Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 17-21).
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VI


Est-il bien vrai, ma chère amie, que tu me défendes de parler de tout ce qui caractérise la passion de l’amour ; et cela parce que tu prétends que je ne l’ai jamais ressentie. Peux-tu me faire cette injure, toi qui as été si souvent à même de juger du sentiment qui m’unissait à Henri ? En existe-t-il de plus tendre ? As-tu jamais rencontré deux êtres qui vécussent dans un calme plus heureux ? Jamais un moment de querelle n’est venu altérer ce bonheur que je regretterai toute ma vie. Ses désirs étaient les miens, je ne souffrais que de ses peines, et j’aurais donné ma vie pour lui en épargner. Si ce n’est pas là de l’amour, je consens à ignorer toujours celui dont tu me parles, et je le laisse aux héroïnes de romans, comme un moyen d’excuser une grande partie des extravagances qu’on leur fait faire.

Madame de Varannes est montée chez moi, ce soir, accompagnée de M. Billing : il était chargé par la famille Savinie de demander si nous serions visibles demain, et si ma santé était rétablie. Frédéric est venu quelques moments après avec sa sœur : elle m’a dit malignement que dans l’impatience de me voir, il n’avait pas dîné, qu’il avait accusé elle et sa mère de ne m’avoir point remis ses billets ; assurant que je n’aurais pas eu la cruauté de le laisser aussi longtemps privé de ma présence, si j’avais su combien il souffrait. J’ai trouvé cet intérêt un peu exagéré : M. Billing en a souri, et j’ai cru devoir le traiter en plaisanterie. Frédéric s’en est offensé ; il a pris un air sérieux et ne l’a pas quitté de la soirée. On a longtemps parlé de choses indifférentes ; mais la conversation étant tombée sur madame de Savinie, je me suis répandue en éloges sur son compte : j’ai dit sincèrement que je serais fort heureuse de mériter son amitié. M. Billing m’a déclaré qu’il trahirait mon secret, qu’il était trop l’ami de madame Lucie pour lui cacher une chose qui devait lui faire autant de plaisir. Madame de Varannes lui a demandé assez indiscrètement d’où venait la profonde tristesse de sir James, et cette misanthropie qui détruisait le charme de tous les avantages qu’il avait reçus de la nature.

— Ce sont de ces chagrins, répondit-il, dont la fortune, l’esprit et la beauté ne garantissent pas. Sir James Drymer devait s’attendre plus qu’un autre au bonheur d’être aimé ; (ici Caroline quitta l’ouvrage qu’elle tenait) mais, ajouta-t-il, ce n’est pas devant vous, mesdames, que je dois parler de la bizarrerie du cœur des femmes.

— Continuez, interrompit madame de Varannes, nous sommes au-dessus de ces petitesses-là.

— Eh bien donc, je vous dirai que dans l’âge où l’on n’a pas même l’idée de la perfidie, il a rencontré une femme assez aimable pour le séduire, et assez méprisable pour le tromper. Ce malheur a été suivi de beaucoup d’autres ; il n’est pas étonnant qu’un tel début dans le monde en inspire le dégoût et n’altère la douceur d’un caractère naturellement bon : depuis ce temps sa méfiance s’étend sur tout, et je ne connais guère que sa sœur qui en soit à l’abri. Ce défaut nuit considérablement à ses vertus, mais il est le fruit des circonstances et par cela même excusable.

— J’en conviens, interrompit Caroline, mais il n’en fera pas moins le malheur de celle qui s’unira à lui.

— Cela peut-être, dis-je, mais aussi, quel triomphe si elle parvient à l’en corriger.

— Cela serait un peu difficile, dit Frédéric ; je ne connais pas de femme, eût-elle tout l’esprit de madame d’Estell, qui puisse se flatter d’y parvenir.

— Vous connaissez donc bien sir James, répliquai-je ?

— Oui, madame, j’ai passé un an avec lui dans la maison d’éducation où il vint à l’âge de quinze ans pour apprendre le français ; je l’ai revu depuis à Paris lorsqu’il y fut amené par l’amour, et nous avons toujours conservé une liaison d’amitié qui tient plus à l’estime que nous nous portons, qu’à aucuns rapports sympathiques ; il me traite un peu en enfant, cela ne m’empêche pas de le croire mon ami ; je lui fais mes confidences qu’il reçoit toujours avec intérêt, et je n’en exige point.

— Son amitié pour vous me rassure, interrompit madame de Varannes ; ce n’est pas trop de toute sa vérité pour tempérer la vivacité de votre imagination ; cependant n’allez pas lui ressembler, car je préfère vos imperfections à toutes ses vertus.

À ces mots Frédéric baisa la main de sa mère, pour la remercier de cette petite flatterie, et s’adressant à moi :

— Vous êtes loin, madame, d’une telle indulgence, et je n’ai pas lieu d’espérer tant d’aveuglement de votre part.

Après cet entretien chacun se sépara, et je réfléchis quelque temps sur la fatalité du sort qui veut qu’un être malheureux devienne ridicule, par l’effet que produit sur lui son malheur. Ce pauvre sir James ne doit qu’à cette fatalité la réputation qu’on lui fait d’être insupportable en société. Quelle injustice affreuse ! J’en suis d’autant plus outrée, qu’elle ne peut manquer de tomber sur moi. À présent on tolère ma douleur et je ne suis qu’une personne triste, bientôt on ne me trouvera plus qu’ennuyeuse ; voilà comme on juge dans le monde.