Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 12

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 232-263).

CHAPITRE 12


Un soir, elle était encore chez Mme Le Grand à minuit, et, pour s’amuser, avait entrepris de plaire à son gros mari ; elle étudiait chez cet homme l’absence complète d’imagination, lorsqu’on entendit un grand bruit dans la rue et bientôt à la porte de l’hôtel. C’était un des jeunes habitants de la maison que l’on rapportait ivre-mort.

— Ah ! c’est encore le comte d’Aubigné, s’écria Mme Le Grand.

C’était ce qu’on appelle à Paris un fort aimable jeune homme qui s’occupait gaiement à manger une fortune de quatre-vingt mille livres de rente que lui avait laissée le brave général d’Aubigné, si célèbre dans les guerres de Napoléon. Depuis trois ans seulement, il avait hérité et se trouvait déjà réduit à l’hôtel garni. Il avait été obligé de vendre sa maison.

Ce soir-là, l’ivresse de d’Aubigné consistait à parler constamment et à ne pas vouloir monter chez lui.

— À quoi bon monter deux étages puisque demain il faudra les descendre ?

Jamais Mme Le Grand, qui avait entrepris de le faire monter chez lui, n’en put tirer d’autre réponse. Les deux domestiques qui l’avaient amené sortirent ; il menaçait de donner des coups de poing à l’anglaise à ceux de la maison dont il était énervé et qui demandèrent la permission à madame de ne pas se mêler de cet être désagréable. Le comte saisit ce mot au vol.

— Ah ! non certes, ce n’est pas un être désagréable ; je remarque fort bien qu’elle se tait dès que j’entre chez Mme Le Grand, mais n’importe, il y a quelque chose de singulier, d’original chez cette jeune fille. Et moi je veux la former. Avec ses grandes enjambées, elle me fera rougir quand je lui donnerai le bras ; elle ne sait pas porter un châle ; mais je lui plairai ou je mourrai à la peine. J’ai plu à tant d’autres, mais oui, c’est cela, celle-ci n’est pas comme une autre, et l’on me dit de monter, je ne veux pas être comme un autre. Tous les autres montent, et moi je ne monterai pas ; et n’ai-je pas raison, madame Le Grand, à quoi bon monter pour être obligé de descendre demain matin ?

Ce bavardage dura une grande heure. Mme Le Grand était fort embarrassée ; elle avait été femme de chambre dans une bonne maison et avait un [tel] fond de politesse, surtout envers un jeune homme qui se ruinait en personne comme il faut, que, pour rien au monde, elle n’aurait violenté le comte. Il fallait cependant aller au lit, et elle voyait à faire réveiller l’homme de peine de la maison et les aides-cuisiniers, lorsque le comte se mit à expliquer pour la deuxième fois son projet sur Lamiel.

Alors Mme Le Grand appela la jeune fille qui avait pris la fuite en entendant répéter son nom, et la pria d’ordonner au comte d’Aubigné de remonter chez lui.

— Mais, ma chère madame, songez que demain ce M. le comte s’autorisera de ce mot pour m’adresser la parole.

— Demain il ne se souviendra de rien et viendra me demander pardon. Je le connais, ce n’est pas la première fois qu’il rentre dans cet état. Il faudra que je l’engage bien poliment à choisir un autre hôtel. Il est haut comme les nues, il tutoie les domestiques et c’est pour cela qu’ils ne veulent pas le porter dans son appartement.

— Il s’enivre donc bien souvent ? dit Lamiel.

— Tous les jours, je crois ; sa vie est un tissu de folies ; il tient à passer pour le jeune homme le plus fou de tous ceux qui brillent dans les loges de l’Opéra. Dernièrement, il n’était pas aussi complet que ce soir, est-ce qu’il ne s’avisa pas de rouer à coups de canne le cocher qui le ramenait ?

« Ah ! ce n’est pas une poupée polie comme mon duc. » L’idée de le voir rosser le cocher qui le ramena plut beaucoup à Lamiel, et, Mme Le Grand renouvelant ses instances, elle s’avança sur l’escalier et dit résolument :

— Monsieur le comte d’Aubigné, remontez à l’instant au numéro 12.

D’Aubigné cessa de parler, la regarda fixement, puis dit :

— Voilà parler ; tous les autres me disent : montez chez vous ; cette sage personne, toute neuve, arrivant de province, croit que j’ai oublié le numéro de mon logement, elle me dit : montez au numéro 12. Eh bien ! voilà ce que j’appelle une politesse parfaite… Et pourra-t-on dire de d’Aubigné qu’il résista aux ordres d’une jolie femme… et qui encore, pour le quart d’heure, n’a point d’amant ? Jamais ! Mademoiselle Lamiel, je vous obéis, et je remonte au numéro 12. Pas le numéro 11, pas le numéro 13 (fi donc, le 13 est de mauvais augure), je remonte précisément au numéro 12.

Il prit sa bougie que Mme Le Grand lui présentait et remonta résolument au numéro 12, en répétant vingt fois qu’il ne refuserait pas cela à la demoiselle qui, pour le quart d’heure, n’avait pas d’amant.

Le lendemain, revêtu d’une robe de chambre magnifique, et étalé dans son fauteuil à la Voltaire :

— Eh bien ! coquin, dit le comte d’Aubigné au premier domestique de l’hôtel qui entra chez lui, raconte-moi ce que j’ai fait hier quand je suis rentré, un peu égayé.

— Je vous ai déjà dit, reprit ce domestique avec le ton grossier de la colère d’un domestique, que je ne vous répondrai pas quand vous me parlerez ainsi.

Le comte lui jeta un écu de cinq francs ; le domestique le ramassa et leva le bras comme pour le lancer à la tête du comte.

— Eh bien ! dit le comte en riant avec affectation en se rappelant Firmin, des Français (rôle de Moncade).

— Je ne sais ce qui me retient de vous le lancer à la figure, dit le domestique pâlissant ; mais j’ai peur de casser les porcelaines de madame.

Le domestique se retourna vers la fenêtre ouverte, la regarda un instant, puis lança l’écu, qui, traversant toute la rue de Rivoli, alla rebondir contre la grille de la terrasse des Feuillants, où vingt polissons se le disputèrent. Ce spectacle calma apparemment le domestique qui dit au comte avec toute la supériorité de la raison et de la force physique :

— Si vous vouliez garder vos manières insolentes, il fallait vous arranger pour conserver vos pauvres domestiques qui les souffraient, il fallait ne pas vous ruiner ; ne pas vous mettre au point de craindre le séjour de Clichy. Mais la peur de Clichy vous a réduit à faire une vente simulée à Madame des fauteuils et des glaces dont vous avez encombré cet appartement. Quand on veut être grand seigneur et insolent, il faut d’abord n’être pas pauvre. Que dirait votre père, le brave général d’Aubigné, s’il vous voyait réduit à ne pas oser sortir avant le coucher du soleil ?

— Eh bien ! mon cher Georges, puisque vous n’avez pas voulu d’un premier écu, en voici un second pour payer vos bons avis.

Georges prit l’écu ; il eût souffert des coups de pied de la part du général de l’Empire, tant la mémoire de Napoléon est sacrée parmi le peuple qui n’a gardé aucun souvenir de la République, car en l’absence du souverain, il n’y a point de grandeur pour lui.

Le comte fut ravi de la façon dont avait tourné son insolence. C’était un être qui s’ennuyait aussitôt qu’il n’avait pas quelque chose à faire, son cœur ne lui fournissait absolument rien.

— Maintenant, il faut songer à Mme Le Grand ; vais-je traiter l’ancienne, la vénérable femme de chambre, avec une haute fatuité, avec la hauteur qui convient à ma fortune passée, ou faut-il jouer le bonhomme ? Eh parbleu ! le bonhomme ! s’écria le comte, j’avais oublié net la grande demoiselle Lamiel qu’il faut avoir. Qu’est-ce que cette fille-là ? A-t-elle déjà été à quelqu’un, ou n’est-ce pas une provinciale qui fuit la colère de sa famille ? Si elle est tout à fait bête, mon ivresse d’hier l’a choquée. Donc bonhomie et gaieté, la Le Grand me fera un sermon, mais je saurai quelque chose sur la Lamiel.

Le comte, dont les idées s’éclaircissaient peu à peu, descendit avec sa magnifique robe de chambre.

— Ma chère madame Le Grand, ma bonne amie, il s’agirait de me faire du thé un peu vif et de me raconter un peu ce que j’ai pu faire et dire hier soir en rentrant…

— Ah ! Mademoiselle Lamiel ! dit-il en faisant mine de l’apercevoir et la saluant avec un profond respect, je donnerais deux billets de mille pour que, hier soir, vous fussiez montée chez vous avant onze heures. Nous nous sommes mis à table à huit heures, je me souviens que j’ai entendu sonner dix heures aux pendules, mais après, mon âme est un désert, je n’y vois rien.

— Mon Dieu, monsieur le comte, je suis au désespoir de devoir vous adresser des choses désagréables. Aucun des domestiques ne veut plus vous remonter chez vous : vous les avez choqués et je ne puis pas renvoyer des sujets passables parce qu’ils ne veulent pas se prêter à un genre de service pour lequel ils ne sont pas engagés. M. Le Grand se réunit à moi pour vous engager à chercher un appartement. Quel est l’étranger qui ne prendra pas une mauvaise opinion de mon hôtel en entendant une scène comme celle d’hier soir ? vous parliez constamment et de choses peu convenables.

— D’amour, je parie ! Rien ne m’intéresse dans la vie, ni les chevaux, ni le jeu, je suis bien différent des autres jeunes gens ; si je n’ai pas un cœur tendre avec lequel je puisse vivre dans une parfaite intimité, je m’ennuie ; chaque jour me paraît un siècle et alors, pour me distraire, je me laisse inviter à dîner, et comme rien ne remplit mon cœur…

— Ah ! scélérat, s’écria Mme Le Grand quittant son air sérieux, c’est parce qu’il y a ici, pour vous écouter, d’autres oreilles que les miennes, que vous osez parler de sentiment. Osez-vous bien dire que vous aimez autre chose qu’un beau cheval ou un habit bien fait et d’une couleur nouvelle qui vous donne bon air, le matin, en vous promenant au bois de Boulogne, ou le soir, dans votre loge, à l’Opéra, ou dans les coulisses ?

— Vous me dites, mon excellente hôtesse, de prendre un appartement et des gens à moi. Croyez-vous donc que c’est pour son plaisir qu’un d’Aubigné habite une auberge, quoique fort honnêtement tenue et le modèle de tous les lieux de ce genre ? mais vous oubliez que pour le moment je suis ruiné. Sais-je seulement si dans deux mois je serai à même de louer deux pauvres chambres ? Mais par bonheur. le ciel m’a conservé le caractère de mes aïeux. Ma cousine, Mme de Maintenon, est née en prison, a épousé un farceur ignoble, un Scarron, et n’en est pas moins morte la femme du plus grand roi qui soit monté sur le trône de France. Eh bien ! il y a des jours où ma prison m’ennuie, car de bonne foi, un hôtel, si bien tenu qu’il soit, des domestiques qui refusent de m’obéir, n’est-ce pas une prison pour moi ? Et pouvez-vous me reprocher de me laisser aller à un moment d’ivresse qui me permet d’oublier tous mes malheurs ? Je ne suis que trop sérieux dans ce moment de pauvreté, j’ai le malheur d’être amoureux à la folie, et je me connais, l’amour n’est point une plaisanterie surannée, c’est une passion véritablement terrible ; c’est l’amour des chevaliers du moyen âge qui porte aux grandes actions.

Lamiel rougit profondément, le comte le vit.

« Ce corps si beau est à moi, se dit-il ; quel effet elle fera à l’Opéra, si je puis l’habiller convenablement ! Attention, d’Aubigné, c’est une jeune gazelle que je veux mettre en cage, il ne faut pas qu’elle saute par-dessus les barrières. Soyons prudent. »

Le comte paraissait un brillant jeune homme et bien amusant aux yeux de Lamiel ; pourtant il ne disait pas un mot qui ne fût appris par cœur, mais il n’en faisait que plus d’impression ; tous ses mouvements d’éloquence étaient calculés d’avance et arrangés de façon à frapper par de brillants contrastes, de beaux passages de la plus charmante insouciance aux idées imprévues les plus attendrissantes. Il voyait l’effet qu’il produisait sur cette jeune fille qui ne disait mot, assise dans un coin du boudoir, mais changeait de couleur aux endroits les plus marquants de l’exposé de la situation du comte. Les reproches et les conseils de Mme Le Grand lui donnaient l’occasion la plus naturelle de parler de lui et il en usait largement ; il voyait aussi qu’il intéressait vivement Mme Le Grand, ancienne femme de chambre de bonne maison (de Mme la comtesse de Damas) et accoutumée à respecter et admirer les jeunes gens riches qui se conduisaient et agissaient avec le monde et avec la fortune comme M. d’Aubigné.

D’Aubigné était une copie de ces jeunes grands seigneurs dont les derniers sont morts de vieillesse sous Charles X, vieillards bien bardés de prétentions ridicules et débitant des maximes cruelles que, par bonheur, ils n’avaient pas la force d’appliquer. D’Aubigné n’était pas un jeune seigneur insouciant et gai, mais il était, d’après un grand seigneur aimable, un jeune homme insouciant et gai. Lamiel n’avait pas assez d’usage pour faire cette différence ; elle avait beaucoup d’esprit parce qu’elle avait une grande âme, mais ce n’était pas un esprit de comparaison et d’étude ; et elle était bien loin de pouvoir juger elle-même et les autres.

Assise dans un coin et plongée dans un silence plein d’agitation, elle comparait sans cesse d’Aubigné au duc de Miossens et se montrait bien injuste pour ce pauvre jeune homme ; c’étaient surtout le naturel, le manque absolu d’imagination, la façon simple de dire les choses les plus décisives et, pour tout dire en un mot, son ton parfait qui lui faisaient tort aux yeux de sa ci-devant maîtresse. Elle donnait les noms de timidité et de prudence extrême aux façons vraiment simples et naturelles de cet aimable jeune homme, tandis que l’enluminure du comte lui semblait peindre le caractère le plus énergique ; elle le voyait se lançant, avec une hardiesse vraiment chevaleresque, au milieu de l’imprévu des événements.

Dès le lendemain, le comte, qui l’épiait derrière sa porte entr’ouverte, hasarda de lui parler comme elle montait chez elle. Elle répondit à ce qu’il disait avec une raison froide, mais ne parut point choquée de sa démarche. Lamiel portait le naturel de son caractère écrit sur le front.

« Elle est à moi, se dit le comte, mais comment l’habiller ? Cela n’a aucun fond de garde-robe. Dieu sait ce qu’il y a dans ces deux grandes malles que j’ai vu monter chez elle ! Je ne lui fais pas la cour pour avoir du plaisir obscurément dans un hôtel, comme un étudiant en droit. Je ne vais pas user mes forces obscurément. Si je la désire, c’est pour montrer mon luxe ; c’est pour la montrer à l’Opéra et au bois de Boulogne, c’est parce qu’il s’agit d’une primeur, c’est parce que j’aurai à conter son histoire où je mettrai du piquant. Il me faut au moins quatre mille francs pour qu’elle soit digne de paraître à mon bras. Non, mademoiselle, votre vertu paraît empressée de faire faux-bond, mais vous n’aurez ce plaisir que lorsque, moi, j’aurai réuni quatre mille francs. Il faut que les cadeaux arrivent, comme la foudre, le lendemain de votre défaite, et que vous, la première, croyiez avoir affaire à un jeune seigneur opulent et jetant l’argent par la fenêtre, ce que j’étais il y a deux ans. »

Pendant que d’Aubigné se livrait à ces raisonnements prudents (la prudence était son fort), Lamiel avait un vif plaisir et le croyait le plus fou et le plus naturel des jeunes gens.

« Celui-ci n’est point un petit Caton ennuyeux et toujours le même, comme le duc. »

Le comte étudiait toutes ses rentrées à l’hôtel ; il était bien sûr que Lamiel se trouvait dans le boudoir de Mme Le Grand, au rez-de-chaussée, qui avait une belle fenêtre sous les arcades de Rivoli et un vasistas sur l’escalier. À vingt pas de l’hôtel, il prenait une démarche évaporée. Mais sa prudence fut contrariée par les événements.

Il avait réuni à peu près cent louis pour l’équipement de sa future maîtresse et il s’occupait déjà du choix du nom sous lequel il la ferait débuter au bois de Boulogne. L’admirable fraîcheur, le velouté du teint de Lamiel l’avaient décidé à la faire débuter au grand jour du bois de Boulogne plutôt qu’à la lueur des quinquets de l’Opéra ; il espérait trouver encore un crédit de cent louis ou mille écus chez les marchands, quand arriva l’époque des courses de Chantilly. Par malheur, il n’y songea que huit jours avant.

« Je n’ai plus le temps d’être malade, se dit-il, avec humeur et se frappant le front. D’Éberley et Montandon ont gaspillé cette ressource. »

Il tomba dans une… et dit à Lamiel d’un air profond :

— Je vous adore et vous me mettez au désespoir. Le matin même du jour où il dit ce mot, Mme Le Grand faisait remarquer à Lamiel sa profonde tristesse. Ce mot manqua absolument son effet ; il était entaché d’ennui. Le duc, qui l’avait tant ennuyée, le lui avait dit vingt fois mieux. Si elle eût eu à cette époque le talent de lire dans son propre cœur, elle eût dit au comte :

— Vous me plaisez, mais à condition de ne me jamais parler le langage de la passion.

Le comte était bourrelé par l’idée de Chantilly et encore fort indécis lorsque, le soir, on cita au cercle des Jockeys un de ses amis, un jeune homme qui faisait le plongeon à l’approche de Chantilly en se prétendant malade.

« Qui trop embrasse mal étreint, se dit-il. Au diable cette petite provinciale ! Je suis perdu, avec ce qu’on dit de mes affaires, si, avec ma passion pour les chevaux, on ne me voit pas à Chantilly. »

La veille du grand jour il dit à Lamiel :

— Je vais essayer de me casser le cou, puisque votre cruauté rend ma vie si insupportable.

Ce mot scandalisa Lamiel.

« Mais où prend-il que je sois cruelle ? se dit-elle en riant ; m’a-t-il jamais mise à même de lui refuser quelque chose de sérieux ? »

Le fait est que la société de toutes les femmes ennuyait le comte, la société des femmes honnêtes, et au parfait naturel et, fière de sa conversation, Lamiel, étant encore tout à fait une femme honnête, l’ennuyait encore bien plus ; il faisait donc la cour à notre héroïne en lui disant des mots ; de la vie, il n’avait passé cinq minutes avec elle en tête a tête ; son art était de faire croire à Lamiel qu’il mourait d’envie de lui parler et que la cruauté d’elle, Lamiel, lui enlevait la possibilité de ce bonheur.

Lamiel, fort indifférente à ce qu’on appelle l’amour et ses plaisirs, se disait :

« Si je me lie au comte, il me mènera au spectacle. Mes mille cinq cent cinquante francs sont déjà fort ébréchés, mais le comte ne pourra me donner de l’argent, il n’en a pas. »

— Il ne se fait aucun changement dans ma famille, disait-elle à Mme Le Grand ; les élections sont retardées ; M. de Tourte est sans doute plus puissant que jamais ; ce M. *** libéral, ce rédacteur du Commerce, qui loge au sixième, dit que la congrégation va revenir. Que faut-il faire pour gagner ma vie ? Je n’ai plus que huit cents francs.

Lamiel était abonnée à deux cabinets littéraires et passait sa vie à lire. Elle n’osait presque plus se promener ou aller en omnibus toute seule. Les taches vertes sur la joue gauche ne produisaient plus un effet certain. Elle était si bien faite, son œil avait tant d’esprit, que, presque chaque jour, elle avait à repousser des avances souvent grossières. Elle ne se permettait de parler qu’à Mme Le Grand et à M. ***, son maître à danser, bon jeune homme, honnête et borné, qui n’avait pas manqué de prendre de l’amour pour son écolière, et auquel Mme Le Grand avait confié le père sous-préfet, M. de Tourte et le reste de l’histoire. Tout cet ensemble de vie n’était pas amusant ; l’impossibilité de la promenade nuisit à la santé de Lamiel et son ennui était complété par le manque de spectacle. La fatuité de d’Aubigné était sur le point de triompher, s’il eût donné à Lamiel plus d’occasions de parler à cœur ouvert ; elle avait si peu de vanité, qu’elle se fût ouverte à lui, au premier moment d’impatience dans lequel il l’eût surprise.

Ce fut dans ces circonstances que Chantilly se présenta. Le comte y alla et perdit dix-sept mille francs en paris. Il acheva de se ruiner, il épuisa tout le crédit qu’on lui accordait encore et paya noblement cette somme avant la fin de la semaine. Le comte de Nerwinde[1] était au fond très prudent et sage jusqu’à l’avarice.

— J’ai déjà trois ou quatre jugements qui peuvent me conduire à Clichy, je me dois à moi-même d’avoir cette petite provinciale : ce devoir rempli, il s’agit de disparaître en grand. J’irai passer mon temps à Versailles, je suis connu des pauvres diables qui vont bâiller dans cette triste ville avec les Anglais ruinés. Grand Dieu ! quelles soirées je passerai !

Lamiel s’ennuyait à mourir, il ne fallut au comte que deux jours de soins.

— Vous me conduisez au spectacle ce soir ? lui dit Lamiel.

— Ce soir, si mes affaires sont finies, je compte me brûler la cervelle.

Lamiel jeta un cri et le comte fut heureux de l’effet qu’il produisait.

— Vous aurez ma dernière pensée, belle Lamiel, vous aurez été mon dernier bonheur. Si, il y a huit jours, vous eussiez été moins cruelle pour moi, je ne serais pas allé aux courses de Chantilly, j’y ai perdu cinquante-sept mille francs ; j’ai payé, comme l’honneur le voulait, en épuisant toutes mes ressources et il ne me reste pas un billet de mille. Mais le comte Nerwinde, le fils d’un héros connu de toute la France, ne doit point se laisser voir dans une position inférieure. J’ai bien une espèce de sœur fort riche, mon aînée de vingt ans, mais c’est une tête étroite, peu digne de comprendre une vie dirigée par l’amour et le hasard. De plus, elle a épousé un Miossens et moi je ne suis qu’un d’Aubigné-Nerwinde.

— Un Miossens, parent du duc ?

— Son grand-oncle, mais d’où savez-vous ce nom ?

Lamiel rougit.

M. de Tourte, mon prétendu, parlait sans cesse de Miossens ; l’homme d’affaires de cette famille lui fournissait quatre voix.

Lamiel savait déjà un peu mentir, mais elle appuyait encore trop, elle ne jetait pas les mensonges comme choses sans conséquence, elle avait encore bien à acquérir. Ce qui la faisait mentir, c’était une maxime que Mme Le Grand lui répétait souvent depuis qu’elle lui parlait à cœur ouvert : « Sois riche, si tu peux ; sage, si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. »

L’intimité avec le comte dura une demi-journée ; le soir, Lamiel lui trouvait déjà une sécheresse de cœur qui lui coupait la parole. Ses paroles avaient une grande dignité, mais cette dignité lui coûtait bien des efforts ; et Lamiel voyait ces efforts, et elle n’eût pas su dire d’où lui venait son ennui ; seulement, c’était l’opposé de ce jeune étourdi sans réflexion qu’elle s’était figuré et qu’elle aimait d’amour, comme le contraire du jeune duc. L’idée du coup de pistolet, car elle croyait tout ce qui était extraordinaire, chassa bien vite l’ennui. Elle regardait Nerwinde.

— Cette belle figure si froide et si noble, c’est donc celle d’un homme qui va se tuer dans quelques heures ! il agit avec un sang-froid parfait.

Le comte faisait des malles et semblait absorbé par le soin de ne pas gâter ses effets ; fier de son habileté à faire des malles, il était bien commis voyageur dans ce moment ; mais Lamiel ne voyait rien, son âme était tout émue par ce coup de pistolet si prochain. Il adressait ses malles à sa sœur, Mme la baronne de Nerwinde. Il les accompagna à la diligence de Périgueux, et, du bureau des diligences, les fit transporter à Versailles par un fourgon de louage. Le lendemain matin, Mme Le Grand reçut la lettre d’usage :

— Quand vous lirez ces mots…, etc., etc.

Lamiel baissa la tête à cette lecture et bientôt fut étouffée par des sanglots. M. Le Grand s’écria :

— Voilà cependant seize cent soixante-sept francs que nous perdons, et il se remit à faire la note réelle du comte ; il voulait connaître sa perte réelle ; la note à payer était de seize cent soixante-sept francs, la note réelle ne s’élevait qu’à neuf cents francs.

— L’année passée, notre perte a été de quatre pour cent de nos recettes brutes ; cette année, elle sera de six pour cent, car je ne parle pas de la valeur des fauteuils du pauvre comte et de ses porcelaines, peut-être en aura-t-il disposé par testament.

Toute cette discussion plongea Lamiel dans un noir profond. Certes, elle n’avait pas d’amour pour le comte, le sentiment qui lui navrait le cœur n’était que de la simple humanité.

À Versailles, au milieu d’une société dévote et gémissant de tout, le comte mourait d’ennui ; mais il était prudent avant tout et un trait de sa rare prudence corrigea la fortune. Pour être bien reçu malgré sa pauvreté qui commençait à percer, il avait pris le parti de faire la cour à une marquise âgée, Mme de Sassenage, l’un des plus solides soutiens de la congrégation en ce pays-là. Son caractère dur, sa vanité âpre donnèrent de l’occupation à la marquise. Elle connut moins l’ennui ; pour l’enchaîner et l’obliger à la courtiser, cette marquise inventa de l’engager à prendre le parti de l’Église. Le comte, qui savait exploiter son nom avec une rare habileté, lui dit gravement :

— En ce cas, les Nerwinde sont éteints, je suis le dernier du nom et je dois, à la gloire de mon père et au souvenir que la France conserve à ce héros, ami de Jourdan, de consulter ma sœur, la baronne de Nerwinde, sur cette démarche importante.

La marquise de Sassenage crut devoir faire porter cette parole à la baronne, toujours malade et à laquelle une haute dévotion avait ouvert les salons de l’ancienne noblesse de Périgueux, par le directeur de sa conscience. Ce directeur se trouva malade aussi, et ce fut Mgr l’évêque de X… lui-même qui alla parler à cette dévote importante et riche. Il était lui-même d’une famille appartenant à la bonne noblesse du Béarn, il comptait parmi ses aïeux un cordon rouge sous Louis XV. Par hasard il l’attendrit sur la chute de la noblesse, et cet attendrissement fut pour la baronne de Nerwinde la flatterie la plus agréable possible. Elle était donc de la vraie noblesse aux yeux de cet homme de qualité.

Deux jours après, la baronne fit un nouveau testament ; elle donnait tout son bien à ce frère Éphraïm, comte de Nerwinde, qu’elle avait tant maudit. Ce don pouvait s’élever à près d’un million ; mais elle y mettait une condition : elle voulait qu’il se mariât avant l’âge de quarante ans. Quelques jours après, la pitié pour le titre de son jeune frère faisant des ravages dans cette imagination mobile, la baronne envoya à son frère, avec qui elle était à couteaux tirés depuis deux ans, une lettre de change de six mille francs. Elle lui annonçait une pension annuelle de pareille somme et lui faisait entendre qu’il serait son héritier.

Le comte reçut cette lettre à quatre heures, au moment d’aller dîner chez la marquise de Sassenage, où on l’attendait. Il ne donna pas deux secondes au plaisir ou à la surprise. Les cœurs dominés par la vanité ont une peur instinctive des émotions, c’est la grande route pour arriver au ridicule.

— Comment puis-je faire de ceci, se dit-il, une anecdote piquante et qui me fasse honneur au Cercle ?

Il partit pour Paris, monta en courant à la chambre de Lamiel et, sans daigner répondre au cri de joie de la bonne Mme Le Grand, il ouvrit la porte de Lamiel avec fracas, et se jetant à ses genoux :

— Je vous dois la vie, cria-t-il à Lamiel ; la passion que j’ai pour vous m’a fait tirer en l’air le pistolet que je venais d’armer. Une fois de sang-froid et songeant à vos charmes divins, j’ai fait savoir l’état de ma fortune à ma sœur. Le sang des Nerwinde ne pouvait se démentir ; elle m’a envoyé un paquet de lettres de change et vous avez encore le temps de vous habiller avant l’Opéra.

L’idée de l’Opéra et d’y être dans une heure fit bien vite oublier à notre héroïne l’idée triste du comte de Nerwinde tué par un coup de pistolet suicide. Ils entrèrent chez divers marchands où la jeune provinciale changea de robe, de chapeau, de châle. En allant à l’Opéra, le comte lui dit :

— Votre père sous-préfet me fait peur ; s’il réussit dans son élection, on ne lui refusera pas un ordre pour enlever une fille rebelle, et que deviendrait mon amour ? ajouta-t-il d’un air froid.

Lamiel le regarda et sourit.

— Appelez-vous Mme de Saint-Serve. Je choisis ce nom parce que je suis possesseur d’un fort beau passeport à l’étranger sous ce nom de Saint-Serve.

— Mais j’hérite des belles actions de cette madame, et quelles actions !

— C’était une jeune fille moins jolie que vous, mais qui avait aussi un père dangereux ; elle partait, nous trouvâmes plus sage de la faire porter sur le passeport de son amant comme sa femme. Cela fait titre à l’étranger.

La résurrection du comte de Nerwinde fit événement à l’Opéra, et il fut au comble du bonheur. Mme de Saint-Serve eut tout le succès possible.

Le lendemain, Nerwinde se cacha, et ses amis traitèrent avec ses créanciers. Tous ceux de ces gens-là qui ne fréquentaient pas le foyer de l’Opéra le croyaient mort.

Au sortir de l’Opéra, le comte avait conduit Lamiel dans un petit appartement de la rue Neuve-des-Mathurins.

— Si vous m’en croyez, avait-il dit à Lamiel ravie de l’Opéra, vous ne reverrez plus Mme Le Grand ; elle pourrait dire que Mme de Saint-Serve est de la connaissance de Mlle Lamiel. Écrivez-moi sur un bout de papier ce que vous pouvez lui devoir et demain un inconnu ira la payer et lui faire vos compliments.

Dans cette soirée, de sept heures à minuit, Nerwinde, criblé de dettes, ayant à redouter pour le lendemain l’effet de quatre jugements qui l’envoyaient à la prison de Clichy, n’ayant au monde pour tout bien qu’une traite de six mille francs qu’il ne montra à personne, acheta tout ce qui compose la toilette d’une femme la plus brillante et les marchandes le remercièrent, et, en achetant dans leur boutique, il avait l’air de leur faire une faveur.

C’était là le triomphe de ce caractère froid, contenu, calculant toujours et ne craignant au monde que la douleur physique pour sa chère personne ou les désarrois de vanité. Ce caractère timide et froid avait été formé par une époque de vanité et d’ennui ; avant 1789, il eût paru souverainement ennuyeux ; on eût trouvé dans les comédies ce caractère d’un Gascon froid et important.

Les femmes de nos jours n’ayant plus voix au chapitre, Nerwinde, peu fait pour leur plaire, devait le brillant de sa réputation à deux duels et surtout à un œil petit et morne et dont l’audace paraissait inébranlable. Ses traits, un peu kalmouks, mais nobles, n’échappaient à l’air commun que par leur froideur, leur amabilité profonde et leur apparente expression de tristesse ou plutôt de douleur physique. Naturellement rebelles à l’expression, ils ne disaient jamais que ce qu’il voulait leur faire dire ; ils cachaient admirablement et complètement les aigreurs fréquentes d’une âme glacée, mais égoïste avec passion et que la moindre perspective de souffrance pour sa chère personne accablait jusqu’à lui faire répandre des larmes. M. de Menton avait dit de lui :

— C’est un joueur d’échecs cauteleux que la bêtise du public prend pour un poète.

Le comte de Nerwinde, par son sérieux prudent, morne et toujours occupé du public, avec la physionomie d’un loup caché le long d’un grand chemin et attendant le passage d’un mouton, était surtout bien à sa place devant une société de vingt personnes. Il parlait alors avec des effets et des associations pour atteindre à l’élégance qui faisaient mal aux personnes d’un goût délicat ; mais il avait la passion de parler et de raconter, et, assez grossier de sa nature, il ne sentait pas les chutes.

Cette passion de parler, de raconter, d’avoir raison sur tout, le mettait au supplice si quelqu’un racontait la moindre chose devant lui. Il avait certaines objections aigres à faire à tout ce qu’on disait qui empêchaient la moindre conversation de marcher en sa présence. La vie intime avec lui était un supplice. Sa mine souffrante, ou du moins morne et facilement offensante pour le lecteur, empêchait les saillies et toutes les sensations agréables, — les saillies qui font l’agrément de la conversation française et qui ont toujours besoin d’un certain degré de confiance dans les auditeurs, avec l’amour-propre desquels elles jouent le plus souvent.

Quelque philosophie indulgente et désir de bien vivre ensemble qu’eût l’interlocuteur, ses contradictions continuelles mettaient obstacle même à la conversation sur les choses les plus simples.

Lamiel était bien loin de pouvoir se rendre compte de toutes ces choses. Bonne, simple, enjouée, heureuse, sans malice au fond du cœur, elle ne pouvait deviner d’où lui venait le désagrément de sa vie. Elle était ravie du rôle que le comte lui faisait jouer dans le monde et de la hauteur à laquelle il l’avait placée. Elle n’eût pas eu autant d’esprit, de brillant et de finesse dans la conversation si l’on ne l’eût pas écoutée avec une religieuse attention. Sans attention préalable, il faut frapper fort, comme les réparties d’un vaudeville.

— Et à qui dois-je cette bienveillance anticipée, même de la part des gens assistant pour la première fois à nos dîners ? Uniquement à la considération que le comte s’est acquise. Mais apparemment que les soins qu’il se donne pour cela le fatiguent : de là son humeur dans le tête-à-tête : eh bien ! abrégeons les tête-à-tête. En rentrant à la maison, tout mon contentement disparaît ; dès qu’il est seul avec moi, il devient âpre, presque insultant, lui qui se montre dans le monde d’une politesse si cérémonieuse ; il semble que je lui fasse un tort en lui adressant la parole, même pour lui demander son avis.

Toutes ces réflexions, plutôt senties qu’expliquées avec netteté, arrivèrent en foule à Lamiel, comme elle regardait ses cheveux dans le miroir pour mettre ses papillotes.

— Il n’y a qu’un moment, en ôtant mon chapeau, j’avais le rire sur les lèvres, se dit-elle, et maintenant, j’ai l’air morne, j’ai besoin de faire effort sur moi-même pour n’être pas en colère. Et, grand Dieu ! il en est ainsi tous les soirs ! Apparemment, cet homme si imposant est fatigué des efforts qu’il fait pour maintenir son empire dans le monde, et quand il est fatigué, il a de l’humeur.

Elle courut à sa chambre et s’enferma à clef.

Il n’y avait alors que huit jours seulement depuis la première soirée à l’Opéra, Lamiel avait ce courage sans effort des caractères parfaitement naturels :

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le comte d’un air morne, en entendant le bruit de la porte fermée.

Pour s’amuser, Lamiel imita le ton âpre et grossier de son noble amant :

— Cela signifie, lui cria-t-elle à travers la porte, que je suis lasse de votre noble présence et que je veux être tranquille.

— Eh bien ! ma foi, tant mieux, se dit Nerwinde, qu’ai-je besoin de m’énerver avec une créature dont tout le monde voit bien que je dispose ? L’essentiel, c’est que, par sa figure et l’esprit que je lui souffle, elle me fasse honneur dans le monde. Je vais bien la punir, cette petite mijaurée : j’attendrai qu’elle m’appelle dans sa chambre, et surtout jamais elle ne me verra piqué de son étrange folie.

On demandera peut-être quelle était la base morale de ce caractère étrange du comte. Les prétentions, les fatales prétentions, une des causes principales de la tristesse du XIXe siècle. Le comte de Nerwinde mourait de peur de n’être pas pris pour un comte véritable.

Le malheur d’un caractère si ferme en apparence, c’était d’abord d’être faible jusqu’à la pusillanimité ; la plaisanterie la plus simple et la moins fréquente, et que le défaut d’esprit condamnait à mourir en naissant, lui donnait de l’humeur pour huit jours. En second lieu, M. de Nerwinde oubliait complètement son glorieux père, connu de la France et de l’Europe entière, le général Boucaud, comte de Nerwinde, et sans cesse il pensait à son grand-père Boucaud, petit chapelier de Périgueux.

Voudra-t-on croire cet excès d’orgueil, de susceptibilité, et de faiblesse ? La moindre plaisanterie sur le commerce, bien plus, le propos d’un homme qui disait devant lui : « Je viens d’acheter un chapeau », ou « les chapeaux de Castain enfoncent les Carton », le faisait regarder entre les deux yeux l’homme qui prenait la liberté de dire une chose aussi étrange, et le mettait hors de lui pour toute une journée. Le problème, qui le jugulait alors, était celui-ci : « Dois-je laisser passer ce trait piquant, ou bien dois-je me fâcher ? »

Dès l’âge de seize ans, Nerwinde était bourrelé par ce mot : Un petit chapelier établi dans un des faubourgs de Périgueux. De là sa physionomie immobile, il fallait bien cacher une susceptibilité aussi basse. Quelle apparence que l’on pût prendre pour un comte véritable le petit-fils du chapelier Boucaud ? Si l’on parlait de Boucaud devant lui, il rougissait, de là cette physionomie immobile ; il fallait bien cacher cette inquiétude qui venait l’agiter à chaque instant, de là cette habileté suprême au pistolet.

Le maîtresse qui lui eût convenu, qui eût fait la tranquillité et bientôt le bonheur de sa vie, eût été une femme de haute naissance qui lui eût répété dix fois par jour :

— Oui, mon noble Oscar[2], vous êtes un comte véritable, vous avez tout d’un homme de haute naissance, même les petites fautes de prononciation. On disait piqueu à Versailles, et vous dites piqueu. Vous avez même les petits ridicules des contemporains de M. de Talleyrand.

Le comte de Nerwinde eût dû être l’aide de camp du prince, dont les droits ne sont pas bien reconnus certains. L’étiquette était son fort, l’élément de son bonheur, et il était l’un des complices d’une société où l’on voulait s’ennoblir par l’orgie, par le scandale, par des propos singuliers, par la prétention de plaisanter sur tout et même sur les choses prétendues respectables. Quelle existence pour le petit-fils d’un chapelier !

  1. À partir d’ici, c’est sous ce nom que Stendhal désigne le personnage qui jusqu’alors s’appelait d’Aubigné. N. D. L. E.
  2. Un peu plus haut Stendhal l’avait appelé Éphraïm. N. D. L. E.