Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 186-189).
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XLIV


Je suis restée ces deux jours dans mon appartement, justement offensée de la manière indécente dont l’abbé de Cérignan s’est emporté contre moi, je n’ai trouvé que ce moyen de me garantir d’une nouvelle scène ; car sa colère et mon indignation étant à leur comble, j’aurais par trop souffert de sa présence. D’ailleurs, j’avais plus que jamais besoin de jouir de la solitude ; et je me félicite de m’être trouvée seule dans le moment où une anecdote assez singulière a prouvé que James pouvait m’en vouloir, mais qu’il ne me voyait pas d’un œil indifférent.

On m’annonça hier matin qu’un paysan de Varannes demandait à me voir pour me remettre une lettre de M. Bomard, je le fis entrer ; il portait à son bras un panier, dans lequel j’aperçus quelque chose de soigneusement enveloppé. Le billet du curé m’apprit que ce paysan ayant trouvé, il y a quinze jours sur la grande route, une boîte d’un bois précieux, montée en or, et remplie de couleurs, de pinceaux et de crayons, il la lui avait apportée pour lui demander conseil sur ce qu’il devait en faire. M. Bomard avait exigé qu’il la déposât chez lui pendant ce temps, pour donner celui de la réclamer aux personnes qui l’ont probablement perdue, mais n’ayant eu aucune nouvelle à ce sujet, il m’adressait le paysan, comme étant la seule à qui cette jolie boîte pût être utile, me laissant entendre que le prix que j’en donnerais, ferait une petite fortune au père de famille qui l’a trouvée. Heureuse d’avoir l’occasion de rendre service à ce brave homme, je lui dis de poser la boîte sur ma table, et sans la regarder je lui donnai dix louis que j’eus bien de la peine à lui faire accepter, car il s’obstinait à me répéter que je faisais un marché de dupe. Quand il fut parti, j’examinai ma nouvelle emplette, la trouvai du meilleur goût, et regrettai de ne l’avoir pas payée ce qu’elle valait. Je m’amusais à regarder tous les objets qu’elle contenait, lorsque Lise entra dans ma chambre, accompagnée de John, qui venait de la part de son maître, s’informer des nouvelles de ma santé et de celle d’Emma. À peine eut-il achevé sa phrase, qu’il s’écria :

— Ah ! ah ! voici la boîte de milord !

— Comment, ai-je dit, cette boîte appartient à votre maître. Vous vous trompez sûrement, car je viens de l’acheter.

— Oh ! non, madame, je ne me trompe pas, c’est bien elle ; c’est sûrement quelqu’un qui, après l’avoir ramassée, l’aura apportée à madame.

Je lui demandai comment il se pouvait que son maître l’eût perdue, et voici ce qu’il me raconta :

— Peu de temps avant le départ de milord, me dit-il, il m’envoyait trois fois par jour chez l’ouvrier qui faisait cette boîte, pour le presser davantage ; quand nous partîmes, je la mis dans une des poches de la voiture, croyant qu’elle y serait mieux que partout ailleurs ; mais un peu avant d’arriver à Savinie la poche se détacha, et la boîte tomba à côté de milord, qui la prit et la jeta avec violence hors de la voiture ; je voulus faire arrêter les postillons et courir la ramasser ; mais milord me retint par le bras et me défendit d’un ton imposant de parler à mes camarades de ce qu’il venait de faire. Je lui ai obéi ; et je vous prie, madame, de vouloir bien l’assurer que ce n’est pas moi qui leur ai indiqué l’endroit où ils ont dû la trouver.

Je le rassurai sur ce point, en lui racontant comment elle m’était parvenue ; et je voulus le charger de la rendre à son maître, mais je ne pus l’y déterminer ; il m’assura que milord ne la reprendrait pas, puisqu’il l’avait jetée volontairement ; et que d’un autre côté il ne serait pas fâché de la savoir chez moi.

— Car, ajouta-t-il, j’ai toujours pensé que milord l’avait commandée pour madame ; je crois que son chiffre est gravé sur la plaque du milieu.

À ces mots je rougis, et, portant mes yeux sur la boîte, je vis qu’en effet mon chiffre était dessus. Je renvoyai aussitôt John, en lui recommandant de dire à sir James que j’avais quelque chose à lui remettre, sans lui expliquer ce que ce pouvait être, et qu’il le recevrait bientôt des mains de M. Bomard.

Cette aventure aurait dû me piquer ; eh bien, elle me fit éprouver la plus douce sensation ; j’étais sûre de l’avoir occupé ; et tout, jusqu’au dépit qui l’avait porté à jeter le présent qu’il me destinait, me causait un certain plaisir que je ne saurais t’exprimer. Il m’en coûtera de le lui rendre ; mais je suis curieuse de savoir comment il le recevra. Je vais écrire un mot à M. Bomard, pour l’inviter à venir passer la soirée avec moi, et je ne lui confierai ce gage précieux, qu’après l’avoir décidé à questionner James sur l’intention qu’il a eue en s’en défaisant d’une manière aussi bizarre.