Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 190-193).
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XLV


Dans quelle agitation j’ai passé cette journée, ma Juliette ! La surprise, le plaisir, la compassion et la douleur m’ont émue tour-à-tour. Ce matin Emma est venue me prier de la mener promener du côté de la mer, pour ramasser des coquilles sur le rivage. C’était une fête pour elle, le temps invitait à la promenade ; je pris un livre et nous partîmes. Lorsqu’elle eut fait une ample provision de coquillages, je la conduisis dans un petit bois assez près de la mer, et là je m’assis moins pour me reposer que pour contempler à loisir la beauté du site et le spectacle consolant qu’offre la nature au retour du printemps. Emma jouait à quelque distance de moi, et je commençais à tomber dans une douce rêverie, quand j’entendis marcher quelqu’un, je me retournai aussitôt et j’aperçus James, les yeux fixés sur moi, et peignant l’expression la plus tendre. La surprise me fit jeter un cri ; ma fille accourut, et James la prit dans ses bras, en me demandant pardon d’avoir si maladroitement troublé ma solitude. Je ne me souviens pas de ce que je lui répondis ; mais je sais que la conversation s’engagea, et qu’après avoir longtemps parlé de Lucie, je lui dis qu’une boîte précieuse était tombée entre mes mains, et qu’ayant appris qu’elle lui appartenait, je le priais de vouloir bien la reprendre.

— Laure, me dit-il d’une voix tremblante, vous pouvez m’affliger cruellement, en refusant un don qui vous était destiné : ne me questionnez pas sur le mouvement involontaire qui m’a privé du plaisir de vous l’offrir ; je dois vous en faire un mystère ; mais au nom de tout ce qui vous est cher, ne me désespérez pas par un refus !

— Moi vous affliger ! ah ! milord !…

Je ne pus en dire davantage. La joie de lire son trouble dans ses yeux, et de voir succéder au ton le plus froid, l’accent de la tendresse, m’égara tellement, que je perdis la force de lui cacher mon émotion. Je fus dans un instant inondée de mes larmes ; alors il s’écria avec transport :

— Grand Dieu ! soutenez mon courage !

Puis me serrant contre son cœur :

— Épargne-moi, ajouta-t-il, ou je meurs.

En disant ces mots il me repoussa et s’enfuit… Je restai anéantie sous le poids de mes sensations… Mes pleurs s’arrêtèrent, mes idées se confondirent, un feu dévorant circula dans mes veines, et mes yeux se fermèrent ; quand je les ouvris, j’aperçus Emma qui me tirait par ma robe, pour m’éveiller, disait-elle, et pour me prier de la ramener au château. Je crus en effet que je sortais d’un songe, je me levai et regagnai les avenues du parc, en cherchant à me rappeler ce qui m’était arrivé, comme on cherche à rassembler ses idées après un accès de délire.

Nous approchions de la maison quand nous rencontrâmes ma belle-mère qui venait au-devant de nous.

— Vous m’avez donné bien de l’inquiétude, dit-elle en m’abordant, il est fort tard, et voyant que vous ne rentriez pas à l’heure du dîner, j’ai envoyé à Savinie pour savoir si vous n’y seriez point allée ; mais présumant bien que vous auriez trouvé la course trop longue pour Emma, j’allais moi-même vous chercher sur le bord de la mer.

Je m’excusai de l’avoir fait attendre, et ne voulant pas payer cette marque d’intérêt par un trait désobligeant, je me résignai à dîner avec sa société. Nous étions déjà à table, lorsque Caroline descendit ; je m’attendais à voir arriver l’abbé avec elle ; mais madame de Gercourt ayant demandé si on l’avait fait avertir.

— Il est parti, dit madame de Varannes, une lettre de son oncle l’a forcé de nous quitter subitement, et je suis chargé de vous faire ses adieux.

À ces mots je vis Caroline pâlir et tomber sans connaissance. On s’empressa autour d’elle, on lui prodigua tous les secours imaginables, mais ils ne produisirent quelque effet qu’au bout de trois heures. On lui fit mille questions sur ce qu’elle éprouvait, sans pouvoir obtenir d’autre réponse que celle-ci :

— Ne vous inquiétez point, je ne suis pas malade.

Je lui proposai de passer la nuit près d’elle, mais elle m’a refusé. Madame de Gercourt attribue cet événement au délabrement de sa santé, moi je lui crois une autre cause ; mais j’ai trop le désir de me tromper pour en faire part à personne.

Vois, ma Juliette, combien cette journée a été orageuse pour moi. Que dois-je conclure de tant de choses incompréhensibles ? Hélas ! je n’en sais rien ! Je n’ose me flatter, dans la certitude de mourir en perdant mon espoir. Je n’ose me livrer à des craintes peut-être mal fondées ; enfin j’ignore mon état. Suis-je à plaindre, ou fortunée ! c’est ce que lui seul peut savoir.

Adieu.