Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 11

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 214-231).

CHAPITRE 11


Quinze jours se passèrent, le duc était parfaitement heureux. Son bonheur redoublait chaque jour, mais Lamiel commençait à s’ennuyer. Le duc, qui s’était fait appeler à l’hôtel d’Angleterre M. Miossens tout court, la comblait de cadeaux ; mais Lamiel, au bout de huit jours, se fit acheter des habits qui annonçaient une fille de bourgeois de campagne, et fit emballer les robes et les chapeaux fort chers qui annonçaient une dame de Paris.

— Je n’aime pas à être regardée dans la rue. Je me souviens toujours des commis voyageurs. Je suis sûre que je ne sais pas marcher comme une dame de Paris.

Son défaut, comme femme aimable, était de s’occuper trop peu de son amant, de lui parler trop rarement. Elle en fit un maître de littérature ; elle se fit lire par lui et expliquer la comédie que l’on jouait le soir au spectacle.

Elle vit Mlle Volnys qui donnait une représentation à Rouen et allait au Havre.

— Voilà la femme qui me mettra à même de porter vos beaux chapeaux sans avoir l’air de les avoir volés. Partons pour le Havre et j’étudierai à loisir Mlle Volnys.

— Mais ma mère a menacé d’y venir de son côté et si elle nous voit, grand Dieu ?

— Alors courons, alors partons à l’instant, et l’on partit.

L’esprit de Lamiel faisait des pas de géant ; arrivant au Havre, elle eut l’esprit de trouver des inconvénients à tous les appartements que les premiers garçons des hôtels venaient proposer à la portière du coupé, jusqu’à ce que :

« Mlle Volnys, première actrice du Gymnase, vient de descendre chez nous. »

Pendant huit jours Lamiel, placée à la première loge sur le théâtre, ne perdit pas un mouvement de Mlle Volnys, elle passait des heures à sa porte entr’ouverte sur l’escalier de l’hôtel de l’Amirauté pour voir comment Mlle Volnys descendait l’escalier.

La duchesse de Miossens vint au Havre et Fédor tremblait comme la feuille. Un jour, donnant le bras à Lamiel qui, à la vérité, avait un grand chapeau, il vit sa mère venir à lui dans la rue de Paris (rue à la mode du Havre). Lamiel crut qu’il tombait de peur, elle exigea qu’il passerait bravement à côté de sa mère ; mais le soir, après le spectacle, Lamiel lui accorda de partir pour Rouen. Le pauvre Fédor, à l’insu de Lamiel, était allé voir sa mère et lui demander pardon de n’avoir osé la saluer, à cause de la personne à laquelle il donnait le bras. Il fut reçu par sa mère avec une sévérité horrible. La duchesse finit par le chasser de sa présence, lui reprochant l’insolence qu’il avait eue, après une telle conduite, de se présenter sans en faire demander la permission. Il rejoignit sa maîtresse. Elle était tellement changée, que la duchesse, qui la vit fort bien, ne la reconnut pas malgré sa taille superbe et difficile à oublier.

Lamiel avait des grâces maintenant et avait perdu sa tournure de jeune biche prête à prendre sa course.

Deux fois elle avait écrit à ses parents des lettres que le duc fit jeter à la poste à Orléans et qui pouvaient confirmer la fable sur un héritage qu’elle leur avait conseillé de mettre en avant dans le village, le lendemain de son départ.

Lamiel passa un mois à Rouen ; elle était ennuyée à fond, le duc était arrivé à avoir pour elle une passion véritable, et ne l’en ennuyait que plus. Lamiel ne lisait dans son cœur que l’ennui qui l’assommait. Quoiqu’elle se fît faire la lecture plus de quatre heures par jour par ce pauvre Fédor qui en avait la poitrine fatiguée, Lamiel n’en était pas encore arrivée à ce point de deviner les causes de son ennui. Deux ou trois fois, dans son étourderie, elle se surprit sur le point de consulter le duc sur les causes de son mortel ennui ; elle s’arrêta à propos.

Dans ses bizarreries, Lamiel avait recours à toutes sortes d’inventions pour ne pas s’ennuyer ; un jour, elle se fit enseigner la géométrie par le duc. Ce trait redoubla l’amour de celui-ci. Dans tout ce qui ne tenait pas aux droits imprescriptibles de la noblesse et au parti qu’elle pouvait tirer des prêtres, l’étude de la géométrie avait appris à ce jeune élève de l’École polytechnique à ne pas trop se payer de mots. Sans distinguer tout ce qu’il devait à la géométrie, Fédor l’aimait de passion ; il fut ravi de la facilité avec laquelle Lamiel en comprenait les éléments.

Grâce à ses études et à ses réflexions de tous les instants, Lamiel était bien différente de la jeune fille qui six semaines auparavant avait quitté le village. Elle commençait à pouvoir donner un nom aux pensées qui l’agitaient. Elle se disait :

« Une fille qui s’enfuit de chez ses parents se conduit mal, cela est si vrai qu’elle doit toujours cacher ce qu’elle fait, or pourquoi se conduit-on mal ? pour s’amuser ; et moi, je meurs d’ennui. Je suis obligée de me raisonner pour trouver quelque chose d’aimable dans ma vie. J’ai le spectacle le soir et l’usage d’une voiture quand il pleut, et encore il faut toujours se promener dans cette allée de grands arbres le long de la Seine que je sais par cœur ; le duc dit qu’il est ignoble de se promener à travers champs. — De qui aurions-nous l’air ? me dit-il — Nous aurions l’air de gens qui s’amusent. Et il me dit, et même avec l’air pressé de me contrarier, que ce que je dis là a quelque chose de bien commun et de mauvais ton.

Il m’ennuyait déjà assez, huit jours seulement après que Jean Berville m’eut appris, pour mon argent, à savoir ce que c’est que l’amour, mais deux mois de tête à tête, grand Dieu ! et dans ce Rouen si enfumé encore, où je ne connais personne ! »

Une idée illumina Lamiel : « Quand je le retrouvai après avoir été exposée aux politesses de ces bêtes brutes de commis voyageurs faisant les Lovelace, il m’a paru aimable ; il faut le chasser pour trois jours. — Mon ami, lui dit-elle, allez passer trois ou quatre jours avec Mme la duchesse ; je lui dois beaucoup de reconnaissance et si jamais elle apprend que c’est à moi qu’elle a l’obligation de la vie désordonnée que vous menez à Rouen, elle pourrait me croire ingrate et j’en serais au désespoir. »

Cette idée d’ingratitude choqua Fédor et lui parut de mauvais ton ; elle suppose une sorte d’égalité, et sans y avoir jamais réfléchi, avec la raison que lui avait faite la géométrie, il lui semblait que la nièce d’un chantre de campagne devait toutes sortes d’égards à une dame du rang de sa mère, quand bien même celle-ci n’aurait jamais eu de bontés pour elle, et qu’il y avait du ridicule à aller chercher le mot de reconnaissance. De plus il n’avait nulle envie d’aller s’exposer à des sermons éternels : mais Lamiel en ayant répété l’ordre, il fallut bien partir.

Lamiel fut gaie jusqu’à la folie en se trouvant seule et débarrassée des éternels propos aimables et complimenteurs du jeune duc. Elle commença par acheter une paire de sabots, et prit sous le bras la femme de charge de la maîtresse d’hôtel.

— Courons les champs, ma chère Marthe, lui dit-elle, fuyons cet éternel boulevard de Rouen que le ciel confonde.

Marthe, la voyant s’égarer à travers champs, suivant de petits sentiers, et quelquefois ne suivant pas de sentiers du tout et s’arrêtant pour jouir de son bonheur lui dit :

— Il ne vient pas ?

— Qui donc ?

— Mais apparemment cet amoureux que vous cherchez.

— Dieu me délivre des amoureux ! J’aime mieux ma liberté que tout. Mais est-ce que vous n’avez pas eu d’amoureux ?

— Si fait, répondit Marthe à voix basse.

— Et qu’en dites-vous ?

— Que c’est une chose délicieuse.

— Eh bien ! rien n’est plus ennuyeux pour moi. Tout le monde me vante cet amour comme le plus grand des bonheurs ; dans toutes les comédies, on ne voit que des gens qui parlent de leur amour ; dans les tragédies ils se tuent pour l’amour ; moi, je voudrais que mon amoureux fût mon esclave, je le renverrais au bout d’un quart d’heure.

Marthe restait pétrifiée d’étonnement.

— Et vous, mademoiselle, qui avez un amoureux si joli ! Quelqu’un disait l’autre jour à madame qu’il vous connaissait bien, que M. Miossens vous avait enlevée à un autre amoureux qui vous donnait mille francs par mois.

— Je parie, dit Lamiel, que ce quelqu’un était commis voyageur.

— Eh bien ! oui, mademoiselle, dit Marthe en ouvrant de grands yeux.

Lamiel éclata de rire.

— Et ne faisait-il pas entendre, ce voyageur-là, qu’il avait eu l’honneur de mes bonnes grâces ?

— Hélas, oui, dit Marthe en baissant les yeux.

Lamiel se laissa aller à s’appuyer contre un arbre voisin et rit à en perdre la respiration.

En rentrant dans Rouen, elle fut reconnue par les jeunes gens qui la voyaient tous les soirs au spectacle ; et Marthe reçut deux petits billets écrits rapidement au crayon, qu’on lui mit dans les mains avec une pièce de monnaie. Elle voulut les donner à Lamiel.

— Non, gardez-les, dit celle-ci, vous les remettrez à M. Miossens à son retour, et lui aussi vous les paiera.

À l’heure du spectacle, Lamiel regretta un instant le duc ; puis elle s’écria :

— Ma foi non, toute réflexion faite, j’aime mieux manquer le spectacle que le voir arriver avec son bouquet obligé.

Puis elle courut chez la maîtresse de l’hôtel.

— Voulez-vous, madame, que je loue une loge et m’accompagner au spectacle ?

L’hôtesse refusa d’abord, puis accepta et envoya chercher un coiffeur.

— Eh bien ! moi, j’ai l’esprit de contradiction, se dit Lamiel ; elle avait encore son morceau de vert de houx et se verdit la joue gauche.

Mais la loge aussi était à gauche sur le théâtre ; elle fixa tous les regards du public élégant, et trois billets, d’une longueur formidable, écrits cette fois avec de l’encre, furent apportés à l’hôtel vers les minuit. Elle les parcourut avec un empressement qui se changea bien vite en dégoût.

— Cela n’est pas grossier comme les commis voyageurs, mais c’est bien plat.

Lamiel était parfaitement heureuse et avait presque tout à fait oublié le duc, lorsqu’il reparut au bout de deux jours.

— Déjà ! se dit-elle.

Elle le trouva absolument fou d’amour, et, qui plus est, passant son temps à lui prouver, par beaux raisonnements, qu’il était fou d’amour.

— C’est-à-dire, se disait la jeune paysanne normande, que vous allez être encore plus ennuyeux que de coutume.

En effet, cet essai de liberté de deux jours avait rendu Lamiel tout à fait rebelle à l’ennui.

Le lendemain matin, pendant qu’après leur lever il recommençait à lui baiser les mains :

— Cet être-là est embarrassé de tout ce qui lui arrive ; dès qu’il faut payer de sa personne, c’est un homme en deux volumes : il lui faut un Duval.

Lamiel l’envoya faire des commissions, payer les dépenses de l’hôtel. Avec prière de n’en rien dire à Monsieur, c’était une surprise qu’elle voulait ménager à Monsieur ; par son ordre, on appela des ouvriers qui firent des caisses où furent emballées toutes les jolies choses que le duc lui avait données. Elle fit les malles du duc et les siennes, puis le voyant, de la fenêtre, revenir à l’hôtel vers les quatre heures, elle descendit à sa rencontre, et l’engagea à la mener dîner à …, village sur la Seine.

Revenant de …, on alla directement au spectacle ; huit heures sonnées, elle dit au duc :

— Gardez la loge et attendez-moi, je prends la voiture et ne serai qu’un moment, regardez votre montre.

Elle courut à l’hôtel, fit embarquer les malles du duc adressées à Cherbourg ; la diligence qui les emporta partit à huit heures et demie. Elle fit porter ses malles à elle à la diligence de Paris. Fédor avait trois mille cent francs ; elle plaça mille cinq cent cinquante francs dans les malles adressées à Cherbourg, et mille cinq cent cinquante francs dans sa malle à elle. En jouant avec lui, elle lui avait volé sa bourse.

II serait difficile de peindre les transports de bonheur qu’elle sentit au moment où sa diligence partit pour Paris. Blottie dans un coin, la joue bien verte, elle riait et sautait de joie en se figurant l’embarras du duc revenant à l’hôtel et ne trouvant plus ni maîtresse, ni argent, ni effets. Lamiel craignit un peu, pendant les premières heures, de voir arriver Fédor galopant sur un cheval de poste. Elle avait trouvé une ressource contre cet accident, qui était de feindre de ne le pas connaître. Du reste, elle avait eu soin de laisser deviner à l’hôtel qu’elle partait par la diligence de Bayeux, et, en effet, ce fut sur cette route que le pauvre Fédor la poursuivit.

Cette nuit de voyage, fuyant un amour si aimable et si poli, fut, à tout prendre, le moment le plus heureux que Lamiel eût trouvé dans sa vie. Elle avait un peu de peur des voleurs de Paris ; en descendant de la diligence, elle eut l’idée malencontreuse de vouloir faire croire qu’elle connaissait Paris et demanda un grand hôtel dont elle prétendit avoir oublié le nom. Il résulta de là qu’elle fut placée à l’hôtel de X…, rue de Rivoli, dans un appartement au quatrième, coûtant cinq cents francs par mois.

Un peu étonnée de la quantité de domestiques et du luxe de cette maison, elle se fit annoncer chez la maîtresse du logis et lui demanda, avec l’air du mystère et en la priant de garder le secret, l’adresse d’un bon médecin. C’était une des anecdotes à elle racontées par le duc, qui lui donnait l’idée de cette finesse.

Le lendemain, nouvelle visite à la maîtresse du logis.

― Madame, lui dit-elle, je ne suis jamais venue à Paris. Ce que je redoute surtout, n’ayant pas de femme de chambre, c’est d’être suivie, je voudrais être vêtue comme une petite bourgeoise, seriez-vous assez obligeante pour venir acheter avec moi un costume complet de cette classe ?

La maîtresse du logis admira cette jeune fille revêtue des vêtements les plus chers, qui voulait se transformer en petite bourgeoise. Une circonstance redoubla l’étonnement de Mme Le Grand, la maîtresse de l’hôtel : Lamiel avait chaud, en entrant dans le boudoir de Mme Le Grand, elle prit son mouchoir et enleva presque toute la couleur qui déparait sa joue. La curiosité de Mme Le Grand la rendit fort attentive ; elle commença par étudier le passeport de la jeune fille si singulière et la traita avec tant de bonté que, dès le lendemain, Lamiel lui avoua que, impatientée par les attentions des voyageurs et surtout de l’espèce commis voyageurs, elle avait profité de l’avis à elle donné par un autre voyageur, apothicaire de son métier, en se peignant la joue avec du vert de houx.

Deux jours après, l’hôtel était dans l’admiration de cette grande fille, aux mouvements un peu désordonnés, il est vrai, mais si bien faite et qui employait un genre de fard si singulier. Mme Le Grand lui rendit le service de faire jeter à la poste à Saint-Quentin, une lettre adressée à M. de Miossens, à X…, et ainsi conçue :

« Cher ami, ou plutôt Monsieur le duc,

« J’ai admiré en vous des manières parfaites ; vos bontés sans fin et sans exemple m’ôtent presque le courage de vous dire un mot qu’à coup sûr vous ne permettriez pas, et qui me semble cruel mais nécessaire à votre bonheur et à votre tranquillité. Vous êtes parfait, mais vos attentions m’ennuient. J’aimerais mieux, ce me semble, un simple paysan qui ne serait pas éternellement occupé à me dire des choses délicates et à me plaire. Il me semble que j’aimerais un homme d’humeur franche, en tout simple, et surtout pas si poli. J’ai laissé vos malles et mille cinq cent cinquante francs à Cherbourg, en passant. »

Il n’en fallut pas davantage pour que Fédor se précipitât sur la route de Cherbourg, courant à franc étrier pour avoir l’occasion d’examiner toutes les figures sur le grand chemin. Malgré la lettre de Lamiel, il n’abandonna point la folie de la chercher qui l’occupait depuis sa fuite. À Rouen, se trouvant sans argent, sans maîtresse et sans linge, il eut presque l’idée de se brûler la cervelle. Jamais homme ne s’était trouvé aussi embarrassé. Toutes les prévisions de Lamiel s’accomplirent.

Pour Lamiel, elle eût tout à fait oublié le jeune duc qui avait eu l’art d’étouffer l’amour sous les douceurs, s’il ne lui eût servi de point de comparaison pour juger les autres hommes.

Lamiel avait tant de naturel dans les manières et tant d’étourderie dans les façons que Mme Le Grand s’attacha jusqu’au point d’en faire sa société ; bientôt elle trouva son boudoir ennuyeux quand elle n’y voyait pas la jeune fille. Son mari avait beau la sermonner sur l’imprudence d’admettre une inconnue à une telle intimité, Mme Le Grand n’avait pas de réponse, mais son amitié redoublait pour notre héroïne. Plusieurs jeunes gens, faisant de la dépense, logeaient dans cet hôtel : ils firent la cour à Mme Le Grand qui ne fut point fâchée de leur présence dans son boudoir. Elle remarqua avec plaisir et fit remarquer à son mari qu’il suffisait de leur présence pour fermer la bouche à la jeune inconnue, qui, certes, ne cherchait pas à se produire.

L’unique passion de Lamiel était alors la curiosité ; jamais il ne fut d’être plus questionneur ; c’était peut-être là ce qui avait fondé la source de l’amitié de Mme Le Grand qui avait le plaisir de répondre et d’expliquer toutes choses. Mais Lamiel comprenait déjà qu’il faut être considérée et jamais elle ne sortait le soir. Elle souffrait de ne pas aller au spectacle, mais le souvenir des commis voyageurs la rendait prudente.

Lamiel vit la nécessité de raconter son histoire à Mme Le Grand, mais pour cela il fallait la composer ; elle se méfiait de son étourderie ; elle était hors d’état de mentir, parce qu’elle oubliait ses mensonges. Elle écrivit son histoire, et, pour pouvoir la laisser dans sa commode, elle donna à cette histoire la forme d’une lettre justificative adressée à un oncle, M. de Bonia.

Elle dit donc à Mme Le Grand qu’elle était la seconde jeune fille d’un sous-préfet qu’elle ne pouvait nommer. Ce sous-préfet, fou d’ambition, n’était pas sans espérance d’être compris dans la première fournée des préfets et n’avait rien à refuser à un veuf à son aise, affilié à la congrégation, et qui lui promettait vingt et une voix de légitimistes ralliés. Mais ce M. de Tourte mettait pour condition à ses vingt et une voix qu’il épouserait elle, Lamiel ; or elle avait en horreur sa mine jaune et bassement dévote.

― C’est tout simple, dit Mme Le Grand, ma chère Lamiel a distingué un beau jeune homme qui, en fait de fortune, n’a que des espérances.

― Eh bien ! non, s’écria Lamiel, je m’ennuierais moins et saurais que faire de ma vie. L’amour, qui paraît faire le souverain bonheur de tout le monde, me paraît une chose fort insipide et si j’ose tout dire fort ennuyeuse.

― Ce qui veut dire peut-être que vous avez été aimée par un ennuyeux.

« Je me compromets, se dit Lamiel, il faut revenir à la vérité. »

Non, ajouta-t-elle de l’air le plus simple qu’elle put, on m’a fait la cour ; mon premier amoureux s’appelait Berville et n’aimait que l’argent. L’autre appelé Leduc, était fort prodigue, mais le plus beau jour de ma vie a été celui où je l’ai mis dans l’impossibilité de me voir. Un oncle m’avait laissé mille cinq cent cinquante francs ; on devait le lendemain les porter au notaire pour les placer. J’ai demandé à voir de près ces beaux napoléons d’or et le billet de mille francs ; il était huit heures du soir, mon père est sorti pour aller préparer son élection, moi, je me suis sauvée par le jardin de la sous-préfecture avec toutes les malles qui venaient d’apporter de Paris une partie de ma corbeille de mariage, car M. de Tourte est aussi généreux que laid, c’est beaucoup dire, et mon père lui remboursera le prix de ces robes qui me plaisent. L’élection de notre arrondissement terminée, et la fournée de préfets annoncée dans le Moniteur, mon père sera si joyeux, s’il est préfet, qu’il me pardonnera facilement. La chose sera beaucoup plus difficile s’il reste sous-préfet. Ce M. de Tourte est tout-puissant sur l’opinion dans notre arrondissement, son frère est grand vicaire.

Le lendemain soir, Lamiel, obligée de répéter son histoire au bon M. Le Grand, relut la lettre à son oncle. Elle avait oublié d’expliquer le passeport, elle dit :

« Un sous-préfet, gouvernant à six lieues de chez nous et auquel M. de Tourte a fait refuser ma main, m’a procuré un passeport par le moyen d’un de ses parents, maire à vingt-cinq lieues de chez lui, du côté de Rennes.

Cette histoire attendrit M. Le Grand jusqu’aux larmes et fournit pendant huit jours à la conversation du soir. Dès le second jour, Mme Le Grand avait dit à sa protégée qu’elle l’aimait comme sa fille.

― Tu as mille cinq cent cinquante francs pour tout bien, et tu prends un appartement de cinq cents francs ; je vais t’en donner un de cent cinquante où tu seras aussi convenablement, mais je veux absolument te voir avec tes belles robes, et je te mènerai un mardi chez M. Servières, tu verras là de jeunes cavaliers qui ont dix mille écus de rente et, ma petite Lamiel, tu feras des conquêtes qui vaudront mieux que ton vilain M. de Tourte, avec ses vingt et une voix de légitimistes ralliés dans sa poche.

― Eh bien ! ma chère amie, reprit Lamiel, permettez-moi de prendre un maître de danse, je sens que je ne marche pas, que je n’entre pas dans un salon comme une autre : permettez-moi de vous mener quelquefois au Théâtre Français.