Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 7

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 131-157).

CHAPITRE 7


Le premier sentiment de Lamiel à la vue d’une vertu était de la croire une hypocrisie.

— Le monde, lui disait Sansfin, n’est point divisé, comme le croit le nigaud, en riches et en pauvres, en hommes vertueux et en scélérats, mais tout simplement en dupes et en fripons ; voilà la clef qui explique le xixe siècle depuis la chute de Napoléon ; car, ajoutait Sansfin, la bravoure personnelle, la fermeté de caractère n’offrent point prise à l’hypocrisie. Comment un homme peut-il être hypocrite en se lançant contre le mur d’un cimetière de campagne bien crénelé et défendu par deux cents hommes ? À l’exception de ces faits, ma belle amie, ne croyez jamais un mot de toutes les vertus dont on vient vous battre les oreilles. Par exemple, votre duchesse parle sans cesse de bonté ; c’est là, suivant elle, la vertu par excellence ; le vrai sens de ses actes d’admiration, c’est que, comme toutes les femmes de son rang, elle aime mieux avoir affaire à des dupes qu’à des fripons : c’est là le fin mot de ce prétendu usage du monde dont les femmes de son rang parlent sans cesse. Vous ne devez point croire ce que je vous dis. Appliquez-moi la règle que je vous explique, qui sait si je n’ai point quelque intérêt à vous tromper ? Je vous ai bien dit qu’environné d’êtres grossiers avec lesquels il faut toujours mentir pour n’être pas victime de la force brutale dont ils disposent, c’est une bonne fortune pour moi que de trouver un être rempli du génie naturel. Cultiver ce génie et oser dire la vérité est pour moi un plaisir charmant et qui me délasse de tout ce que je fais pendant la journée pour gagner de quoi vivre. Peut-être que tout ce que je vous dis est un mensonge. Ne m’en croyez donc point aveuglément, mais observez si, par hasard, ce que je vous dis ne serait point une vérité. Ainsi, est-ce que je vous dis un mensonge quand je vous fais remarquer un évènement arrivé hier soir ? La duchesse parle sans cesse de bonté, et hier soir et ce matin, elle a été toute joyeuse de l’accident arrivé à sa bonne amie, Mme la comtesse de Sainte-Foi, que ses chevaux ont jetée dans un fossé avant-hier soir, lorsqu’elle regagnait son château, à une lieue d’ici.

Sansfin disparut après ces mots. Telle était sa manière avec Lamiel ; il voulait surtout qu’elle se donnât la peine de réfléchir. Après le départ du docteur, Lamiel se dit :

— Je ne puis voir la guerre, mais quant à la fermeté de caractère, je puis non seulement la voir chez les autres, mais je puis même espérer de la mettre en pratique moi-même.

Elle ne se trompait point : la nature lui avait donné l’âme qu’il faut pour mépriser la faiblesse ; toutefois, l’amour essayait ses premières attaques sur son cœur ; elle revint à penser à l’abbé Clément, et ce ne fut point la suite du raisonnement qui la fit songer à ce jeune homme aimable ; il était fort pâle, l’habit noir qu’il avait fait avec les six aunes de drap, présent de Mme Anselme, avait l’air de le rendre encore plus maigre et augmentait la tendre pitié qu’il inspirait à Lamiel. Quelle n’eût pas été sa joie de pouvoir discuter avec lui les principes sévères qu’elle devait à la haute sagesse du docteur ! « Mais peut-être, ajoutait-elle, tout ce que l’abbé Clément me dit contre l’amour, c’est parce que l’archevêque de Rouen le lui ordonne sous peine de perdre sa place. En ce cas, il fait très bien de parler ainsi, mais moi, je serais une sotte, dont il se moquerait au fond du cœur, si je croyais le plus petit mot de tout ce qu’il me dit ; quand il me parle de littérature anglaise, c’est fort différent, ces choses-là n’intéressent pas son évêque qui, peut-être, ne sait pas l’anglais. On veut me tromper sur tout ce qui a rapport à l’amour, et pourtant il ne se passe pas de journées que je ne lise quelques phrases relatives à cet amour. Les gens qui font l’amour sont-ils dans la classe des dupes ou des gens d’esprit ? » Lamiel fit cette question à son oracle, mais le docteur Sansfin avait trop d’esprit pour répondre nettement.

— Rappelez-vous bien, ma belle amie, lui dit-il, que je refuse nettement de répondre à cette question. Seulement souvenez-vous qu’il y a un extrême danger pour vous à chercher de vous en éclaircir, c’est comme le secret terrible des Mille et une nuits, ces contes qui vous amusent tant : lorsque le héros veut s’en éclaircir un énorme oiseau paraît dans le ciel qui s’abat sur lui et lui arrache un œil.

Lamiel fut très piquée de cette fin de non-recevoir. « On veut me tromper sur tout ce qui a rapport à l’amour ; donc il ne faut plus demander d’éclaircissements à personne et ne croire que ce que je verrai par moi-même. »

L’annonce d’un danger extrême, que le prudent docteur avait fait entrer dans sa réponse, piqua le courage de Lamiel. « Voyons si je sentirais du danger, s’écria-t-elle ; tout ce que je sais de pure pratique sur l’amour, c’est ce que mon oncle m’a bien voulu apprendre en me répétant qu’il ne faut pas aller au bois avec un jeune homme ; eh bien, moi, j’irai au bois avec un jeune homme, et nous verrons. Et quand à mon petit abbé Clément, je veux redoubler d’amitié pour lui afin de le faire enrager. Il était bien drôle hier au moment où il a tiré sa montre d’un air en colère ; si j’avais osé, je l’aurais embrassé. Quelle mine aurait-il faite ? »

Lamiel en était au plus fort de sa curiosité sur l’amour, quand un jour, en entrant chez la duchesse, elle vint à interrompre brusquement sa conversation avec Mme Anselme, c’est qu’il était question d’elle. La duchesse avait reçu un courrier de Paris dans la nuit, on était à la veille des ordonnances de Juillet, un ami intime lui donnait à cet égard des détails qui la faisaient trembler pour son fils ; le camp de Saint-Omer allait marcher sur Paris pour mettre à la raison la grande conspiration des députés de côté gauche. Elle renvoya le courrier en disant à son fils qu’elle se sentait affaiblir tous les jours et qu’elle lui demandait une preuve d’amitié qui serait peut-être la dernière, c’était de partir à l’instant même, deux heures après avoir reçu sa lettre, et de venir passer huit jours à Carville. Cette École polytechnique fut une des erreurs du pauvre duc ; elle a été républicaine même sous Napoléon ; Dieu sait si messieurs de la gauche auront négligé de la fanatiser !

— Un duc de Miossens républicain ! s’écria-t-elle avec dégoût, en vérité cela serait beau !

Mais il n’y avait pas deux heures que la duchesse avait réexpédié son courrier dans le plus grand secret, que le docteur savait que le jeune duc allait venir au château. C’était un des événements qu’il craignait le plus. « Ce jeune homme a une charmante figure, il porte un uniforme, cela seul suffirait pour rappeler Napoléon aux yeux de Lamiel et peut m’enlever ma charmante amie ; j’ai déjà eu bien de la peine à la sauver de ce petit abbé Clément, dont la vertu timide travaillait pour moi. En vérité, je ne puis pas compter sur la même retenue de la part du jeune duc, lequel est mené par un valet de chambre fripon ; ce valet pourrait bien faire entendre le fin mot de tout ceci à ma petite Lamiel, et alors je me serais donné la peine de faire une femme d’esprit pour que ses rendez-vous avec le jeune duc soient plus piquants. »

Deux heures après, le vénérable Hautemare parut au château avec son habit de dimanche. Son arrivée à huit heures du soir fit évènement ; la première cloche de la grande cour fut agitée durant plus d’un quart d’heure avant que Saint-Jean, le vieux valet de chambre chargé du dépôt des clefs des portes extérieures, voulût bien s’avouer qu’on sonnait. La duchesse alla se figurer que le son de cette cloche était funèbre. « Il est arrivé quelque chose à Paris, se dit-elle, quel parti aura pris mon fils ? Grand Dieu ! quel malheur que ce M. de Polignac soit arrivé au ministère ! C’est le sort de nos pauvres Bourbons d’appeler toujours les imbéciles dans leur conseil. Ils avaient trouvé M. de Villèle, à la vérité, c’est un bourgeois, mais c’est une raison pour qu’il connaisse mieux les bourgeois qui attaquent la cour. L’École polytechnique aura été amenée aux Tuileries avec des canons, et ces pauvres enfants, séduits par quelques mots flatteurs du roi, vont défendre les Tuileries, comme autrefois les Suisses, au 10 Août. »

Dans son impatience, la duchesse sonna toutes ses femmes, elle ouvrit sa fenêtre et se précipita à demi vêtue sur son grand balcon.

— Allons, Saint-Jean, allons, vous déciderez-vous enfin à ouvrir ?

— Pardieu ! madame, répondit le vieux valet de chambre, plein d’humeur, voici une belle heure pour ouvrir ! Je ne veux pas qu’ils me mordent.

— Vous avez donc peur d’être mordu par les gens qui assiègent ma porte, et quels sont-ils ces gens ?

— Voilà une belle idée, répondit le vieillard plein d’humeur, il s’agit de vos chiens qui sont à mes trousses ; c’est une belle idée que d’avoir fait venir ces affreux bull-dogs anglais ! C’est qu’une fois qu’ils ont mordu, ces anglais-là ne lâchent jamais prise.

Il fallut plus d’un gros quart d’heure pour réveiller et pour habiller Lovel, domestique anglais, qui, seul, avait le crédit de se faire écouter par ses compatriotes, les bull-dogs. Pendant ce temps-là, les sonneries de la cloche redoublèrent. Hautemare, qui sonnait à la porte, supposait qu’on ne voulait pas lui ouvrir. Ces sons redoublés, les cris des chiens, les murmures de Saint-Jean, les jurements de Lovel, changèrent en une véritable attaque de nerfs l’extrême émotion de la duchesse. Ses femmes furent obligées de la mettre au lit et de lui faire respirer des odeurs.

— Mon fils est mort s’écria-t-elle ; à son retour à Paris, mon courrier aura trouvé la révolution déjà en marche.

La duchesse était absorbée dans ces pensées, quand on lui annonça qu’il s’agissait tout simplement du bedeau du village qui avait l’impertinence de réveiller tout le château.

— Je ne sais ce qui me tient, avait dit Saint-Jean en lui ouvrant, je puis dire un mot à l’Anglais et il le ferait dévorer par ses bêtes.

— C’est ce que nous verrons, avait répondu le maître d’école indigné, je ne marche jamais la nuit sans le sabre et le pistolet que monsieur le curé m’a donnés.

La duchesse entendit la fin de ce dialogue et elle était sur le point de s’évanouir de nouveau de colère, quand Hautemare, fort en colère lui-même, parut enfin dans la chambre à coucher.

— Madame, avec tout le respect que je vous dois, je viens vous redemander ma nièce Lamiel ; il n’est pas convenable qu’elle couche sous le même toit que monsieur votre fils, qui se ferait un jeu de déshonorer une famille respectable.

— Comment ! monsieur le bedeau, la première parole que vous m’adressez après avoir mis sens dessus dessous tout le château, à une heure indue, ce n’est pas une excuse ? Vous arrivez ici au milieu de la nuit comme si vous entriez dans la place du village !

— Madame la duchesse de Miossens, reprit le chantre d’un air fort peu respectueux, je vous demande excuse et je vous prie de me remettre à l’instant ma nièce Lamiel. Mme Hautemare ne veut pas qu’elle voie M. votre fils.

— Qu’est-ce que vous dites de mon fils, s’écria la duchesse éperdue ?

— Je dis qu’il arrivera peut-être ici demain matin et que nous ne voulons pas qu’il voie notre nièce.

« Grand Dieu ! pensa la duchesse, la conspiration de Paris a perverti jusqu’à ce village ; il ne faut pas que je me brouille avec cet insolent. Il a du crédit sur la canaille ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est d’aller passer le reste de la nuit dans ma tour. Rouen s’en va à feu et à sang comme Paris, je ne pourrai pas me sauver à Rouen, c’est au Havre qu’il faut chercher un asile. Il y a là beaucoup de marchands qui ont de grands magasins remplis de leurs marchandises, et quoique fort jacobins au fond, leur intérêt fera que, pendant quelques heures, ils s’opposeront au pillage. Ma cousine de La Rochefoucault fut assassinée au commencement de la révolution parce que le peuple reconnaissait déjà qu’on allait chercher les chevaux de poste. Il faut séduire ce bonhomme Hautemare. Ces gens-là sont à genoux devant un louis d’or, et je lui en donnerai vingt-cinq, s’il le faut, pour qu’il m’ait des chevaux de poste. »

La duchesse était restée en silence pendant qu’elle donnait audience à toutes ces idées. Hautemare, fort en colère de toutes les interpellations dont il avait été l’objet de la part des domestiques, alla s’imaginer que ce silence était un refus.

— Madame, dit-il insolemment à la duchesse, rendez-moi ma nièce, ne me forcez pas à venir la chercher, accompagné de tous mes sonneurs de cloche auxquels se joindraient au besoin tous les amis que j’ai dans le village.

Ce mot décida la duchesse ; elle lança au vilain un regard plein de haine, puis elle lui dit d’un ton mielleux :

— Mon cher monsieur Hautemare, combien vous me comprenez mal ! Je veux vous rendre votre nièce. J’étais là à penser que la fraîcheur de la nuit peut redoubler son mal de poitrine ; dites, je vous prie, qu’on mette les chevaux à la voiture. Priez Mme Anselme d’aider Lamiel à s’habiller, moi-même je veux m’habiller.

Elle montrait la porte avec énergie à Hautemare qui faisait tout ce qu’il pouvait pour se maintenir en colère ; il ne voulait pas absolument rentrer chez lui sans sa nièce, il se figurait la scène affreuse dont il serait l’objet de la part de Mme Hautemare si elle le voyait arriver sans sa nièce.

Il sortit enfin ; la duchesse se précipita contre la porte et mit trois verrous. Quand les verrous furent retenus avec beaucoup de soin, la duchesse eut un instant de répit. « Voici le moment arrivé, se dit-elle ; eh bien ! mes diamants, mon or, et le faux passeport que le bon docteur m’a procuré ! » Elle était fort énergique dans ce moment, elle n’eut besoin de l’aide de personne pour ouvrir une petite trappe qui était maintenue fermée par un des pieds de son lit. Le tapis avait été ouvert en cet endroit, et ne tenait que par un point de couture qu’elle arracha facilement. Une petite boîte fort commune contenait ses diamants ; l’or l’embarrassait davantage, elle en avait cinq ou six livres ; elle avait aussi des billets de banque qu’elle cacha dans son corset avec les diamants, quant à l’or, elle le mit dans son manchon. Tout cela fut fait en cinq minutes. Elle courut à la chambre de Lamiel qu’elle trouva les larmes aux yeux. Mme Anselme lui avait adressé des reproches grossiers à propos de l’indiscrétion de son oncle qui venait réveiller le château à une heure si ridicule.

La vue des larmes de Lamiel fit oublier à la duchesse toutes les craintes qu’elle avait eues pour elle-même ; elle avait tant de courage en cet instant qu’elle éclata de rire de bon cœur, quand Lamiel lui demanda où en étaient les progrès de l’incendie ; Mme Anselme n’ayant répondu à ses questions que par des injures, elle crut fermement que le feu était au château.

— C’est tout bonnement, lui dit la duchesse, que la révolution vient de recommencer au village, mais ne sois pas inquiète, ma petite, j’ai sur moi pour plus de huit mille francs de diamants ; sur moi, j’ai aussi de l’or et des billets de banque. Nous allons nous sauver au Havre, de là, au pis aller, nous irons passer quinze jours en Angleterre et, si je te vois avec moi, je serai aussi heureuse que dans ce château.

Malgré son attendrissement et l’amitié passionnée qu’elle avait pour Lamiel, la duchesse pensa qu’il était d’une fine politique de ne pas lui dire un mot de son fils. Son intention véritable était de passer quelques heures dans sa tour, et là, d’attendre le moment où Fédor arriverait à Carville. Dans tous les cas, si le peuple était trop furieux à Carville, elle battrait la grande route à deux ou trois lieues de distance et reviendrait à portée du village dans la nuit, pour prendre son fils. Lamiel était pénétrée d’admiration pour le courage parfait de la duchesse.

« Ces grandes dames-là ont réellement une supériorité sur nous. Certainement je n’ai pas peur de traverser la grand’rue et la place de Carville où je trouverai tous les jeunes gens du pays criant : vive Napoléon ou vive la République ! S’ils veulent absolument briser la voiture de madame, je lui donnerai le bras et nous sortirons fièrement du village. Il y a Yvon et Mathieu, les deux premiers sonneurs de cloche qui certainement m’obéiront en tout, et Yvon est fort comme un hercule ; je n’ai donc pas peur, mais je suis sérieuse et attentive, et voilà madame qui trouve le temps de dire des choses charmantes, et qui nous font rire.

La duchesse fut admirable de sang-froid. Elle remit mille francs qu’elle avait en écus, à Mme Anselme et à Saint-Jean en les priant de partager cette somme entre tous les domestiques. Elle exigea que personne ne la suivît. Elle répéta plusieurs fois, et avec affectation qu’elle serait de retour le surlendemain. On avait mis les chevaux au landau qui avait des armes superbes, elle eut la bravoure de prendre le temps de les faire dételer et de les faire placer au coupé, qui, étant sans armes, serait moins remarqué de la populace ; enfin ces dames montèrent en voiture avec le seul Hautemare qui, épuisé de l’effort qu’il avait fait de se maintenir en colère pendant une heure, de peur de la scène qui l’attendait à la maison s’il reparaissait sans sa nièce, avait les larmes aux yeux, de faiblesse, et ne savait plus ce qu’il disait.

En montant en voiture, la duchesse avait eu le temps de dire à Lamiel :

— Ne disons rien de nos projets à cet homme, il est peut-être fanatisé par les jacobins.

Lamiel fut la première à dire, lorsqu’on fut à cinq cents pas hors du château :

— Mais, madame, tout est bien tranquille.

Bientôt on fut dans la grande rue du village ; le réverbère de la municipalité brûlait tranquillement, et le seul bruit que ces dames entendirent fut le ronflement d’un homme qui dormait dans sa chambre, au premier étage, élevé de huit pieds au-dessus du sol. Mme de Miossens partit d’un éclat de rire et se jeta dans les bras de Lamiel qui pleurait d’amitié et d’attendrissement. Pendant quelques minutes, Mme de Miossens se livra à toute sa gaieté : Hautemare ouvrait des grands yeux. « Il faut éloigner les soupçons de cet homme » se dit la duchesse :

— Eh bien, mon cher Hautemare, avez-vous été content du bon sang-froid avec lequel j’ai ramené votre nièce jusqu’au logis de sa chère tante ? Vous avez les clefs de la tour, allez nous ouvrir la chambre du second étage et faites du feu, j’irai me recoucher, et si Mme Hautemare nous le permet, dit-elle avec un ton d’ironie qui ne fut point aperçu par le maître d’école, je désirerais, pour n’avoir pas peur des esprits, que Lamiel vint occuper le petit lit de fer.

Le lecteur a sans doute remarqué que la duchesse eut la prudence de ne pas demander à Hautemare comment il savait que Fédor devait revenir à Carville. « Ceci tient à la propagande des jacobins, pensa-t-elle, cet homme me répondrait par un mensonge, il vaut mieux ne pas le mettre sur ses gardes, je saurai tout par ma petite Lamiel. »

Hautemare, une fois assuré que sa femme ne lui ferait pas de scène, eut bien honte de la façon grossière dont il avait parlé à la duchesse. Quant à sa femme, tout à fait calmée par l’extrême politesse de la grande dame qui daignait elle-même reconduire sa nièce, elle n’eut pas de peine à permettre à celle-ci de remonter au plus vite auprès de la duchesse, et elle s’habilla pour préparer du thé. Ces bonnes gens pensèrent qu’il était mieux de ne point faire de compliments à la grande dame ; le mari monta le thé dans la chambre du second étage, demanda les ordres de Madame et prit congé en faisant mille salutations bien nobles.

Ces dames rirent beaucoup de leur peur et s’endormirent tranquillement après avoir prêté l’oreille pendant une demi-heure au profond silence qui régnait dans le village. Le lendemain, la duchesse ne s’éveilla qu’à neuf heures, et, un instant après, son fils Fédor fut dans ses bras. Ce jour-là était le 28 juillet 1830. Fédor arrivant à sept heures, n’avait pas voulu qu’on éveillât sa mère. Il était fort triste. « Si les troupes ont continué, se disait-il, mes camarades diront que je suis un déserteur ; il faudrait, après avoir embrassé ma mère, obtenir d’elle que je pusse retourner à Paris. »

Lamiel en voyant ce jeune homme si inquiet, serré dans son uniforme, lui trouvait je ne sais quel aspect piètre qui excluait l’idée de force et même de courage : Fédor était grand[1] et mince ; il avait une charmante figure, mais l’extrême peur de passer pour un déserteur lui ôtait dans ce moment toute expression décidée, et Lamiel le trouva fort ressemblant à son portrait : « C’est bien là, se disait-elle, l’être insignifiant dont le portrait dans la chambre de Madame n’est regardé qu’à cause de la beauté du cadre. » De son côté, dans le moment de tranquillité que lui laissèrent ses remords, Fédor se disait :

« C’est donc là cette petite paysanne, qui, à force d’adresse normande et de complaisances bien calculées, a su gagner la faveur de ma mère, et, qui plus est, la sait conserver. » Comme tout ce qui environnait Fédor, la cuisine dans laquelle il l’avait entrevue, l’oncle Hautemare et sa femme encore toute triste de s’être exposée à tarir la source des petits cadeaux dont la duchesse l’accablait, étaient choses trop connues et ennuyeuses pour Lamiel, toute son attention revenait malgré elle à ce jeune militaire si mince, si pâle, et qui avait l’air tellement contrarié. Ainsi avait eu lieu cette entrevue dont l’image avait fait tant de peur au docteur Sansfin. À chaque instant, Mme Hautemare s’approchait de sa nièce et lui disait à voix basse :

— Mais fais donc les honneurs de la maison ; toi qui as tant d’esprit, parle donc à ce jeune duc, ou bien il va croire que nous sommes de grossiers paysans.

Ces choses, et bien d’autres semblables, étaient dites à demi-voix, mais de façon que Fédor les entendait fort bien. Lamiel tâchait en vain de faire comprendre à sa tante qu’il était beaucoup mieux de laisser toute sa liberté au jeune voyageur. Toutes ces démarches empressées de Mme Hautemare n’échappèrent point à Fédor et toute sa mauvaise humeur, qui était grande, se fixa sur M. et Mme Hautemare. Peu à peu, il voulut bien s’apercevoir que Lamiel avait des cheveux charmants et qu’elle eût été fort jolie si l’air de la campagne n’avait un peu hâlé sa peau. Ensuite, il voulut bien découvrir qu’elle n’avait rien de l’air faux et des petites minauderies mielleuses d’une petite intrigante de campagne. Mme Hautemare montait à la tour tous les quarts d’heure pour écouter à la porte de Mme la duchesse et voir si elle était éveillée. Pendant ces courses, Fédor restait seul avec Lamiel et l’instinct de la jeunesse l’emportant à la fin sur les soucis qui lui faisaient craindre la réputation de déserteur, il regardait Lamiel avec beaucoup d’attention, et elle, de son côté, lui parlait avec tout l’intérêt qu’inspire une vive curiosité, lorsque le docteur Sansfin entra dans la cuisine qui servait de scène à cette première entrevue. L’attitude du docteur était à peindre, il restait debout, dans l’attitude d’un homme qui va marcher, la bouche ouverte et les yeux extrêmement ouverts.

« Il faut convenir, se dit Fédor, que voilà un bossu bien laid ; mais l’on dit que de ce vilain bossu et de cette petite fille si singulière dépend toute la volonté de ma mère. Tâchons de leur faire la cour afin d’obtenir d’elle qu’elle veuille bien me laisser retourner à Paris. » Cette résolution bien prise, le jeune duc attaqua vivement la conversation avec le médecin de campagne ; il débuta par un récit exact des premiers troubles qui, le 26, à midi, avaient éclaté dans le jardin du Palais-Royal, près le café Lemblin : deux élèves de l’École polytechnique, qui se trouvaient dans ce café au moment où on lisait tout haut les fameuses ordonnances, avaient couru à l’École polytechnique et avaient raconté fort exactement à leurs camarades rassemblés dans la cour tout ce dont ils avaient été témoins. Le docteur écoutait avec une émotion qui se peignait avec énergie dans ses traits mobiles ; sans doute, il était charmé des accidents qui pouvaient arriver aux Bourbons. Les insolences des nobles et des prêtres étaient faites pour être senties vivement par un homme qui se croyait un dieu par la nature. Son imagination s’étendait avec délices sur les humiliations qu’allait souffrir cette maison de Bourbon qui depuis un siècle protégeait les forts contre les faibles. « Ne sont-ce pas ces gens-là, se disait Sansfin, qui ont donné à jamais le nom de canaille à la classe dans laquelle je suis né ? Pour eux, tout ce qui a de l’esprit est suspect ; ainsi, si ce commencement d’insurrection a des suites un peu sérieuses, si ces Parisiens si ridicules ont le courage d’avoir du courage, le vieux Charles X pourrait être forcé d’abdiquer, et la classe de la canaille à laquelle j’appartiens fera un pas en avant. Nous deviendrons une bourgeoisie respectable et que la cour devra se donner la peine de séduire. » Puis, tout à coup, Sansfin vint à se souvenir de la belle position où il s’était placé envers la congrégation : « Je suis à la veille d’obtenir une place, se dit-il, s’il me convient d’en demander une. Tous les châteaux des environs donneraient cinquante louis ou cent louis chacun, selon son degré d’avarice, pour que je fusse pendu haut et court, mais en attendant ce moment agréable, je me vois le seul agent par lequel ils puissent communiquer avec le peuple. Je joue sur leurs terreurs comme Lamiel joue sur son piano, je les augmente et les calme presque à volonté. S’ils obtiennent une très grande victoire, les plus furibonds d’entre eux, ceux qui forment le casino, obtiendront des autres que je sois jeté en prison. Le vicomte de Saxilée, ce jeune homme si bien fait et si fier de sa tournure de crocheteur, n’a-t-il pas dit devant moi à ses nobles associés du casino : « Il y a du jacobinisme à détailler avec tant de complaisance les moyens d’agir que possèdent les jacobins. » Ainsi, si la révolte de Paris, malgré la légèreté de ces pauvres badauds, a l’esprit de faire un mal réel aux Bourbons, je perds ma fortune préparée par tant de soins depuis six ans avec tous les châteaux et les prêtres des environs, d’autres hommes puissants paraîtront dans le peuple, et mon esprit devra faire des miracles pour être associé au déploiement de la force brutale ; si le parti de la cour triomphe et fait fusiller une cinquantaine de députés libéraux, il faut que je me sauve au Havre et peut-être de là en Angleterre, car aussitôt le vicomte de Saxilée vient demander qu’on me jette en prison. Tout au moins on visitera mes papiers pour voir si je ne suis point d’accord avec les libéraux de Paris. Ce jeune imbécile veut retourner à son École polytechnique, il faut pousser la duchesse à consentir à ce retour, et moi je serais le modérateur du jeune homme, je l’accompagnerai à Paris, j’enverrai deux fois par jour des courriers à la duchesse et, au fond, j’essayerai de me faufiler avec le parti vainqueur. Ces Parisiens sont si bêtes que naturellement la cour s’en tirera avec des promesses ; quand le peuple n’est plus en colère, il n’a rien ; et dans huit jours les Parisiens ne seront plus en colère. Dans ce cas je gagne la faveur des chefs de la congrégation et je reviens à Carville comme un de leurs envoyés. C’est à moi alors à faire entendre à tous les imbéciles du parti que M. le vicomte de Saxilée est un cerveau brûlé, capable de tout gâter. Par là, à tout le moins, je me sauve la prison où ce gredin-là voudrait me jeter. Il faut donc flatter ce petit imbécile de façon à ce qu’il m’accepte comme compagnon de voyage. »

Pendant toutes ces réflexions, Sansfin avait commencé à flatter le jeune duc, en se faisant donner mille détails sur l’esprit qui animait l’École polytechnique et en portant aux nues Monge, La Grange et les autres grands hommes qui fondèrent cette École. Ces grands hommes étaient les dieux de Fédor, et livraient bataille dans son cœur à tous ses préjugés de naissance, soigneusement flattés par ses parents. Il était bien fier d’être duc, mais il pensait deux fois par jour à son titre, et, vingt fois la journée, il jouissait avec délices du bonheur de passer pour un des meilleurs élèves de l’école.

Lorsque Mme Hautemare vint enfin annoncer qu’il faisait jour chez la duchesse, Fédor commençait à le regarder comme un homme de beaucoup d’esprit, et Lamiel avait redoublé de considération pour le génie avec lequel Sansfin avait réussi à plaire au jeune duc. Le docteur avait réussi à lui dire pendant un instant, lorsque le jeune duc allait placer à la porte de la chambre occupée par sa mère un magnifique bouquet de fleurs rares apportées de Paris :

— Ce qu’il y a de plus difficile au monde, c’est de plaire à quelqu’un que l’on méprise, je ne sais en vérité si je pourrai parvenir à trouver grâce auprès de ce petit ducaillon.

Fédor monta chez sa mère ; le docteur avait des visites à faire et d’ailleurs voulait se faire raconter par la duchesse tout ce que son fils allait lui dire. Il y aurait naturellement un tête-à-tête pour ce récit, ce qui lui donnerait l’occasion de donner à la duchesse la volonté de l’envoyer à Paris avec son fils.

Mais quand le docteur revint une heure après, il trouva la duchesse dans les larmes et presque dans une attaque de nerfs ; elle ne voulait pas entendre parler du retour de Fédor à Paris.

— Ou cette révolte n’est rien — chaque mot étant interrompu par une étreinte hystérique — ou cette révolte n’est rien, et alors ton absence ne peut être remarquée, tu viens voir ta mère malade, rien de plus simple ; ou cette révolte va jusqu’au point d’attendre de pied ferme les trente mille hommes de Saint-Omer qui marchent sur Paris ; en ce cas, je ne veux pas qu’un Miossens figure parmi les ennemis du roi ; ta carrière serait à jamais perdue ; or, dans les grandes occasions, je remplace ton père et je te donne l’ordre très formel de ne pas me quitter d’un pas.

Après avoir prononcé cette dernière phrase d’un air assez ferme, elle exigea que son fils, qui avait couru la poste toute la nuit, allât prendre deux heures de repos et se jeter sur son lit, au château.

Restée seule avec le docteur, elle lui dit :

— Nos pauvres Bourbons seront trahis comme à l’ordinaire ; vous verrez que les jacobins auront gagné les troupes du camp de Saint-Omer. Ils ont des machinations qui restent inexplicables, du moins pour moi. Par exemple, dites-moi, mon cher ami, comment hier soir, à neuf heures, ce Hautemare savait que mon fils allait arriver de Paris ? Je n’avais fait confidence à personne de la lettre pour Fédor, dont j’avais chargé le courrier du duc de R…, et mon fils vient de me montrer cette lettre ; pendant un quart d’heure nous en avons regardé le cachet, il était bien intact lorsque mon fils l’a rompu.

Le docteur mit un art savant à flatter tous les sentiments de la duchesse, il faisait son métier de médecin. Son but était de calmer l’irritation de ses nerfs, et il avait su par Fédor lui-même tout ce que celui-ci pouvait apprendre sur la révolte qui commençait à Paris. Il trouva la duchesse montée comme une tigresse, ce fut le terme dont il se servit en racontant la chose à Lamiel.

Mais il était de l’intérêt du docteur de ne se trouver à Carville qu’au moment où l’on y apprendrait le résultat définitif de la révolte de Juillet. Le duchesse eut bientôt une idée : son fils avait les nerfs en très mauvais état, ce jeune homme travaillait trop, comme tous les élèves de l’école polytechnique ; il fallait lui faire prendre des bains de mer pendant quinze jours, mais il ne fallait pas aller chercher la mer à Dieppe, ville séduite par l’amabilité de Mme la duchesse de Berri et qui serait en butte aux soupçons des jacobins ; il fallait tout bonnement aller chercher la mer au Havre, le commerce tremblant pour ses magasins ne souffrirait pas le pillage en cette ville, si les jacobins avaient le dessus, et si la cour triomphait, ainsi que le docteur le trouvait fort probable, il serait impossible pour les méchants habitant les châteaux voisins d’attacher du ridicule à ce petit voyage de la duchesse. La maigreur et la pâleur de Fédor montraient assez que sa santé était attaquée par l’excès du travail ; la chaleur était excessive, et elle avait obéi au conseil du docteur qui prescrivait les bains de mer. La duchesse n’avait pas voulu aller à Dieppe, parce qu’elle n’avait pas voulu attendre un costume de bal et des chapeaux qu’il lui fallait faire venir de Paris. Fédor avait toujours témoigné le désir non pas de faire un voyage en Angleterre, il n’en avait pas le temps, mais de passer trois jours en ce pays singulier. Eh bien ! du Havre on irait passer trois jours à Portsmouth.

  1. Le manuscrit porte gras, comme en haut de la page il y a ces dames sans dormir tranquillement. Cette copie a été faite sous la dictée de Stendhal par un secrétaire des plus ignorants. N. D. L. E.