Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 21-26).
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VII


Je me porte mieux aujourd’hui ; aussi ai-je passé au salon une partie de la journée. Madame de Savinie est arrivée de bonne heure avec sa petite Jenny dont Emma est folle ; elle lui a donné tous ses joujous, et cela doit te prouver le prix qu’elle attache à son amitié. Il est convenu qu’elles passeront alternativement plusieurs jours dans la semaine l’une chez l’autre, et la joie est parfaite.

Le croirais-tu, ma chère amie, ce misanthrope, cet homme dont on parle comme d’un être extraordinaire, est venu avec sa sœur ; Madame de Varannes a paru très-sensible à cette démarche, et Caroline encore plus qu’elle. Frédéric est celui qui en a été le moins surpris. M. de Savinie a dit en entrant : je vous amène notre ermite.

— Vous me flattez, a répondu sir James, je ne suis qu’un sauvage, et sans la crainte d’importuner ces dames, j’aurais eu plus souvent l’honneur de leur présenter mon hommage ; mais je sais combien un homme de mon caractère est déplacé dans un cercle aussi aimable, et ce n’est qu’après m’être assuré de son indulgence, que j’ai osé m’y présenter.

Cette phrase, presque galante, a produit sur moi tout l’effet d’une surprise. En la prononçant, sa figure avait changé d’expression, elle ne peignait plus que la mélancolie ; mais bientôt après elle se couvrit d’un voile de tristesse ; il fut pourtant assez attentif à la conversation ; il y mêla quelques mots que je n’ai point oubliés : on parla littérature et chacun combattit pour son idole, comme c’est l’usage ; sir James fut le seul qui rendît justice au mérite de tous nos écrivains, sans dissimuler la préférence qu’il accordait aux philosophes anglais, comme les croyant plus profonds que les nôtres. Des sujets sérieux on passa aux romans ; Frédéric s’extasia sur la nouvelle Héloïse ; M. de Savinie sur Tom-Jones, et moi j’osai dire un mot de Clarisse. Ce mot fut approuvé par sir James, qui trouva comme moi que rien n’est plus fait pour intéresser, que la victime d’un amour trahi par l’objet qui l’inspire. Madame Lucie devinant qu’un tel sujet rappelait à son frère des souvenirs tristes, rompit l’entretien en proposant à madame de Varannes de faire une partie avec son mari et M. Billing. Sir James vit clairement son intention, baissa les yeux, et tomba dans une profonde rêverie. Il faut que cet homme ait éprouvé de bien cruels chagrins, mon amie ; il n’est pas naturel qu’à son âge on persévère dans le projet de vivre presque seul ; et j’avoue qu’il m’inspire une certaine curiosité qui m’était inconnue : j’ai quelquefois l’envie de questionner Frédéric sur son compte ; mais à quoi peut mener cette indiscrétion ? Il la trouverait ridicule, et vraiment il aurait raison. Je n’y vois d’excuse que dans l’intérêt qu’on ressent toujours pour un être malheureux : quand on est soi-même à plaindre, on espère trouver quelques moyens de le consoler en apprenant ses peines ; il n’en faut pas davantage pour chercher à découvrir ses secrets.

Je crois que madame Lucie partage ce sentiment, elle sait une partie de mes chagrins ; mais elle a deviné qu’il me serait doux d’en parler avec elle ; elle m’a dit avec sa grâce ordinaire, que M. Billing lui avait répété des choses si encourageantes, qu’elle osait me parler franchement de son amitié et du désir qu’elle avait de se lier intimement avec moi. M. de Savinie a joint ses instances aux siennes pour m’engager à les voir le plus souvent possible ; j’ai tâché d’y répondre de manière à les persuader que si je n’y cédais pas, c’était uniquement pour ma santé, et que j’étais encore trop faible pour faire de longues absences.

— Eh bien, ont-ils dit, acceptez nos soins, c’est tout ce que nous vous demandons.

Caroline aussi vivement pénétrée de cette bonté que moi, a laissé éclater le plaisir qu’elle en ressentait.

— Nous allons passer un été charmant, a-t-elle dit, en regardant sir James qui lisait un journal près de la cheminée. L’automne, ces messieurs feront des parties de chasse, et nos soirées seront consacrées à la musique ; ma petite sœur me donnera quelques leçons ; Frédéric l’accompagnera, et si madame Lucie veut se mêler à nos concerts, ils seront délicieux. Sir James chante fort bien.

— Oui, quand il chante, interrompit Frédéric, mais ce n’est pas une chose facile à obtenir de lui.

— Vous savez bien, mon ami, dit sir James que je ne suis bon à rien.

Je crus à cette réponse que Frédéric l’avait offensé ; cette idée me fut pénible, et j’essayai de réparer, par quelques mots obligeants, l’espèce d’injure que Frédéric avait paru lui faire. Je ne puis te peindre de quel air embarrassé il m’écouta ; à peine eut-il balbutié quelques remerciments, qu’il alla s’asseoir sur un siège près de Caroline. Ils parlèrent ensemble jusqu’au moment où l’on se sépara ; tout ce que je sais de leur entretien, c’est qu’il a répandu sur les traits de ma petite sœur une sérénité qu’elle n’avait point auparavant. Tu trouves peut-être étrange la manière dont je les observe tous deux ; mais rappelle-toi ce que je t’ai dit de mes projets, et tu concevras que je ne perde pas une occasion de découvrir les moyens d’assurer le bonheur de Caroline. Je ne suis pas sans crainte sur ce point, et je voudrais qu’elle me fît l’aveu du sentiment que je lui suppose, pour lui dire tout ce que j’en pense. Sir James est l’unique héritier d’un grand nom et d’une fortune immense. Son père tient à tous les préjugés attachés à sa noblesse ; il doit avoir pour son fils l’ambition d’un homme de son rang, et il est presque certain qu’il s’opposerait à leur union. Ne vaudrait-il pas mieux arrêter les progrès d’une passion qui ne présage que des peines, et ne regardes-tu pas comme un de mes devoirs d’éclairer cette jeune amie, sur les suites d’une semblable liaison.

Le médecin que j’attendais vient d’arriver ; je vais faire inoculer mon Emma ; il faut toute la confiance que j’ai en cette opération, pour avoir le courage d’exposer ainsi mon enfant à de cruelles souffrances, et j’ai besoin de me répéter que cette précaution lui sauve peut-être la vie. Je vais me renfermer pendant les six semaines que durera la maladie ; Lise te donnera des nouvelles exactement, et je reprendrai notre correspondance aussitôt qu’Emma me laissera quelques instants de loisir ; il n’y a qu’elle dans le monde qui puisse m’empêcher d’écrire à ma chère Juliette.