Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 26-30).
◄  VII
IX  ►


VIII


Ma fille est entièrement rétablie, chère amie, elle ne conservera aucune trace de sa petite vérole, et me voilà tranquille sur un point qui me donnait bien de l’inquiétude.

J’ai à te parler d’un événement fâcheux ; mais ce malheur sera facile à réparer. Il y a trois jours qu’un des fermiers de madame de Varannes vint lui apporter la somme de deux mille écus qu’il lui devait depuis longtemps, et pour laquelle il était poursuivi ; elle passa dans son cabinet pour le recevoir, serra l’argent dans un secrétaire, et fit appeler un de ses gens pour lui donner l’ordre de coucher dorénavant dans une petite chambre à côté de ce cabinet ; il est attenant au salon, mais tellement éloigné de toute chambre à coucher, qu’il était prudent d’y loger quelqu’un. Elle remit à Philippe toutes les clefs de ce corps de logis, et lui en confia la garde. Peu de temps après il sortit de chez elle avec le fermier. Ses camarades le virent fort peu dans le courant de la journée, et le lendemain matin étonnés de ne le pas voir descendre, ils sont montés pour le réveiller ; mais en passant dans le cabinet, ils ont aperçu une fenêtre ouverte, et le secrétaire forcé ; on avait emporté tout l’argent et une partie des bijoux de madame de Varannes. Figure-toi la surprise de ces pauvres domestiques ; ils courent à la chambre de Philippe, et ne l’y trouvant pas, ne doutent plus qu’il ne soit l’auteur du vol ; cependant il rentre à midi, mais ivre au point de ne pouvoir se soutenir. Madame de Varannes le fait chasser, et sans vouloir le livrer aux mains de la justice, se contente de lui refuser tous certificats pour lui ôter la possibilité de rentrer au service. On a fait faire des recherches chez sa femme, qui demeure dans le village, mais on n’a rien trouvé.

Hier soir lorsque Lise vint pour me déshabiller, je remarquai la rougeur de ses yeux qui étaient encore mouillés de ses larmes ; je lui demandai si elle éprouvait quelque chagrin ?

— Non, madame, me répondit-elle, je n’ai qu’à me louer de votre service ; mais je suis bien sûre que madame aurait pleuré comme moi, si elle avait été témoin du désespoir de cette pauvre Marie ; c’est la femme de ce gueux de Philippe : il l’a abandonnée, elle et ses trois petits enfants, sans lui laisser seulement de quoi les nourrir ; il est parti en disant qu’il ne pouvait rester dans un pays où il passait pour un misérable ; et je crois bien que c’est un prétexte dont il s’est servi pour fuir, et se soustraire aux poursuites : ce qu’il y a d’affreux, c’est que sa femme et ses enfants ne sont pas cause de sa friponnerie, et qu’ils n’en souffriront pas moins ; la mère se désole, et soutient toujours que son mari est un honnête homme ; ses enfants jettent de grands cris en demandant leur père, et c’est un spectacle à faire pitié.

— Je vous sais bon gré, lui dis-je, de m’instruire de leur malheur ; il n’est pas juste qu’ils soient victimes de l’action infâme de Philippe, et je vous charge de leur porter cette bourse demain de grand matin ; informez-vous de tous leurs besoins et promettez-leur mes secours.

Je me couchai après cette conversation, et l’idée du bonheur que j’allais procurer à cette famille infortunée, me fit passer une nuit plus calme qu’à l’ordinaire.

Ce matin je sonnai Lise de bonne heure pour savoir le résultat de sa visite ; elle m’apprit qu’en entrant chez la bonne Marie elle avait été bien surprise d’y rencontrer Frédéric, qui, ayant su comme moi la détresse où se trouvaient ces pauvres gens, était venu lui-même pour leur offrir toutes les consolations possibles, c’est-à-dire de l’argent ; et ce qui est plus encore, pour les assurer qu’on ne les accusait pas de complicité dans le vol fait par Philippe, et que madame de Varannes ne voulait même pas qu’il fût arrêté.

— Je n’ai rien vu de plus touchant, ajouta Lise, que leur reconnaissance envers M. Frédéric ; ils l’appelaient leur Dieu, et regrettaient de ne pouvoir exprimer tout ce qu’il leur inspirait ; pour lui ces témoignages semblaient l’embarrasser ; il ne se lassait pas de leur dire :

— Vous appréciez trop ce faible service, il ne pouvait manquer de vous être rendu, puisque madame d’Estell s’intéressait à vous ; c’est à elle bien plus qu’à moi que sont dûs vos remercîments, et je ne sais point si le désir de mériter son estime n’entre pas pour beaucoup dans celui que j’ai eu de vous obliger.

Tu m’avoueras, chère Juliette, qu’on ne met pas plus de délicatesse à faire une bonne action, et qu’il est permis de n’avoir pas un grand fond de sagesse, quand on possède un aussi bon cœur.

Ton extrême complaisance m’autorise à te charger de quelques commissions, que toi seule peux remplir à mon gré. J’écris à Dupré pour qu’il te remette la somme nécessaire pour acheter les bijoux dont tu trouveras la note ci-jointe : dis-lui de m’envoyer sur-le-champ dix ou douze mille francs. Tu en devines l’emploi ; je veux qu’avant huit jours ma belle-mère apprenne d’Emma que les effets qui lui ont été volés sont retrouvés. Adieu.