Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 61-64).
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XV


Caroline trouve fort bien que sir James ne parte pas ; mais elle m’en veut d’avoir obtenu de lui une chose qu’elle avait tentée inutilement. J’ai eu beau répéter devant elle à madame de Varannes qu’il n’avait cédé qu’aux sollicitations de M. de Savinie, elle s’obstine à n’en rien croire, et me boude comme si c’était moi qui l’eusse offensée. Frédéric aussi ne me parle plus ; cette double disgrâce m’a engagée à rester dans mon appartement ; j’étais indisposée, et je vais profiter des moments qu’on me laisse, pour causer avec mon Emma, en travaillant au tableau que j’ai commencé.

La promesse que j’ai faite à Lucie va me coûter bien des contrariétés ; il me faudra supporter tous les caprices de Caroline, de son frère, et tu m’avoueras que c’est une cruelle tâche ; mais je me suis ôté tous moyens de refus, et je les aurais, que je ne voudrais pas en profiter.

Madame de Varannes a reçu hier une lettre de madame de Gercourt, qui lui apprend sa prochaine arrivée. Malgré l’envie que j’ai de ne point voir augmenter notre société, je ne suis point fâchée que madame de Gercourt vienne partager avec nous le soin d’amuser ma belle-mère. Tu connais ma répugnance pour le jeu, et tu conçois l’empressement que je mettrai à lui céder le plaisir de faire tous les soirs un éternel piquet ; étant beaucoup plus âgée que moi, ses goûts se rapprochent davantage de ceux de madame de Varannes, et sans faire aucun sacrifice, elle me rendra bien des moments que, par complaisance, je consacrais à l’ennui. On dit qu’elle vient d’éprouver des chagrins ; sa manie d’écrire lui a attiré des critiques sanglantes, et c’est pour échapper à la méchanceté qu’elle se retire à la campagne. Madame de Varannes fait le plus grand éloge de son caractère ; ses principes, dit-elle, ramèneraient à la vertu la créature la plus pervertie ; sa piété, sa morale et son esprit, en font une femme aussi vertueuse qu’aimable. Ce portrait doit être ressemblant, car elle la connaît depuis un grand nombre d’années ; moi je n’ai lu que ses ouvrages, et je me garderais bien de juger son cœur sur les productions de son esprit ; non pas qu’il soit dépourvu d’agrément : son style est généralement pur, ses idées sont rendues avec clarté ; mais je ne les trouve pas toujours justes, et nous différons d’opinion sur plusieurs sujets ; au reste, la mienne n’est pas d’un assez grand poids pour faire tort à sa réputation, et ce n’est qu’à toi que j’en veux parler.

Il approche ce triste jour, ma Juliette, cet anniversaire du jour le plus funeste de ma vie. Déjà sont commandés tous les apprêts de la fête funèbre : j’ai fait élever un tombeau dans la petite île qu’on aperçoit de mes fenêtres ; il est bâti sur un modèle antique, et surmonté d’une urne de bronze, sur laquelle est gravée cette simple inscription :

« Henri vécut pour le bonheur de Laure ! et Laure a tout perdu… »

Ce monument est entouré de cyprès et de toutes les plantes que la nature semble destiner à servir la mélancolie. On ne parvient dans l’île qu’à l’aide d’un pont que j’ai fait construire, et dont le milieu est fermé par une grille ; j’en ai seule la clef. C’est dans ce lieu, mon amie, que j’irai me livrer aux regrets qui déchirent mon âme ; c’est là que je conduirai mon Emma pour lui parler des vertus de son père ; et c’est encore là, qu’après avoir traîné une languissante vie, je viendrai chercher le repos éternel !

Adieu.