Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 67-70).
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XVII


Frédéric est parti hier matin comme il m’en avait menacée. Quand je suis descendue au salon, madame de Gercourt est venue à moi en m’accablant de politesses. Elle m’a parlé du plaisir de vivre avec moi comme si nous étions destinées à passer notre vie ensemble. Je ne saurais te répéter la quantité de jolies phrases qu’elle a faites en ma faveur. Tu dois te rappeler que je n’ai jamais su répondre à tous ces compliments d’usage ; non-seulement ils ne me plaisent point, mais ils me rendent si gauche que j’en suis humiliée. Comment ajouter foi, je te prie, aux expressions d’une amitié, quand on n’a rien fait pour l’inspirer ? Et comment, sans se rendre coupable de fausseté, se décide-t-on à laisser croire qu’on la partage ? Ce peut être une chose reçue dans le grand monde, mais ceux qui n’y vivent pas, doivent être dispensés de tant de gêne, et je profite de mon droit. Madame de Gercourt m’aura trouvée bien simple ; en effet, mes manières sont loin de celles qu’on remarque à la cour. Elle y a vécu et par conséquent en a pris toutes les habitudes, cela doit lui servir d’excuse. Je suis sûre qu’elle ne s’imagine point que tous ses discours aient pu me sembler étranges.

Tu n’es pas à beaucoup près du même avis que ma belle-mère sur son compte, et tu la traites bien sévèrement. Quoi ! tu prétends qu’elle met les vices en actions et les vertus en préceptes. Ah ! ma Juliette, tu n’as pas réfléchi sur toute l’étendue de cette méchanceté ! Sais-tu bien qu’une femme de ce caractère serait plus dangereuse par l’apparence même de cette vertu, que celle qui ne mettrait aucune pudeur dans sa conduite. On l’accuse, dis-tu, d’un peu de galanterie : tu n’ignores pas que sur ce point on amplifie toujours, et quant à ce qui regarde la petite querelle de ménage qu’on veut absolument qu’elle ait excitée entre un grand seigneur et sa femme, sait-on ce qui l’a amenée ? et faut-il ternir la réputation d’une femme de mérite sur un aussi léger indice ? Je ne reconnais pas là ta bonté ordinaire, ma Juliette, toi que j’ai entendue si souvent prendre la défense des malheureuses victimes de la calomnie ! toi qui joins l’indulgence à l’exemple de toutes les vertus ! comment celles de madame de Gercourt n’ont-elles pas trouvé grâce auprès de toi ?

M. de Savinie est venu ce soir nous faire ses adieux. Lucie et M. Billing étaient avec lui : je n’ai rien vu de plus intéressant que l’air accablé de cette pauvre Lucie ; j’ai deviné sans peine, à sa tristesse, que le départ de son mari était fixé au lendemain. Elle m’a témoigné le regret de ne pouvoir le conduire jusqu’au port où il s’embarque ; son état ne le lui permet pas, et j’ai peur qu’elle ne se ressente beaucoup du chagrin qu’elle éprouve. L’idée que ce jour de séparation serait affreux pour elle, m’a engagée à la prier de consentir à ce que je le passasse à Savinie : elle voulait, disait-elle, m’en épargner l’ennui ; mais je l’ai si bien convaincue du plaisir que j’aurais à lui offrir quelques consolations, qu’elle a cédé à mes instances. M. de Savinie a paru fort sensible à cette preuve d’amitié ; et ce qu’elle lui a inspiré de choses aimables, prouve que le plus sûr moyen de captiver son admiration, est d’accorder à Lucie les sentiments de bienveillance qu’elle mérite.

Caroline me traite toujours avec froideur ; madame de Gercourt est seule dans ses bonnes grâces, car Lucie n’est guère plus heureuse que moi. À propos, j’oubliais de te dire que madame de Gercourt a fait pour elle les mêmes frais de politesse et de prévenance dont elle m’a honorée à notre première entrevue. Elle lui a dit en anglais qu’elle avait eu l’honneur de connaître madame sa mère dans un de ses voyages à Londres ; que c’était une des plus belles femmes de la cour, et qu’elle lui ressemblait à s’y méprendre. Lucie a été plus flattée de ce qu’elle a dit de sa mère, que de ses autres compliments ; mais il y a une certaine adresse à choisir ainsi ce qui doit être agréable aux personnes que l’on désire prévenir favorablement sur son compte ; et je crois ce moyen fort bon à employer, lorsqu’on n’en a pas d’autre pour réussir à plaire : je ne dis pas cela pour madame de Gercourt, elle pourrait s’en passer.

Frédéric vient d’écrire à sa mère qu’il passerait encore quelques jours à D***. Il y a rencontré deux officiers de ses amis ; ils doivent faire une partie de chasse, après laquelle il reviendra au château. Je crois bien qu’il sera ici pour le 10 octobre. Emma s’ennuie de son absence ; il n’y a que l’espoir de jouer demain avec Jenny qui l’en console. Nous t’embrassons toutes deux.

L’abbé de Cérignan nous a répondu par un billet charmant. Il va tout quitter pour se rendre à notre invitation, et nous présumons qu’il arrivera demain.