Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 136-142).
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XXX


Je suis descendue comme je l’avais promis ; et en entrant dans la salle où tout le monde était réuni, mon émotion a redoublé si fortement, qu’à peine ai-je eu la force de me traîner auprès de Lucie. Il faut croire que ma pâleur était effrayante, car sir James en a été frappé.

— Ô ciel ! a-t-il dit, en me voyant, seriez-vous dangereusement malade ?

— Non, lui ai-je répondu, je ne suis qu’un peu indisposée.

— Laure, reprit-il du ton le plus touchant, ne nous cachez pas vos souffrances, et si quelque chagrin en est la cause, ne nous ôtez pas la douceur de le partager.

À ces mots deux larmes s’échappèrent de mes yeux :

— Vous pleurez, ajouta-t-il, le bonheur de ces époux réveille vos souvenirs douloureux : ah ! vous ignorez à quel point votre douleur déchire mon âme !

Il me plaignait, Juliette ; la pureté de son cœur ne lui permettait pas de me croire affligée d’un autre malheur que de celui dont il m’a vue si souvent occupée. Qu’aurait-il pensé de moi, s’il avait su combien j’étais indigne de son tendre intérêt ? s’il avait deviné que cette femme dont il déplorait le sort, était encore plus à plaindre par tout ce qu’elle souffre pour lui, que par ses regrets ; mais il était loin de me croire aussi coupable, et j’espère le laisser toujours dans cette erreur.

Lucie m’a présenté les nouveaux mariés, et si quelque chose avait pu me distraire, j’aurais certainement joui de leur gaieté franche, de la petite vanité de Jeannette, qui ne passait pas devant une glace sans admirer sa parure, et du plaisir qu’éprouvait son mari à entendre dire qu’elle était charmante : en effet, elle m’a paru cent fois plus jolie que le jour de la fête : ses yeux étaient moins animés ; un sentiment de pudeur les faisait souvent baisser, et son embarras semblait encore ajouter à ses charmes. Pour Julien, il était triomphant : on n’entendait sortir de sa bouche que les noms de Jeannette et de sir James ; le reste du monde n’était plus rien pour lui. Lucie me racontait avec quelle pompe la cérémonie du matin s’était faite, lorsqu’on vint annoncer la visite de madame de Gercourt, de l’abbé et de Caroline ; je me levai pour les placer près de Lucie ; sir James leur fit un salut très-froid, et s’assit à côté de moi comme auparavant. Leur ayant demandé ce qui nous privait du plaisir de voir ma belle-mère, madame de Gercourt nous apprit que s’étant trouvée fort incommodée dans la journée, elle s’était mise au lit.

— Elle a reçu une mauvaise nouvelle, ajouta-t-elle : Le maréchal de V… a écrit à Frédéric de se rendre avant quinze jours à son régiment : on s’occupe des préparatifs de la guerre et des moyens de se mettre en campagne le plus tôt possible. Madame de Varannes, pour qui cette guerre a déjà été si funeste, redoute le moment où Frédéric la quittera pour aller combattre. Son imagination frappée présage un nouveau malheur, et la peine qu’elle en ressent a sensiblement altéré sa santé.

— Malgré tout le désir que nous avions de vous voir, continua-t-elle, nous ne l’aurions pas quittée si Frédéric ne s’était engagé à rester auprès d’elle.

Je témoignais à madame de Gercourt combien je prenais part à l’affliction de ma belle-mère, quand sir James se leva brusquement et fut parler à Caroline ; j’étais curieuse de savoir l’accueil qu’elle lui ferait, et, profitant de l’instant où Lucie questionnait madame de Gercourt, pour terminer ma conversation avec elle, je fixai mes yeux sur Caroline et la vis rougir à l’approche de sir James. Je n’entendis point ce qu’il lui disait ; mais je m’aperçus bien que l’abbé n’en perdait pas un mot. Celui-ci craignant que leur entretien ne se prolongeât, pria sir James de le conduire près de la mariée pour lui faire son compliment. Ils s’éloignèrent tous deux, et bientôt se mirent à causer. Madame de Gercourt employa ce temps à nous parler de tout ce qui se passe à la cour. Elle sait le roman de toutes nos princesses, et les traite impitoyablement. J’étais étonnée de lui entendre approfondir un tel sujet devant Caroline, et je réfléchissais que des volumes de morale ne détruiraient pas l’impression que ses récits scandaleux venaient de produire sur cette jeune personne, lorsqu’elle ajouta qu’il n’était plus possible de vivre à la cour, que les femmes y affichaient l’irréligion et les hommes tous les vices imaginables ; que leur insolence s’accroissant tous les jours et tombant sur des gens de mérite, elle finirait par les rendre haïssables aux yeux du peuple même.

J’étais assez de ce dernier avis, et je dis quelques mots qui pouvaient le lui faire entendre, lorsqu’elle en changea tout à coup, pour me répondre qu’il serait encore plus dangereux de nuire au pouvoir de la noblesse, en lui ôtant les moyens d’opprimer, que de se soumettre à tous ses injustes priviléges ; alors elle entra dans les plus grands détails, pour prouver ce qu’elle venait d’avancer ; et le soin qu’elle mit à nous apprendre le degré de respect qu’on devait à un chevalier de l’ordre, la distance qui existait entre lui et un simple cordon rouge, enfin de quelle importance il était à l’État de ne pas confondre tous les rangs, me confirma dans l’idée que si elle pensait mal des nobles, elle avait beaucoup de vénération pour la noblesse. Après une longue dissertation, elle fit appeler l’abbé qui donna la main à Caroline pour monter en voiture ; sir James offrit la sienne à madame de Gercourt, qui lui dit en confidence, mais assez haut pour que l’entendisse :

— L’air de Savinie est sûrement contraire à madame d’Estell, car je la trouve extrêmement changée ; et je crains que tous les plaisirs qu’elle y goûte ne l’y retiennent trop longtemps pour les nôtres et pour sa santé.

— Votre crainte est obligeante, madame, répondit sir James ; mais je la crois mal fondée. Madame d’Estell nous a déjà menacés de son départ, et l’indisposition de madame de Varannes va probablement le hâter.

— J’en suis fâchée pour vous, milord, mais je le souhaite.

En disant ces mots la voiture s’éloigna, et je restai toute stupéfaite des dernières paroles de madame de Gercourt. J’ai cherché à les interpréter de différentes manières, toutes m’ont laissé de l’incertitude ; et je me suis seulement promis d’échapper autant qu’il me serait possible à sa pénétration.

Après cette visite, je ne restai plus qu’un quart d’heure dans le salon. Pendant ce temps, sir James parla beaucoup de l’abbé de Cérignan : il fit l’éloge de sa conversation, dit qu’elle était instructive et amusante, lui reprocha sa causticité et l’assurance avec laquelle il tranche sur tout. Enfin, il s’occupa entièrement de lui. Lucie voyant que je souffrais, m’a engagée à prendre quelque repos, j’ai profité de son offre et suis montée dans mon appartement, non pour y jouir d’un moment de calme, il n’en est plus pour moi ! mais pour te parler encore de mes chagrins et des conseils que j’attends de ton amitié. J’ai peur que sir James n’ait attribué ma tristesse au départ de Frédéric ; il aura pensé que j’en étais instruite. Comment le désabuser sans commettre une inconséquence ? Voilà ce que j’ignore ; cependant c’est bien assez de lui cacher le motif de ma douleur, sans lui laisser croire qu’un autre en est la cause ; et tu ne saurais imaginer combien je tiens à ce qu’il soit persuadé que l’amour maternel et l’amitié sont les seuls sentiments qui remplissent mon âme.

Adieu, ma Juliette, plains ta Laure ; mais ne cesse pas de l’aimer autant qu’elle t’aime.