Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 6

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 105-130).

CHAPITRE 6


Àl’époque de la fête d’inauguration de la tour, le curé d’un petit village assez voisin du château de Miossens vint à mourir, et, à la recommandation de la duchesse, l’archevêque de Rouen donna cette petite cure à M. l’abbé Clément, neveu de Madame Anselme, gouvernante du château, et toute-puissante avant l’arrivée de Lamiel. Ce jeune prêtre, fort pâle, fort pieux, fort instruit, était grand, mince et plus qu’à demi poitrinaire, mais il avait un cruel défaut pour son état, et il sentait bien que, malgré lui et à son corps défendant, il avait beaucoup d’esprit ; bientôt, malgré la bassesse de son origine et en vertu de son esprit qui, entre deux partis, lui faisait toujours choisir le meilleur, il devint le personnage essentiel du salon de Mme de Miossens. D’abord, on lui avait fait entendre sans trop de façon que, lorsqu’on l’avait fait curé à vingt-quatre ans d’une cure valant au moins cent cinquante francs, l’on avait compté sur une assiduité sans bornes. La duchesse mena ce jeune curé dans la chaumière habitée par Lamiel. Il fut frappé de la grâce qu’il y avait dans la réunion d’un esprit vif, audacieux et de la plus grande portée, avec une ignorance à peu près complète de toutes les choses de la vie, et une âme parfaitement naïve.

Par exemple, un soir que la duchesse montait en voiture pour aller passer la soirée dans la chaumière des Hautemare avec l’abbé Clément, on apporta de la diligence de Paris une caisse énorme que l’abbé eut la complaisance d’ouvrir. C’était un magnifique portrait, le cadre seul coûtait plusieurs milliers de francs. Ce portrait était celui de Fédor de Miossens, fils unique de la duchesse, portant l’uniforme de l’École polytechnique. La duchesse fit ouvrir le landau, malgré l’horreur qu’elle avait pour l’humidité du soir. Elle voulait montrer ce portrait à l’aimable Lamiel, et elle n’osait en quelque sorte se livrer à son ravissement avant d’avoir l’opinion de l’être aimable qui disposait de son cœur. Arrivée dans la chambre de Lamiel, la duchesse se livra aux éloges les plus exagérés, mais son œil interrogeait sa favorite qui ne répondait guère. Après mille façons de parler qui demandaient une réponse, enfin la duchesse, impatiente, fut obligée de demander à Lamiel ce qu’il lui semblait de cette physionomie. Lamiel admirait les détails du cadre ; à la demande de la duchesse, à peine considéra-t-elle d’un œil distrait le personnage peint, puis dit simplement, et sans y entendre malice, que la physionomie de ce jeune soldat lui semblait insignifiante. Malgré les manières modestes et la retenue habituelle de l’abbé Clément, cette naïveté fut trop imprévue pour le peu d’usage du monde qu’il avait pu acquérir, il éclata de rire, et la duchesse, pour ne pas se fâcher et surtout pour ne pas fâcher sa favorite, prit le parti de l’imiter. Cette naïveté charmante étonna et ravit le pauvre abbé Clément, déjà à demi étouffé par le ton de fausseté de tous les instants nécessaire dans cette petite tour. Sans s’en douter, le pauvre abbé devint amoureux de Lamiel.

C’était justement au moment où Lamiel voulait absolument prendre possession de sa chambre dans la tour. Un beau matin, elle changea tout à coup, et le docteur Sansfin fut bien étonné quand, venant faire sa première visite à huit heures du matin, les Hautemare lui dirent qu’il y avait plus d’une grande heure que Lamiel s’était embarquée pour le château dans le coupé de Madame.

Le retour de la favorite jeta la duchesse dans une joie d’enfant ; pour être juste, il faut dire qu’elle eût éprouvé le même ravissement pour toute démarche singulière faite par Lamiel. Depuis qu’elle s’occupait de quelque chose, elle n’était pas occupée continuellement à gémir sur les progrès du jacobinisme, la duchesse avait recouvré une santé brillante et, ce qui était une bien haute conséquence à ses yeux, les premières rides qui avaient envahi son front disparaissaient, et son teint perdait tous les jours de cette nuance jaune qui accompagne les gémissements continus. Le soir, en entrant dans le salon, le docteur fut consterné ; il entendit rire dès le second salon qui précédait celui où se tenait la duchesse ; c’était Lamiel qui prononçait l’anglais qu’on lui enseignait depuis un quart d’heure. La duchesse, qui avait passé vingt années de sa jeunesse en Angleterre pendant l’émigration, se figurait parler anglais et avait attaqué l’abbé Clément, qui, né à Boulogne-sur-Mer, parlait l’anglais comme le français. L’idée était venue d’apprendre l’anglais à Lamiel, afin que lorsqu’elle reprendrait ses fonctions de lectrice, elle pût lire à la duchesse les romans de Walter Scott. Le docteur vit qu’il était perdu et, comme il avait pour principe qu’un bossu triste qui laisse voir sa tristesse est un homme à jamais perdu dans le salon où il a commis cette imprudence, il se hâta de sortir, et personne ne s’aperçut de sa disparition. Le bon abbé Clément, bien loin de s’avouer le genre d’intérêt qu’il portait à Lamiel, pensait toujours à elle. Il supposait que, avec le temps et la protection si déclarée de la duchesse, elle ferait un mariage qui lui donnerait une place dans la bonne bourgeoisie. Il enseigna donc à Lamiel un peu de ce qu’elle ignorait et que pourtant il fallait savoir pour n’être pas ridicule dans la société ; un peu d’histoire, un peu de littérature, etc., etc. Cet enseignement était bien différent de celui que donnait le docteur Sansfin. Il n’était point dur, tranchant, remontant aux principes des choses comme celui de Sansfin ; il était doux, insinuant, rempli de grâce, toujours une petite maxime arrivait précédée d’une jolie petite anecdote, dont elle était comme la conséquence, et le jeune précepteur avait grand soin de laisser tirer cette conséquence à la jeune élève. Souvent celle-ci tombait dans une profonde rêverie que l’abbé ne savait comment expliquer. C’était lorsqu’une chose enseignée par l’abbé semblait en contradiction avec une des terribles maximes du docteur. Par exemple, suivant celui-ci, le monde n’était qu’une mauvaise comédie, jouée sans grâce, par des coquins sans grâce, d’infâmes menteurs ; par exemple, la duchesse ne pensait pas un mot de ce qu’elle disait, et n’était attentive qu’à semer des maximes utiles aux prétentions d’une duchesse. La bonne conduite d’une femme, par exemple, avait cela de dangereux que, forte de sa conscience et de la réalité de sa vertu, elle se permettait des imprudences dont un ennemi prudent pouvait profiter, tandis que la femme qui suivait tous ses caprices avait d’abord le plaisir de s’amuser, ce qui au monde est la seule chose réelle, disait le docteur.

— Combien de jeunes filles ne meurent pas avant vingt-trois ans, disait-il à Lamiel, et alors à quoi bon toutes les gênes qu’elles se sont imposées depuis quinze ans, tous les plaisirs dont elles se sont privées pour gagner la bonne opinion de huit ou dix vieilles femmes formant la haute société du village ? Plusieurs de ces vieilles femmes, qui, dans leur jeunesse, ont eu la facilité de mœurs d’usage en France avant le règne de Napoléon, doivent bien se moquer au fond du cœur de la gêne atroce qu’elles imposent aux jeunes filles qui ont seize ans en 1829 ! Il y a donc doublement à gagner à écouter la voix de la nature et à suivre tous ses caprices : d’abord l’on se donne du plaisir, ce qui est le seul objet pour lequel la race humaine est placée ici-bas ; en second lieu, l’âme fortifiée par le plaisir, qui est son élément véritable, a le courage de n’omettre aucune des petites comédies nécessaires à une jeune fille pour gagner la bonne opinion des vieilles femmes en crédit dans le village ou dans le quartier qu’elles habitent. Le danger de la doctrine du plaisir c’est que celui des hommes les porte à se vanter sans cesse des bontés que l’on peut avoir pour eux. Le remède est facile et amusant, il faut toujours mettre en désespoir l’homme qui a servi à vos plaisirs.

Le docteur ajoutait une foule de détails :

— Il ne faut jamais écrire, ou, si l’on a cette faiblesse, il ne faut jamais donner une seconde lettre sans se faire rendre la première ; il ne faut jamais témoigner de confiance à une femme, si l’on n’a en mains le moyen de la punir de la moindre trahison. Jamais une femme ne peut ressentir d’amitié pour une autre femme du même âge qu’elle.

Tout ceci est bien minutieux, ajoutait le docteur, mais voyez sur quelles minuties, sur quels mensonges sont fondées les opinions qui sont prises comme des vérités de l’évangile par toutes les vieilles femmes de la ville[1].

L’abbé était déjà tellement amoureux, sans le savoir, que ces moments de distraction de Lamiel le plongeaient dans un chagrin mortel.

Il fit lire à sa jeune élève le traité d’éducation des filles du célèbre Fénelon, mais Lamiel avait déjà assez d’esprit pour trouver vagues et sans conclusion applicable toutes ces idées si douces, exprimées dans un style si poli et si rempli d’attentions pour la vanité de l’esprit qui apprend.

« Par exemple, se disait Lamiel, voilà une grâce que jamais le docteur n’a connue. Quelle différence de sa gaieté à celle de cet abbé Clément ! Le Sansfin n’est gai du fond du cœur que quand il voit arriver quelque malheur au prochain ; le bon abbé, au contraire, est rempli de bonté pour tous les hommes. »

Mais en admirant et même en aimant un peu le jeune abbé, Lamiel avait pitié de lui quand elle le voyait compter sur la même bienveillance de la part des autres. Quant à elle, c’était déjà une petite misanthrope : la vue du docteur avait servi de preuve aux explications qu’il lui donnait de toutes choses ; elle croyait tous les hommes aussi méchants que lui. Un jour, pour s’amuser, Lamiel dit à l’abbé Clément que sa bonne tante Anselme avait dit de lui tout le mal possible à la duchesse. La tante était furieuse de l’amitié que son neveu prenait pour Lamiel, sa rivale en faveur auprès de la duchesse ; elle avait beaucoup compté sur l’abbé pour diminuer l’empire que cette petite paysanne avait usurpé sur la grande dame. En voyant la mine surprise et toute désorientée de l’abbé Clément en apprenant cette nouvelle, elle le trouva ridicule et le regarda longtemps entre les deux yeux. Elle acceptait cette observation comme vraie :

« Il est bien autrement aimable que Sansfin, mais il est comme le portrait du fils de Madame, il a l’air un peu court », — c’était un des mots de la duchesse. Lamiel en vivant en bonne compagnie, acquérait rapidement l’art de peindre ses idées par des paroles d’une façon exacte.

Lamiel plaisantait souvent avec l’abbé, elle lui disait des injures, mais d’une façon si tendre qu’il se trouvait parfaitement heureux quand il était auprès d’elle. Lamiel aussi, quand elle l’écoutait annoncer, sentait se dissiper quelque retour d’ennui que lui donnaient ces grandes chambres du château si magnifiques, mais si tristes.

La duchesse s’était souvenue d’un livre anglais qu’elle avait adoré, quand elle habitait le village voisin du château de Hartwell, et l’abbé Clément expliquait à Lamiel les injures d’un nommé Burke contre la révolution française. Cet homme avait été gagné par une belle place de finances donnée à son fils. Dans le peu d’entrevues seul à seule que le docteur Sansfin obtenait encore de Lamiel, il lui fit comprendre tout le ridicule de l’adoration que la duchesse avait pour ce livre ; Sansfin nommait rarement l’abbé Clément, mais toutes ses épigrammes étaient dirigées de façon à retomber sur lui. Ou ce jeune prêtre était un imbécile incapable de comprendre la politique qui avait dirigé la Convention nationale, ou plutôt c’était un coquin comme les autres, qui lui aussi voulait une belle place de finances, ou l’équivalent.

Le lecteur pense peut-être que Lamiel va prendre de l’amour pour l’aimable abbé Clément, mais le ciel lui avait donné une âme ferme, moqueuse et peu susceptible d’un sentiment tendre. Toutes les fois qu’elle voyait l’abbé, les plaisanteries de Sansfin lui revenaient à la pensée, et quand il raisonnait en faveur de la noblesse ou du clergé, elle lui disait toujours :

— Soyez de bonne foi, monsieur l’abbé, quelle est la place de finances que vous voulez obtenir, que vous couchez en joue à l’exemple de votre bon M. Burke ?

Mais si Lamiel était peu susceptible de sentiment tendre, en revanche une conversation amusante avait pour elle un attrait tout-puissant, et la méchanceté trop découverte du docteur Sansfin heurtait un peu cette âme encore si jeune, et elle voulait la force incisive des idées du docteur, revêtue de la grâce parfaite que l’abbé savait donner à tout ce qu’il disait. Voici le portrait de Lamiel qu’à cette époque l’abbé Clément envoyait à un ami intime laissé à Boulogne :

« Cette fille étonnante dont vous me reprochez de parler trop souvent n’est point encore une beauté, elle est un peu trop grande et trop maigre. Sa tête offre le germe de la perfection de la beauté normande, front superbe, élevé, audacieux, cheveux d’un blond cendré, un petit nez admirable et parfait. Quant aux yeux, ils sont bleus et pas assez grands ; le menton est maigre, mais un peu trop long. La figure forme un ovale et l’on ne peut, il me semble, y blâmer que la bouche, qui a un peu le coin abaissé de la bouche d’un brochet. Mais la maîtresse de cette âme qui, quoique âgée de plus de quarante-cinq ans, a trouvé depuis peu un été de Saint-Martin, revient si souvent sur les défauts réels de la jeune fille que j’y suis presque insensible. »

Lorsqu’il survenait une visite de quelque dame noble des environs, le jeune prêtre et la petite lectrice bourgeoise et moins encore, n’étaient point jugés dignes d’entendre les secrets du parti ultra. On préparait alors les ordonnances de Juillet, dont bien des châteaux de Normandie avaient le secret. Dans ce cas-là les deux personnages, nos amis, allaient admirer les grâces d’un magnifique perroquet blanc, qu’une petite chaîne d’argent retenait sur son bâton, à l’extrémité du salon et près d’une fenêtre. On les voyait, mais ils étaient hors de la portée de la voix. Le pauvre abbé rougissait, mais bientôt la conversation de Lamiel était plus animée que jamais. En présence de madame, c’eût été manquer de respect que de parler de sujets qu’elle n’avait pas introduits elle-même. Se trouvant seule avec l’abbé, la jeune fille l’accablait de questions sur toutes choses, sur tout ce qui l’étonnait ; elle était parfaitement heureuse, mais souvent elle embarrassait fort son interlocuteur. Par exemple, un jour elle lui dit :

— Il est un ennemi contre lequel tous les beaux livres que madame me fait lire pour mon éducation tendent à me prévenir ; mais on ne me dit jamais clairement ce que c’est ; eh bien ! monsieur l’abbé, vous en qui j’ai tant de confiance, qu’est-ce que c’est que l’amour ?

La conversation avait été jusque-là tellement sincère et naïve que le jeune prêtre, distrait par son amour, n’eut pas la présence d’esprit de répondre qu’il ignorait ce que c’était que l’amour, il dit étourdiment :

— C’est une amitié tendre et dévouée qui fait que l’on éprouve un suprême bonheur à passer sa vie avec l’objet aimé.

— Mais dans tous les romans de Mme de Genlis que madame me fait lire, c’est toujours un homme que l’on voit amoureux d’une femme. Deux sœurs par exemple, passent leur vie ensemble, elles ont l’une pour l’autre la plus tendre amitié, et pourtant on ne dit point qu’elles ont de l’amour.

— C’est, répondit le jeune prêtre, que l’amour doit être sanctifié par le mariage, et cette passion devient vite criminelle si elle n’est consacrée par un sacrement.

— Ainsi, reprit Lamiel, avec une innocence parfaite, mais pourtant en sentant bien qu’elle allait embarrasser l’abbé Clément, ainsi vous, monsieur le curé, vous ne pouvez pas sentir l’amour car vous ne pouvez pas vous marier.

Ce mot était lancé avec tant d’esprit et accompagné d’un regard si singulier que le pauvre prêtre resta immobile, les yeux démesurément ouverts et fixés sur Lamiel.

« Sent-elle la force de ce qu’elle dit ? se demandait-il à lui-même ; en ce cas, j’ai tort de paraître si souvent au château ; l’extrême confiance qu’elle a en moi est bien voisine de l’amour et semble y conduire. »

Ces idées charmantes occupèrent bien pendant vingt secondes l’âme du jeune prêtre, puis il se dit avec horreur :

« Grand Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Non seulement je cède à une passion coupable pour moi-même, mais encore je m’expose à séduire une jeune fille dont la vertu m’est confiée par un engagement tacite, il est vrai, mais qui, par là, ne doit être que plus sacré pour moi. »

— Ma fille !… lui dit-il du ton qu’il prenait en chaire et avec un éclat de voix tellement extraordinaire qu’il fit lever les yeux à la duchesse et aux deux dames qui lui parlaient à voix basse. Après ce mot, le jeune curé, comme hors de lui-même par l’effort qu’il venait de faire, se redressa de toute sa hauteur, ce qui étonna beaucoup Lamiel et même l’amusa :

« Je suis parvenue à le piquer d’honneur, se dit-elle, il faut qu’il y ait dans cette parole, l’Amour, quelque chose de bien extraordinaire ! »

Pendant qu’elle faisait cette réflexion rapide, l’abbé Clément reprenait courage.

— Ma fille, lui dit-il, en modérant sa voix, mon ministère me défend absolument de répondre aux questions que vous pouvez m’adresser sur l’amour. Tout ce que je puis vous en dire, c’est que c’est sorte de folie qui déshonore une femme si elle la laisse durer plus de quarante jours (la même durée que le carême), sans la consacrer par le sacrement du mariage ; les hommes, au contraire, sont d’autant plus estimés dans le monde qu’ils ont déshonoré plus de jeunes filles ou de femmes. Ainsi, quand un jeune homme parle d’amour à une jeune fille, celle-ci cherche toujours le secret, et le jeune homme que dans ce cas on appelle un séducteur, tout en feignant de le chercher aussi, ne demande que d’être découvert : il cherche à conserver sa maîtresse tout en faisant deviner au monde la victoire qu’il a remportée sur sa prudence. Ainsi, il est vrai de dire que le pire ennemi que puisse avoir une jeune fille, c’est le jeune homme qui lui parle d’amour. Toutefois, je ne vous dissimulerai pas la vérité. Pour se soustraire à l’état d’obéissance passive dans lequel une jeune fille se trouve à l’égard de sa mère et pouvoir commandera son tour, il est naturel qu’une jeune fille cherche à se marier. Mais ce moment est bien dangereux. Une jeune fille peut perdre à jamais sa réputation. Il faut toujours qu’elle considère bien quels sont les intérêts de vanité du jeune homme qui lui fait la cour, car il n’y a parmi nous que deux façons de jouer un très beau rôle dans la société, il faut avoir montré de la bravoure à la guerre ou dans des duels engagés avec des jeunes gens considérés, ou bien il faut avoir séduit beaucoup de femmes remarquablement belles et riches.

Ici Lamiel était sur son terrain, vingt fois le docteur lui avait expliqué la conduite que doit tenir une jeune fille pour passer gaiement une jeunesse qui peut être interrompue par la mort, et toutefois ne pas perdre l’estime des vieilles femmes de l’endroit où elle vit. Lamiel regardait le curé d’un air malin, puis [elle] lui dit :

— Mais qu’est-ce que c’est que séduire, monsieur le curé ?

— C’est de la part d’un homme, parler trop souvent et avec intérêt à une jeune fille.

— Mais par exemple, reprit Lamiel avec malice, est-ce que vous me séduisez ?

— Non pas, grâce au ciel, reprit le jeune prêtre épouvanté, et une extrême rougeur succédant à la pâleur mortelle qui depuis quelques instants s’était emparé de sa figure, il saisit la main de Lamiel avec vivacité, puis repoussa loin de lui la jeune fille avec un geste féroce qui parut bien singulier à celle-ci. L’abbé Clément, reprenant le ton dont il prêchait au prône, ajouta en parlant très haut :

— Je ne saurais vous séduire, car je ne puis vous épouser, mais toute fille est déshonorée et probablement damnée qui se laisse parler d’amour ou d’amitié, peu importe le mot, pendant plus de quarante jours et qui ne demande pas à l’homme qui prétend l’aimer s’il a le projet de consacrer ses sentiments par le sacrement du mariage.

— Mais si l’homme qui éprouve de l’amitié pour la jeune fille est déjà marié ?

— Alors, c’est l’affreux péché d’adultère qui fait la gloire suprême des jeunes gens et qui, en France marque les rangs entre eux. Mais tandis que le jeune homme est glorifié, la malheureuse adultère est obligée de vivre seule à la campagne et le plus souvent dans la misère ; lorsqu’elle entre dans un salon, toutes les femmes s’éloignent d’elle avec affectation, et même celles qui sont aussi coupables qu’elle. Sa vie est abominable dans ce monde, et son cœur se remplissant de haine et de méchanceté, elle est très probablement damnée dans l’autre, de sorte que sa vie est abominable sur la terre et après sa mort les tourments les plus affreux lui sont réservés.

Cette image parut toucher profondément la jeune fille, puis au bout d’un instant elle se dit :

« Mais y a-t-il un enfer ? y a-t-il un enfer éternel, et Dieu serait-il bon s’il faisait un enfer éternel ? car enfin, au moment où je suis née, Dieu savait bien que je vivrais par exemple cinquante années et qu’au bout de ce temps je serais damnée éternellement. Ne valait-il pas mieux me faire mourir à l’instant ? Quelle différence pour la profondeur et l’intérêt entre les raisonnements du docteur et ceux du curé ! Mais il faut répondre à celui-ci ou il va croire que je ne puis répondre. » Elle ajouta d’un air fort ému :

— Je comprends très bien, il ne faut jamais parler tous les jours et avec amitié surtout, ni à un homme marié, ni à un prêtre, mais pourtant, si on se sent de l’amitié pour eux ?

À ces mots, l’abbé Clément tira sa montre avec un mouvement convulsif.

— J’ai un malade à voir, s’écria-t-il avec des yeux égarés. Adieu, mademoiselle. Et il prit la fuite, oubliant de prendre congé de la duchesse, qui fut extrêmement choquée du manque d’égards de ce petit prestolet.

— Cet homme n’est-il pas à vous ? lui dit la marquise de Pauville qui était assise à sa droite.

— Ce n’est rien moins que le neveu de ma femme de chambre, reprit la duchesse en souriant de mépris.

— Petit prestolet ! s’écria la baronne de Bruny assise à la gauche de la duchesse.

Ce mot de petit prestolet lancé avec tant de mépris à ce pauvre abbé Clément, qui avait des cheveux si jolis, arrangea ses affaires dans le cœur de Lamiel.

Au lieu de songer à la pauvreté de ses arguments comparée au raisonnement inébranlable comme le granit du docteur Sansfin, elle le vit jeune, plein de naïveté et obligé par sa pauvreté à répéter des raisonnements ridicules auxquels peut-être il ne croyait pas. « Est-ce que Burke, se disait-elle, croyait aux raisonnements absurdes qu’il lançait contre la France ? Mais non, s’écria-t-elle, en s’interrompant elle-même, mon abbé est honnête homme. »

Puis elle resta extrêmement pensive, elle ne savait comment se prouver que l’abbé était honnête homme, et d’ailleurs elle voyait fort bien que la conversation qu’elle venait d’avoir avec lui l’avait placée, à l’égard de cet homme aimable, dans une position vraiment extraordinaire. Au bout d’un quart d’heure, elle en fut charmée, car tout ce qui donnait une pâture à son esprit faisait son bonheur, et ici, il y avait à deviner ce qui avait pu troubler à ce point le jeune abbé. Lamiel ne l’avait jamais vu aussi joli.

« Quelle différence, se disait-elle, entre cette figure et celle d’un Sansfin ! je lui demandais qu’est-ce que c’est que l’amour ? eh bien, sans le vouloir, il me l’a montré. Il faut que je me décide. A-t-il de l’amour pour moi ? Il me voit tous les jours et toujours avec la plus vive joie, il me parle avec une amitié sincère et vive. Par exemple, j’en suis sûre, il aime bien mieux m’adresser la parole que parler à Mme la duchesse, et cependant, elle sait tant de choses ! elle a des façons de parler si flatteuses pour la personne à laquelle elle adresse la parole ! Oui, mais Sansfin dit que la méchanceté qui est dans le cœur d’une femme paraît toujours dans ses traits, et la duchesse est méchante ; l’autre jour, quand Mme la comtesse de Sainte-Foi a versé, en retournant d’ici chez elle, Mme la duchesse en a été contente, et moi, j’avais les larmes aux yeux ; je suis sûre de ce mauvais sentiment de la duchesse, car Mme Anselme l’a remarqué ainsi que moi et en plaisantait avec sa camarade. Mais, en supposant que l’abbé Clément ait de l’amour pour moi, encore une fois, qu’est-ce que c’est que l’amour ? »

Le lecteur trouvera peut-être cette question ridicule de la part d’une grande fille de seize ans, élevée au milieu des plaisanteries grossières des soirées de village, mais d’abord Lamiel n’avait pas d’amies intimes parmi les filles de son âge, et en second lieu elle s’était trouvée fort rarement à des soirées de ce genre. Les jeunes filles de son âge l’appelaient la savante et cherchaient à lui jouer des tours. Il se trouvait que la chaumière de Mme Hautemare était le centre de la société du village, là se réunissaient toutes les dévotes qui amenaient, le plus souvent qu’elles le pouvaient, leurs filles avec elles. Mme Hautemare était toute fière de se voir le centre d’une société, et, dans l’espoir d’y voir arriver les filles du village, elle exigeait que Lamiel ne sortît point. Le curé Du Saillard fut enchanté de voir naître une occasion de passer la soirée honnêtement. Ces curés de campagne se permettent d’étranges libertés : Du Saillard alla jusqu’à recommander, en chaire, les soirées de la femme du bedeau. Tout ceci se passait avant que Lamiel eût été appelée au château ; lorsque, sous prétexte de santé, le docteur Sansfin la fit revenir à la chaumière des Hautemare, elle avait bien plus d’idées et, à cette époque, la conversation des vieilles dévotes méchantes ne laissait pas que d’être dangereuse pour une jeune fille de son âge, car, occupées à médire des jolies femmes du village, elles détaillaient souvent d’une manière fort claire, leurs crimes et le divers degré de ces crimes. Les dévotes discutaient entre elles sur ce qu’il fallait croire des péchés des jeunes filles, et il y avait souvent des discussions d’une inconvenance extrême ; mais la profonde ignorance de Lamiel réparait tout ; ses pensées étaient toutes occupées par des problèmes d’un ordre bien plus relevé, elle se sentait une incapacité complète pour cette hypocrisie de tous les instants sans laquelle il était impossible, suivant le docteur, d’arriver au moindre succès ; elle ne trouvait rien d’ennuyeux comme les soins d’un petit ménage pauvre, tels qu’elle les voyait pratiquer par sa tante Hautemare ; elle se sentait une répugnance extrême pour épouser un bon villageois de Carville ; le but de tous ses désirs était d’aller à Rouen, lorsqu’elle serait privée de la protection de la duchesse et là de gagner sa vie en tenant les comptes dans une boutique. Elle n’avait aucune disposition à faire l’amour ; ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était une conversation intéressante. Une histoire de guerre, où les héros bravaient de grands dangers et accomplissaient des choses difficiles, la faisait rêver pendant trois jours, tandis qu’elle ne donnait qu’une attention très passagère à un conte d’amour. Ce qui déconsidérait l’amour à ses yeux, c’est qu’elle voyait les femmes les plus sottes du village s’y livrer à l’envi. Quand la duchesse lui fit lire les romans hypocrites de Mme de Genlis, ils ne parlèrent point à son cœur, elle trouvait ridicules et sottes les choses de bon goût pour lesquelles Mme de Miossens faisait interrompre la lecture. Lamiel n’était attentive qu’aux obstacles que les héros rencontraient dans leurs amours. Allaient-ils rêver aux charmes de leurs belles au fond des forêts éclairées par le pâle rayon de la lune, elle pensait aux dangers qu’ils couraient d’être surpris par des voleurs armés de poignards, dont elle lisait les exploits détaillés, tous les jours, dans la Quotidienne. Et encore, à vrai dire, c’était moins le danger qui l’occupait que le désagrément du moment de la surprise, quand, tout à coup, de derrière une haie, deux hommes mal vêtus et grossiers s’élançaient sur le héros.

Tout ce que nous venons de faire remarquer chez Lamiel serait parfaitement impossible parmi ces jeunes paysannes bien parées que l’on voit aller tous les dimanches à la danse de leur village. Cette danse étant environnée de tous les côtés de couples se promenant sous les arbres en se tenant tendrement par la main, Lamiel n’était pas sans avoir remarqué plusieurs de ces couples, et cette façon de donner un spectacle lui avait semblé choquante ; c’était là tout ce qu’elle savait de réservé sur l’amour lorsqu’elle revint à la chaumière. À cette époque, le bonhomme Hautemare crut devoir lui expliquer plus nettement le danger. Il lui parla souvent de l’énorme péché qu’il y avait à aller se promener au bois avec un jeune homme.

« Eh bien ! j’irai me promener au bois avec un jeune homme », se dit Lamiel, tel fut le résultat des longues réflexions qui suivirent sa conversation avec l’abbé Clément.

« Je veux savoir absolument, se dit-elle, ce que c’est que l’amour. Mon oncle dit que c’est un grand crime, mais qu’importent les idées d’un imbécile tel que mon oncle ? C’est comme le grand crime que trouvait ma tante Hautemare à mettre du bouillon gras dans la soupe du vendredi : Dieu en était profondément offensé ; et je vois ici Mme la duchesse qui, pour avoir payé vingt francs, fait gras toute l’année, ainsi que sa maison et moi dans le nombre et ce n’est plus un péché ! Il faut convenir que tout ce que disent mes pauvres parents Hautemare est cruellement bête. Quelle différence avec les paroles du docteur ! Ce pauvre jeune curé Clément n’a, pour tout payement au monde, que cent cinquante francs par an. Je vois bien que, depuis qu’il m’aime, Mme Anselme ne lui fait plus de présents ; le jour de sa fête, elle ne lui a donné que six aunes de drap noir, et encore était-ce un restant du grand deuil de M. le duc. Il reçoit bien quelques cadeaux de madame et quelques pièces de gibier et des volailles des paysans, mais comme le sous-préfet, M. de Bermude, peut-être est-il obligé de dire bien des choses pour n’être pas destitué. Que de longs discours en faveur des ministres nous débite ce pauvre M. de Bermude ; eh bien, crac ! le voilà destitué pour n’avoir pas parlé aux élections comme le voulait son ministre. — Quelle sottise ! quelle imprudence ! dit Madame, c’étaient des bêtises qui n’avaient pas le sens commun ; mais pour lui, ajoute-t-elle, elles avaient le sens de lui faire conserver sa place et maintenant le Bermude va être réduit à végéter avec huit cents livres de rente. Voilà ce qui arrivera toujours à tous ces petits bourgeois qui veulent faire les Romains. »

Ceci lança Lamiel dans une suite de pensées sublimes qui l’éloignaient de plus en plus de l’idée pratique de s’aller promener au bois et de choisir le jeune homme auquel elle demanderait ce que c’est que l’amour.

  1. Pour délasser Lamiel de la sécheresse des préceptes, le docteur lui avait prêté une Vie de M. De Talleyrand, écrite par un homme d’un esprit fin, M. Eugène Guinot. 11 janvier 1840, amor (Rome).