Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 64-66).
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XVI


J’ai passé trois jours de suite dans mon appartement ; je n’en suis sortie que pour aller chaque matin m’informer des nouvelles de la santé de ma belle-mère, et lui dire tout ce qui pouvait lui faire excuser ma retraite absolue. Elle a trouvé fort simple que mon tableau et d’autres occupations me retinssent chez moi. Nous avons écrit ensemble à l’abbé de Cérignan, pour l’engager à venir passer quelques semaines au château. Elle tient beaucoup à ce qu’il soit chargé de tout ce qui regarde notre cérémonie religieuse ; le bon curé de Varannes sera peut-être offensé de cette préférence ; je lui en ai fait l’observation, mais elle n’a de confiance que dans l’abbé. C’est lui qui était le directeur du couvent des Ursulines à D… où Caroline a été élevée ; il est neveu de l’archevêque d’A*** qui est un ancien ami de M. de Varannes, et toutes ces raisons justifient le désir qu’elle a de lui voir remplir une fonction d’un caractère aussi auguste.

Ce soir, comme j’étais occupée à finir la lecture du dernier ouvrage que tu m’as envoyé, on est venu m’avertir de l’arrivée de madame de Gercourt. Je ne me sentais pas en état de soutenir l’étiquette d’une visite cérémoniale, et j’ai fait dire qu’une indisposition me retenait. Peu de temps après j’ai reçu ce billet de la main de Frédéric.

« Ne vous renfermez plus, madame ; ne privez pas plus longtemps ma mère du charme de votre société. J’ai compris à quel point la mienne vous est désagréable, et j’ai pris la résolution de vous en délivrer le plus souvent qu’il me sera possible. Sans la promesse que vous seule pouviez me faire donner, je rejoindrais à l’instant mon régiment, mais il ne m’est pas permis d’y penser. Je vais par différents voyages à D*** préparer ma mère à une absence plus longue. Demain vous serez libre, madame ; demain je partirai, et je ne demande pour prix d’un si grand sacrifice, que l’assurance de m’éloigner en emportant le pardon d’une faute déjà punie par votre sévérité.

« Je suis avec, etc.

« FRÉDÉRIC DE VARANNES. »

Cette lettre m’a jetée dans l’embarras, et peut-être trouveras-tu que je m’en suis fort mal tirée ; mais je ne savais réellement comment faire pour le laisser partir sans lui paraître d’une insensibilité choquante, et pour le retenir sans le confirmer dans sa première erreur ; j’ai cru qu’il me fallait prendre avec lui le ton de l’amitié fraternelle, et voici ce que j’ai répondu :

« Si Frédéric n’abjure pas un sentiment coupable ; si le souvenir de Henri ne lui donne pas la force de n’en jamais parler, qu’il parte ; mais, si au contraire, il reconnaît ses torts et s’en corrige, il doit rester au sein de sa famille. Dans ce cas Laure lui promet l’amitié de la plus tendre sœur. »

Je lui ai envoyé cette réponse par Lise, en lui recommandant de s’en aller aussitôt après la lui avoir rendue. Je verrai si cette lettre l’engagera à prendre un parti sage. J’apprendrai son départ sans beaucoup de regret, car avec l’inconséquence de son caractère, il finirait par me compromettre ; et tu m’avoueras qu’il serait cruel d’être victime d’un sentiment que je partage aussi peu et dont la seule idée me blesse.