Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 145-147).
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XXXII


Je reviens de chez ma belle-mère : elle est véritablement affectée du départ de Frédéric ; cependant elle se porte mieux. Je lui ai annoncé mon prochain retour, elle a paru le désirer. Madame de Gercourt m’a dit qu’il était temps que je revinsse, que les habitants du château de Varannes commençaient à devenir jaloux de ceux de Savinie. En disant ces mots elle regardait Frédéric qui paraissait content de l’entendre exprimer aussi franchement ce qu’il n’aurait pas osé me dire. Mais l’abbé, trouvant que la société de sir James devait être fort ennuyeuse pour une jolie femme, ajouta, avec un ton d’ironie, qu’il croirait ses plus grands péchés absous, s’il était resté aussi longtemps que moi près de lui. Cette épigramme m’a semblé aussi méchante qu’injuste ; j’y ai répondu en disant que je ne m’étais point ennuyée un instant pendant mon séjour à Savinie. Lucie, ai-je dit, possède un caractère aussi doux qu’aimable ; son frère a de l’esprit sans méchanceté, sa tristesse, quoique un peu sombre, n’empêche pas sa société d’être agréable, et sa conversation est semée de traits délicats et sensibles, qui valent toutes les saillies de la malignité. Je n’eus pas plutôt fait cet éloge que je m’en repentis. L’abbé l’écouta avec impatience ; madame de Gercourt en sourit, et au bout d’un moment je les vis chuchoter de manière à me persuader qu’ils me tournaient en ridicule ; choquée de cette impertinence, j’ai pris congé de ma belle-mère, et suis sortie sans dire un mot d’adieu à personne. Frédéric est venu me reconduire. « Ne croyez pas, m’a-t-il dit en chemin, que je partage l’opinion de l’abbé sur sir James ; je l’estime ; autrefois je l’aimais, mais il dépend de vous de me le faire haïr. Si vous lui accordez plus de confiance qu’à moi, s’il vous fait oublier Frédéric, vous me rendrez ingrat envers lui, et je serai alors aussi coupable que malheureux. » Ce discours m’a jetée dans un trouble inconcevable, je n’ai répondu que par des mots entrecoupés : préférer un étranger au frère de Henri !… Ne pas être sensible à votre amitié !… et plusieurs phrases de ce genre, aussi peu suivies que sincères. J’avais projeté de lui parler de l’histoire du billet ; mais il n’aurait vu dans mon reproche qu’une raison de plus de croire à ma préférence pour sir James ; d’ailleurs, ce nom seul me causait tant d’émotion, qu’un plus long entretien sur son compte m’aurait sûrement trahie. J’ai rompu la conversation en questionnant Frédéric sur ses projets militaires, et nous sommes arrivés à Savinie comme il achevait de m’en instruire. Il est entré chez Lucie et je suis allée dans la chambre de ma fille, je l’ai trouvée moins agitée que ce matin ; elle s’est endormie peu de temps après m’avoir embrassée, et je ne l’ai quittée que pour t’écrire. Il faut que je retourne au salon, car Lucie m’en voudrait d’avoir passé une si grande partie de la journée loin d’elle. J’espère que Frédéric sera parti ; au reste, qu’il le soit ou non, je ne compte pas plus lui parler qu’à sir James.

Remarque un peu, ma Juliette, l’étrange position où je me trouve. Voici deux hommes que je ne dois pas aimer, et qui se trompent mutuellement sur le penchant qu’ils me supposent ; l’un, jugeant sur les apparences, me croit sensible à l’amour que j’inspire, et l’autre, plus excusable sûrement, puisque la passion l’égaré, devient jaloux par instinct. Blâmée de tous deux, je finirai peut-être par leur sembler moins estimable, sans avoir rien fait qui dût m’attirer cette disgrâce. N’importe, je me conduirai d’après mon cœur ; je conserverai ton estime et la mienne, c’est autant qu’il en faut à ma tranquillité.