Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 142-144).
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XXXI


Mon retour à Varannes est fixé. Dans quatre jours je quitte Lucie et son frère. La raison ne m’en ferait pas un devoir, que la froideur impolie de sir James m’y déciderait. Depuis avant hier il s’est à peine informé de ma santé ; il a évité toutes les occasions de se trouver près de moi ; enfin il s’est conduit de façon à me prouver que ma présence ne lui était nullement agréable. Je lui rends grâce de cette franchise, elle me donnera le courage de me séparer de lui sans regret ; et si son image me poursuit dans ma retraite, au moins s’offrira-t-elle à mes yeux dépourvue de tous les charmes qui auraient été si dangereux pour moi. Je ne verrai plus cette expression noble et touchante, empreinte sur chacun de ses traits, ce sourire mélancolique qui portait dans l’âme un sentiment doux et langoureux ; ils ont fait place à tous les signes qui annoncent la fierté et l’indifférence. Cette nouvelle image me garantira du souvenir de l’autre, et bientôt je ne souffrirai plus que de m’être aveuglée un instant, au point de comparer les inégalités de ce caractère bizarre, aux perfections d’un être qui n’a vécu que pour mon bonheur.

Le portrait de Lucie est achevé ; elle l’a fait monter sur une jolie bonbonnière, que Jenny et Emma doivent donner demain à sir James. Je ferai en sorte de n’être pas témoin de la manière dont il recevra ce présent, sûre qu’il en sera faiblement satisfait. Lucie a la bonté de s’imaginer qu’il lui causera un plaisir infini ; je ne sais quoi m’avertit qu’il ne l’accueillera qu’avec froideur ; mais je n’y veux plus penser. Oublie tout ce que je t’en ai dit, et ne me parle plus désormais que de ce qui t’intéresse.

Ma petite Emma me donne quelque inquiétude ; depuis deux nuits elle ne dort pas, et le soir il lui prend un petit mouvement de fièvre. Le médecin m’assure qu’il est l’effet de sa croissance : elle grandit beaucoup ; mais je crains qu’il ne se trompe sur la cause de ses fréquents accès ; s’ils se réitèrent encore, je t’enverrai un bulletin exact de tout ce que j’aurai remarqué sur son état, et tu le montreras au docteur Nélis : j’aurai plus de confiance dans la consultation qu’il te remettra, que dans toutes les ordonnances de nos médecins de campagne. Ce n’est pas que je les accuse d’ignorance ; mais j’ai toujours peur qu’ils ne fassent abus des remèdes, pour mieux prouver l’emploi qu’ils en savent faire ; et je trouve que lorsqu’on est assez malheureux pour être obligé d’avoir recours à la médecine, il ne faut pas se confier légèrement. J’ai rencontré dans le monde des gens qui livraient leur santé et celle de toute leur famille, à ce qu’ils appelaient un médecin de leurs amis. La crainte d’humilier l’amour-propre de cet ami, les empêchait souvent d’en appeler un autre dans les moments de danger, et je les ai vus plus d’une fois victimes de cette complaisance ; enfin ils m’ont appris à ne pas les imiter, et je ne connais aucune considération qui pût me déterminer à une condescendance aussi blâmable.