Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 134-136).
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XXIX


De quel jour affreux tu viens m’éclairer, ma Juliette !… hélas ! serait-il vrai, que l’épouse de Henri, oubliant tous les liens que la mort n’a pu rompre, nourrit dans son cœur un sentiment coupable ?… J’ai deviné ton secret, me dis-tu, avant que tu soupçonnasses en avoir un, et voilà ce que tu n’osais m’avouer ! Ah ! mon amie ! Pourquoi as-tu si longtemps attendu ?… Pourquoi ta prévoyante amitié ne m’a-t-elle pas avertie d’un danger si funeste ? je l’aurais fui…, peut-être sans regret… Mais à présent… que vais-je devenir ?… Pourrais-je le voir encore… celui qui cause mes tourments et qui doit les ignorer toujours !… Non, je vais m’arracher de ces lieux, je vais loin de lui expier mon infidélité ! C’est auprès du tombeau de Henri que je retrouverai mes forces ! c’est là que, baignée de mes larmes, j’invoquerai son ombre ! c’est là que j’obtiendrai du ciel le pardon dû à mon repentir, et le courage de surmonter ma faiblesse.

Depuis que j’ai reçu ta lettre, je n’ai cessé de pleurer ; d’abord j’ai voulu combattre tes raisons ; j’ai voulu douter de mon malheur : moi de l’amour ! me disais-je, quand le souvenir de mon époux occupe encore si vivement mon cœur, quand les caresses de ma fille me le rappellent à tout instant ! Ah ! Juliette se trompe, les vertus de James lui ont attiré mon estime, et ses malheurs ma pitié. Cet intérêt est vif, sans doute ; mais il l’inspire à tous ceux qui le connaissent, et j’ai dû le ressentir comme eux. Rassurée par cette réflexion, j’allais chercher à détruire ton erreur, en t’assurant qu’il ne me coûterait rien de retournera Varannes, et que l’empressement que j’allais mettre à mon retour te prouverait mon indifférence, quand tout à coup mon cœur se gonfla : je sentis redoubler son oppression à la seule idée de me séparer de lui. Je ne le verrai plus, me dis-je ; ce mot fit tomber le voile qui me cachait à moi-même, je vis son image empreinte dans mon cœur ; et récapitulant toutes mes actions depuis un certain temps, je reconnus qu’elles n’avaient été dirigées que parle désir de lui plaire. Ah ! ma Juliette !… que cet aveu ne me fasse rien perdre dans ton estime ; je ne le ferai jamais qu’à toi, cette promesse doit te tranquilliser ; d’ailleurs, à quel autre pourrais-je confier mon amour ? Celui qui l’inspire est loin de le partager ; et cette certitude, jointe à tes conseils et à mes souvenirs, me guérira bientôt.

Lucie sort de chez moi ; l’état où elle m’a vue l’a persuadée facilement que j’étais malade ; je lui ai témoigné mes regrets de ne pouvoir assister à la noce de Jeannette ; et je l’ai conjurée de ne pas priver pour moi tous ces bonnes gens de sa présence ; elle a cédé à mes instances et m’a fait promettre que je descendrais seulement un instant pour combler la joie des nouveaux époux, qui seraient désolés, a-t-elle dit, de ne pas me voir le jour de leur bonheur. Cette complaisance va me coûter bien cher ! Conçois-tu ce que j’éprouverai en le revoyant ? Comment soutenir ses regards et lui cacher mon trouble ?… Ah ! si je savais qu’il pût en deviner la cause, je mourrais plutôt que de me présenter à lui !…