstances. Il a la tête bondée de souvenirs, de connaissances inépuisables.

Le surintendant de la bibliothèque de Versailles eut l’occasion de constater l’excellence de la mémoire de Laurier, en 1897. Il faisait voir à Laurier des tableaux représentant les victoires de Napoléon 1er, et il disait :

— Voici la bataille de Marengo… Voici celle d’Austerlitz qui eut lieu à telle date…

— Pardon, dit Laurier, c’est le 2 décembre 1805, que la bataille d’Austerlitz fut livrée.

— Ah ! dit le bibliothécaire, c’est vrai, il paraît qu’on connaît l’histoire de France au Canada.

Un jour, M. Chapleau, greffier du Sénat, faisait, en présence de Laurier, la description d’une bataille à laquelle il avait pris part, dans la guerre de Sécession, Laurier l’arrêta poliment, à un certain moment, pour lui dire :

— Pardon, capitaine, mais je crois que la charge de cavalerie du général X… n’eut pas lieu exactement comme vous le dites, et il raconta ce qui s’était passé.

— Diable, dit M. Chapleau ! j’avais oublié… c’est vrai… c’est bien cela.

Quel don précieux que la mémoire pour l’orateur, pour l’homme qui aime la lecture, les livres !

C’est le temps de dire que doué, comme il l’est, de toutes les facultés intellectuelles, Laurier serait devenu, s’il l’eût voulu, un écrivain de premier ordre. Ses premiers écrits dans les journaux, sa conférence sur le libéralisme, et plusieurs autres essais en font foi. Comme historien, il aurait excellé. Il aurait écrit l’Histoire à la manière de Macaulay et de Michelet, sous le rapport du style et de la méthode.

Le choix des livres qui composent sa bibliothèque indique les tendances de son esprit. L’histoire, la politique et la haute littérature y sont largement représentées par les auteurs anciens et modernes les plus célèbres, les plus classiques.

Ce qui précède était écrit lorsque j’ai lu dans un journal, l’appréciation que vient de faire du talent de Laurier un écrivain anglais bien connu, M. Porritt. Je crois devoir la reproduire.

« Après avoir passé, dit-il, six ans à Westminster, je ne fus pas moins de douze ans à Washington et très souvent, à différents intervalles, à des législatures d’États. J’ai vécu, toujours comme correspondant parlementaire, dans l’Afrique du Sud, et depuis 1896, je suis allé à Ottawa, pour y assister aux séances du parlement, durant la semaine d’ouverture et chaque fois qu’une question présentant de l’intérêt en Angleterre, y était débattue. Et avec toute mon expérience, si variée, je ne puis me rappeler aucun chef politique d’un attrait personnel aussi puissant que sir Wilfrid Laurier.

« Je ne l’ai jamais rencontré en dehors de la Chambre des Communes.

« Je le connais seulement pour l’avoir vu et observé au parlement ; mais il me parut toujours doué d’une fascination plus grande qu’aucun des chefs que j’ai pu voir et observer à la Chambre des Communes anglaise, de 1882 à 1892. De fait, je crois qu’il est impossible à quiconque fréquente un peu la tribune de la presse à Ottawa, de ne pas subir son charme attirant. J’ai vu plusieurs hommes politiques coloniaux ; mais sir Wilfrid Laurier est le seul qui aurait pu devenir une figure nationale, s’il se fût trouvé transporté dans la Chambre des Communes de Westminster. Il est né parlementaire. Jamais un Canadien n’a eu à un aussi haut degré les qualités d’un chef politique. La figure, la voix, les manières, le tempérament, la formation intellectuelle et l’éducation morale, tout cela se réunit pour faire de lui l’homme qui eût pu être l’un des parlementaires anglais contemporains les plus distingués.

« Sir Wilfrid Laurier a une figure qui ressemble beaucoup pour l’expression, à celle de Gladstone. Il parle l’anglais (qui n’est pourtant pas sa langue maternelle), de manière à charmer au-delà de toute expression son auditoire. Sa conduite envers ses adversaires a toujours été chevaleresque. Nos parlementaires de Westminster, sans exception, pourraient l’étudier avec profit.

« Rarement, sir Wilfrid Laurier parle à la Chambre plus d’une heure. Et il a l’art de faire tenir dans un discours très court une foule d’idées remarquables.

« Jamais, je ne l’ai vu au parlement canadien sans souhaiter qu’il ne se trouvât plutôt sur les bancs de Westminster. Il serait alors facile de décider qui serait le chef des libéraux et prochain premier ministre d’Angleterre. »