Lamiel (ed. Martineau)/Chapitre 13

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 264-284).

CHAPITRE 13


Parmi toutes ses joyeuses compagnes de plaisir, Lamiel distingua Gaillot, une jeune actrice des Variétés, de tant d’esprit, d’un esprit si impie !

Dans un pique-nique à Meudon, elle s’enfonça dans les bois avec elle, et, à la suite d’une longue conversation où Lamiel fut fort sérieuse, Gaillot lui apprit non pas à avoir de l’esprit, mais à tirer encore un meilleur parti des idées agréables et neuves qui lui venaient à l’esprit d’une façon si imprévue, même pour elle.

— Quelquefois, vous êtes inintelligible, lui dit Gaillot, expliquez davantage et en plus de mots ce que vous voulez dire, et que ces mots ne soient pas du patois normand. Il peut être plus énergique que notre français de Paris, mais personne n’y comprend rien.

Lamiel se confondait en remerciements sincèrement admiratifs. Gaillot était une de ses passions.

— Vous vaudrez cent fois mieux que moi, répondait Gaillot aux compliments sincères de Lamiel ; vous n’avez qu’un écueil à fuir ; éblouie par les transports de gaieté que je fais naître quelquefois, ne cherchez pas à m’imiter. Si le cœur vous en dit, osez être le contraire de ce que vous me voyez.

Le comte s’apercevait avec un intime et profond orgueil que, depuis l’apparition de Mme de Saint-Serve, il était plus recherché. L’autorité dont il jouissait parmi les hommes de plaisir avait fait des pas de géant.

Par hasard, il faisait chaud cet été-là, et les plaisirs champêtres étaient à la mode. Le froid et la pluie des années précédentes leur donnaient un vernis de nouveauté. Les plus riches parmi les compagnons de plaisir du comte donnaient des dîners à Mme de Saint-Serve.

Souvent aussi, pour s’affranchir même du petit degré de gêne qu’impose la vue d’un maître de maison, on faisait des pique-niques à Maisons, à Meudon, à Poissy et jusqu’à la Roche-Guyon. Mais le goût décidé de Lamiel imposait la loi de suivre les premières représentations. Elle voulait appliquer les principes de son maître de littérature. Elle avait une légion de maîtres et travaillait comme un écolier. Elle apprenait même les mathématiques. Après les parties de campagne, on arrivait au spectacle à neuf heures, et l’entrée de Lamiel produisait tout l’effet désirable. Mais le comte la grondait chaque fois de l’affectation qu’elle mettait à ne pas faire de bruit en entrant dans sa loge.

— Voulez-vous donc avoir l’air éternellement d’une femme de chambre qui profite de la loge et de la toilette de sa maîtresse ?

Les grâces charmantes qui faisaient de Lamiel un être si nouveau pour Paris en 183…, et qui, en un instant, la mettaient à la première place dans tous les salons de femmes faciles, où elle débutait, n’avaient aucun mérite aux yeux du comte, même lui déplaisaient. Ces grâces, si piquantes, devaient tout leur empire : 1o À la nouveauté ; 2o À leur naturel exquis et précisément à ce qui montrait à chaque instant que Lamiel ne devait pas ce qu’elle était seulement à un salon du grand monde. Elle comprenait les grâces de la bonne société, elle avait même appris à leur être exclusivement fidèle, mais aussi elle avait compris que les grâces outrées, telles qu’elles s’étaient formées sous les règnes de Charles X et de Louis XVIII, étaient d’un ennui complet. Elle avait toujours présent à l’esprit le salon de la duchesse de Miossens où elle s’était ennuyée jusqu’au point d’en tomber malade. C’était à cet ennui d’autrefois qu’elle devait d’être si séduisante aujourd’hui. Son caractère vif et presque méridional eût bien toujours rendu difficiles pour elle les mouvements contenus et ralentis qui, de nos jours, font la base de la vie de salon au faubourg Saint-Germain, mais on voyait clairement, à travers son naturel le plus dévergondé, qu’elle savait, qu’elle eût su au besoin se montrer parfaitement convenable, être de bon ton, et la franchise de ses façons avait presque l’air d’être un trait de bonté qui vous appelait auprès d’elle aux honneurs et au sans-façon de l’intimité.

Or, la peur de n’être pas assez considéré, qui faisait le supplice du comte, le rendait premièrement insensible à ce genre de grâces. On sentait surtout le charme des façons de Lamiel dans les parties de plaisir à la campagne qui formaient maintenant le [1] tous les jours de sa vie, mais ces messieurs les hommes de plaisir, peu philosophes, minces observateurs de leur métier, ne les devinaient point, et elles étaient pour eux plus charmantes.

Un jour Larduel, un des farceurs de la troupe, ravi par les grâces de Lamiel, s’écria dans son enthousiasme : — Elle est de si bonne compagnie !

— Elle est bien mieux que cela, dit le vieux baron de Prévan, qui était le dictateur de tous ces jeunes gens, c’est une fille d’esprit qui s’ennuie du ton de la bonne compagnie et vous donne bien mieux au risque d’être méprisée par vous. Avec son air doux et gai, elle est l’audace même ; elle a le courage, plus humain que féminin, de braver votre mépris, et c’est pourquoi elle est inimitable. Regardez-la bien, messieurs, si jamais un caprice vous l’enlève, jamais vous n’en verrez une semblable.

Une autre singularité maintenait Lamiel à une hauteur incalculable. Au milieu des dîners dégénérant le plus en orgie, on voyait une femme d’une figure charmante et n’ayant évidemment aucun goût pour le plaisir qui est censé faire le lien de ce genre de société. II était évident que le libertinage, ou ce qu’on appelle le plaisir dans ce monde-là et même ailleurs, n’avait aucun charme pour elle. La confidence imprudente du comte avait mis sur la voie. Elle parlait du plaisir en bons termes, avec considération, avec respect même (qu’eussent été les compagnons, sans le plaisir !) mais quoiqu’elle s’en cachât on voyait que ce dieu était détrôné pour elle. Chose incroyable, elle n’était point haïe des dames ; sans doute, ses succès si extraordinaires choquaient, mais : 1o le plaisir n’était rien pour elle ; 2o elle avait avec ses bonnes amies un ton de politesse fine et gaie qui les subjuguait. Jamais d’ailleurs, avec tout son esprit, avec cette manière de rire de tout qui choquait tellement le comte, avec l’ascendant d’une beauté si jeune et si irrésistible, elle n’appelait l’attention d’une manière vive et imprévue sur les côtés désavantageux de la beauté ou du caractère de ces dames.

L’épigramme était chose absolument inconnue dans sa bouche ; jamais on ne l’avait vue lançant un mot méchant sur les antécédents, souvent fort scabreux, de ses nouvelles amies. Rien de plus simple, Lamiel n’était rien moins que sûre que ces dames eussent eu tort de se conduire ainsi. Elle étudiait, elle doutait, elle ne savait à quel parti s’arrêter sur toutes choses ; la curiosité était toujours son unique et dévorante passion.

La vie que lui faisait mener l’orgueil du comte de Nerwinde n’avait qu’un avantage à ses yeux :

1o Elle voyait par les propos du monde que cette vie était généralement enviée ;

2o Cette façon de vivre était agréable physiquement ; d’excellents dîners, des voitures rapides et bien douces, des loges bien réchauffées, riches, tendues d’étoffes dans toute leur fraîcheur et garnies de coussins à la dernière mode, avaient un mérite qu’il n’était possible de nier. L’absence de toutes ces choses brillantes eût choqué Lamiel, peut-être eût fait son malheur (ce n’est pas mon avis toutefois), mais leur présence ne formait point pour elle un bonheur ravissant.

L’ancien problème qui l’agitait dans le village des Hautemare, vivait encore dans toute son énergie au fond de son cœur : « L’amour dont tous ces jeunes gens parlent existe-t-il en effet pour eux, en sa qualité du roi des plaisirs, et suis-je insensible à l’amour ? »

— Eh bien ! Messieurs, dit un jour le comte de Nerwinde à ses amis qui admiraient son bonheur, je ne me laisse point charmer par ce qui vous éblouit : que ce soit un avantage ou un malheur du caractère ferme que le ciel m’a donné, je ne suis point dupe de cette Mme de Saint-Serve, de cette beauté rare que vous me gâtez comme à plaisir avec tous vos compliments. J’ai les moyens assurés de rabattre sa fierté ; tel que vous me voyez, depuis deux mois, c’est-à-dire depuis la première semaine qui a suivi mon retour à Paris, nous faisons lit à part.

Ce mot de vanité changea tout parmi les amis du comte de Nerwinde. Ces messieurs voyaient Lamiel s’enivrer avec tant de bonheur des plaisirs de la société, goûter avec tant de vivacité les parties de plaisir, qu’ils la croyaient la plus heureuse des femmes. Fidèles aux idées vulgaires et à la mode parmi eux qui faisaient du plaisir un des éléments nécessaires du bonheur, le parfait contentement ne pouvait se concilier avec lit à part. Ces messieurs prirent de l’espoir, firent des projets. Six semaines après l’imprudent aveu du comte, tous ses amis avaient tenté fortune auprès de Lamiel, et tous avaient été refusés avec modestie et sans aucune prétention à la vertu féminine :

— Un jour, peut-être, mais maintenant non !

Mais un soir, en descendant dans la forêt de Saint-Germain pour aller prendre le bateau à vapeur au port de Maisons, Lamiel vit les yeux de Gaillot humides de bonheur, et, dans ce moment, elle trouvait la gaieté de la société un peu affectée : on se chatouillait pour se faire rire ; il lui semblait que depuis un quart d’heure, on manquait d’esprit. Elle se décida en un instant.

— Quel est celui de tous ces messieurs qui a le plus d’esprit, votre amant excepté, bien entendu ? dit-elle à Gaillot.

— C’est Larduel.

— Quel est le consolateur que je devrais choisir pour faire le plus de peine possible au comte, dont la fatuité est exécrable ce soir ?

— C’est le marquis de la Vernaye.

— Quoi, cet homme si froid ?

— Parlez-lui un instant, vous verrez s’il est froid pour vous, il vous adore ; là, vraiment, c’est du grand amour sérieux, pathétique, ennuyeux.

— Vous vous êtes bien ennuyé, ce soir, dit Lamiel en souriant et se rapprochant de la Vernaye.

Au premier abord, il avait quelque chose de froid et de contenu qui rappela à Lamiel l’ennui que lui donnait le duc de Miossens. Il lui adressait des compliments si jolis et si composés qu’elle regarda où était Larduel ; il se trouvait à plus de cent pas d’elle, engagé dans une conversation avec Mlle Duverny, de l’Opéra, qui avait voulu monter à âne pour descendre au bateau.

— Voilà qui est heureux pour vous, dit-elle à la Vernaye.

— Qu’est-ce qui est heureux pour moi ?

— Que je ne sois pas dans la disposition de me moquer de vos compliments en traits de Mme de Sévigné. Soyez donc bon enfant et simple, consolez-moi de la majesté de mon seigneur et maître, le comte de Nerwinde, si vous voulez mériter que j’aie un caprice pour vous.

Ce mot fit oublier à la Vernaye toute sa réserve de compliments de bonne compagnie ; il oublia sa mémoire et se trouvant riche de son propre fonds, il dit ce qu’il pensait au moment même, sans s’inquiéter beaucoup de l’incorrection des phrases qui pouvaient lui échapper en improvisant.

Cette première infidélité ne donna ni le bonheur ni presque du plaisir à Lamiel. Dès que la Vernaye était de sang-froid, il revenait à l’éloquence à la Sévigné : comme disait Lamiel, au : j’ai mal à votre poitrine.

— Savez-vous ce qui vous nuit beaucoup ? dit-elle au marquis. Deux choses :

1o Voici cent vingt ans à peu près que l’on s’est avisé d’imprimer les lettres de Mme de Sévigné ;

2o Votre blanchisseuse met trop d’empois à vos jabots, et cela donne de la raideur à vos grâces. Soyez donc un peu plus échappé de collège.

Le marquis allait revenir la voir le matin pour la troisième fois, revenant au galop du bois de Boulogne où il avait laissé Nerwinde, lorsqu’elle entendit rentrer dans la cour la voiture du comte ; elle descendit précipitamment.

— Hé vite ! hé vite ! dit-elle au cocher en montant d’un saut et sans attendre le bras du laquais, sauvez-vous ; je ne veux pas être chez moi pour un ami à qui j’ai donné rendez-vous.

— Où va madame ?

— À la barrière d’Enfer.

En descendant la rue de Bourgogne, au bout du pont Louis XVI, elle vit un jeune homme couvert de crotte. Son cœur battit avec violence. Il était bien loin d’avoir un jabot trop empesé — une cravate noire, réduite à l’état de corde, ne cachait pas une chemise de grosse toile et qui n’était pas fraîche du matin — c’était le pauvre abbé Clément, cousin de…

Lamiel fait arrêter, le laquais descend et se fait attendre au moins deux secondes, à soigner ses beaux bas blancs bien tirés.

— Hé ! venez donc, lui dit avec impatience Lamiel, qui ne se fâchait jamais avec les gens. Dites à ce monsieur vêtu en noir, qu’une dame veut lui parler, priez-le de monter.

Le laquais était si bien vêtu et l’abbé Clément si simple, qu’il s’épuisait à saluer le laquais ; quoi que pût lui dire celui-ci, l’abbé répondait par ces mots :

— Mais, monsieur, qu’y a-t-il pour votre service ? Enfin, il vit Lamiel et comment vêtue ! Il rougit jusqu’au blanc des yeux et le laquais lui répétait pour la troisième fois que madame désirait lui parler que le pauvre abbé hésitait encore à s’asseoir. Une voiture, qui passa au grand trot entre la voiture de Lamiel et le trottoir, fut sur le point de l’écraser.

Le laquais le prit sous le bras et le poussa à côté de Lamiel, qui lui disait :

— Mais montez donc. Avez-vous honte d’être à côté de moi à cause de votre état, hé bien ! Allons dans un quartier désert. Au Luxembourg, cria-t-elle au cocher. Que je suis heureuse de vous revoir, disait-elle à l’abbé.

Le pauvre abbé savait qu’il avait bien des reproches à adresser à Lamiel, mais il était enivré du léger parfum répandu dans ses vêtements. Il ne se connaissait pas en élégance, mais comme tous les cœurs nés pour les arts, il en avait l’instinct et ne pouvait se lasser de regarder la mise si simple en apparence de Lamiel.

Et quel charme dans les manières de cette jeune paysanne ! quels regards doux et divins !

— Je suppose que ma toilette vous donne des scrupules, dit-elle à l’abbé.

Et comme la voiture entrait dans la rue du Dragon, Lamiel fit arrêter devant un magasin de modes. Elle acheta un chapeau fort simple ; en descendant à la porte du Luxembourg, vers la rue de l’Odéon, elle laissa son chapeau dans la voiture et dit au cocher de retourner au logis.

Le bon abbé Clément, tout étonné de ce qui lui arrivait, commençait une phrase polie mais qui annonçait des reproches a faire.

— Permettez, cher et aimable protecteur, que je vous raconte tout ce qui m’est arrivé depuis que madame a renvoyé sa pauvre lectrice. Oui, continua Lamiel en riant, je vais me confesser à vous : me promettez-vous le secret de la confession ? Rien à la duchesse, rien au duc ?

— Mais sans doute, dit l’abbé d’un air sage, mais profondément troublé.

— En ce cas, je vais tout vous dire.

Et, en effet, à l’exception de l’aventure de Jean Berville et de l’amour qu’elle croyait sentir pour l’abbé en ce moment, elle lui dit tout, et comme dans son désir de faire bien comprendre les motifs de ses actions, elle ajoutait tous les détails caractéristiques, sa narration ne dura pas moins d’une heure et demie. L’abbé avait eu le temps de se remettre un peu. Il lui adressa des réflexions morales et prudentes ; mais il sentit bientôt qu’il admirait trop ses jolies mains, il sentait avec honte un brûlant désir de les presser dans les siennes et même de les approcher de ses lèvres. Alors, il voulut se séparer de Lamiel, il lui adressa sur ses égarements un discours sage, sévère et complet, il le termina par ces mots :

— Je ne pourrais rester auprès de vous et vous revoir que si vous manifestiez le ferme propos de changer de conduite.

Lamiel désirait passionnément raisonner sur tout ce qui lui était arrivé, avec un ami si dévoué, dans les lumières duquel elle avait tant de confiance et à qui elle pouvait tout dire. Depuis son départ de Carville, elle n’avait pu être sincère avec personne. Elle exagéra un peu l’inquiétude curieuse qui l’agitait et prononça le mot de repentir.

Lorsqu’elle eut prononcé ce mot, l’abbé ne put charitablement lui refuser un second rendez-vous ; il sentait le danger, mais il se disait aussi : « Si quelqu’un au monde peut avoir quelque espérance de la ramener dans la bonne voie, c’est moi. » Le bon abbé faisait un grand sacrifice en accordant un second rendez-vous, car une terrible idée s’emparait malgré lui de son cœur. « Avec quelle facilité cette charmante fille ne se donne-t-elle pas, quand sa tête est convaincue ! Elle semble n’attacher que peu d’importance à ce qui est un si grand objet pour toutes les femmes qui font, par vice ou par avarice, tout ce qu’elle se permet par suite de la légèreté de son singulier caractère. Avec l’ouverture de cœur et avec l’affection qu’elle me montre, je n’aurais qu’à dire un mot. »

Dans la soirée, cette idée parut si terrible à la vraie piété de l’abbé Clément, qu’il fut sur le point de partir à l’instant même pour la Normandie. Il ne put fermer l’œil de la nuit. Le lendemain matin, ses agitations redoublèrent. « Mais peut-être, se disait-il, Lamiel est sur le point de revenir à des sentiments honnêtes. Si je parviens à la persuader, les actions suivront rapidement la conviction de l’esprit… Si je m’éloigne, l’occasion est à jamais perdue, je me reprocherai éternellement la perte d’une âme si belle et si noble, malgré ses souillures. Sa tête l’a égarée, mais le cœur est pur. »

Dans son trouble extrême, l’honnête jeune homme alla consulter M. l’abbé Germar, son directeur, qui, touché de sa vertu, ne balança pas : il lui ordonna de rester à Paris et d’entreprendre la conversion de Lamiel.

Le rendez-vous avait été indiqué par Lamiel dans une petite auberge de Villejuif où, un jour, un malaise soudain avait forcé Lamiel à chercher un refuge ; l’air honnête de la maîtresse de maison l’avait frappée. L’abbé la trouva établie dans une chambre du second étage ; tout le reste de la maison était occupé. Il recula de surprise en la voyant ; le chapeau commun qu’elle avait acheté la veille, rue du Dragon, était couvert d’un voile noir très épais et quand Lamiel le leva, l’abbé aperçut une figure étrange. Lamiel, qui commençait à savoir lire dans les cœurs, croyait avoir deviné la raison qui, la veille, faisait hésiter l’abbé à lui accorder un second rendez-vous, et elle s’était rendue laide à l’aide du vert de houx.

Elle dit en riant à l’abbé :

— Vous sembliez croire hier que la coquetterie était la source principale de ma mauvaise conduite ; voyez comme je suis coquette.

Elle continua d’un air plus sérieux.

— Je n’ai pas cru faire mal en me donnant à des jeunes gens pour lesquels je n’avais aucun goût. Je désire savoir si l’amour est possible pour moi. Ne suis-je pas maîtresse de moi ? à qui est-ce que je fais tort ? À quelle promesse est-ce que je manque ?

Une fois entrée dans les pourquoi, Lamiel fit bientôt courir à l’abbé Clément des dangers bien différents de ceux qu’il appréhendait la veille. Elle était d’une impiété effroyable. La profonde curiosité qui, à vrai dire, était sa seule passion, aidée par la sorte d’éducation impromptue qu’elle cherchait à se donner depuis les premiers jours qu’elle avait habité Rouen avec le jeune duc, lui fit proférer des choses horribles aux yeux du jeune théologien, et à plusieurs desquelles il fut hors d’état de répondre d’une façon satisfaisante.

Lamiel, le voyant embarrassé, fut bien loin de profiter grossièrement de sa victoire malgré elle ; elle se figura la conduite cruelle que le comte de Nerwinde eût adoptée à sa place ; elle eut la joie de se sentir supérieure.

— Mais ne dirait-on pas, mon ami, à me voir vous entretenir depuis une heure de choses simplement curieuses, que j’ai le plus mauvais cœur du monde et que j’ai oublié tout à fait mes premiers bienfaiteurs ? Que deviennent mon excellent oncle et ma tante Hautemare ? Me maudissent-ils ?

L’abbé, fort soulagé par ce retour aux choses de la terre, lui expliqua dans les plus grands détails que les Hautemare s’étaient conduits avec toute la sagesse normande. Ils avaient adopté avec prudence la fable que Lamiel leur avait fournie ; tout le monde à Carville la croyait occupée dans un village des environs d’Orléans à faire la cour à une grand’tante fort âgée et à se ménager une place dans son testament. Tout le village s’était occupé d’un bon de cent francs sur la poste que les Hautemare avaient touché et que le duc avait eu l’idée de leur envoyer d’Orléans comme faisant partie d’un cadeau fait à Lamiel par sa vieille tante.

— Il est vrai, dit Lamiel en rêvant, le duc était parfaitement bon comme Mme la duchesse ; seulement, il était bien ennuyeux.

Elle apprit avec un vif étonnement que le duc s’était échauffé la tête en se croyant profondément amoureux d’elle. Il l’avait cherchée dans toute la Normandie et la Bretagne, trompé par la lettre que Lamiel avait datée de…

Maintenant le duc résiste à sa mère, la passion qu’il prétend avoir lui donne du caractère. Lamiel éclata de rire comme une simple paysanne.

— Le duc avec du caractère ! s’écria-t-elle. Ah ! que je voudrais le voir !

— Ne cherchez pas à le voir, s’écria l’abbé, se méprenant sur le sentiment qui animait la jeune fille ; voudriez-vous augmenter les chagrins de madame ? Je sais par ma tante que ce qu’elle appelle la désobéissance de son fils la met au désespoir. Elle veut le marier et elle s’aperçoit que, à peine marié, il lui échappera.

Les questions de Lamiel sur ce qui se passait au pays furent sans borne. Elle était déjà assez avancée dans la vie pour trouver du charme à revenir aux souvenirs innocents de son village. Elle apprit que Sansfin était à Paris ; il avait eu l’audace de se mettre à demi sur les rangs pour la place de député de l’arrondissement dont … faisait partie ; cette prétention avait été accueillie avec un éclat de rire si général que le petit bossu n’avait pu se résoudre à continuer d’habiter le pays. Il paraissait certain qu’un jour, dans les bois, aveuglé par la colère, il avait mis en joue M. Frontin, l’adjoint du maire, qui l’avait plaisanté sur cette idée de se faire député avec sa tournure.

Les nombreuses conversations que Lamiel obtint de l’abbé Clément hâtèrent infiniment les progrès de son esprit. Elle avait dit à l’abbé plusieurs choses fort éloignées de la croyance de celui-ci, il n’avait pu les réfuter d’une manière satisfaisante du moins pour Lamiel ; elle en conclut, non par amour-propre, mais plutôt par estime pour le caractère et la bonne foi de l’abbé, que ces idées étaient vraies.

L’abbé lui avait dit :

— On ne connaît un homme qu’en le voyant tous les jours et longtemps.

Lamiel, dès le soir même, disgracia le marquis de la Vernaye, et fit des yeux charmants à D.....

— Je vous prends, lui dit-elle, afin de me moquer ouvertement du comte de Nerwinde et afin de lui voir développer son caractère. Je veux lui faire savourer les douceurs du cocuage, mais je ne vous vends point chat en poche ; le rôle que je vous destine peut avoir des dangers et vous ne recevrez votre récompense qu’à la première folie jalouse qui échappera à mon seigneur et maître.

Elle s’était adressée à un homme hardi. Le lendemain, il y avait un dîner dans les bois de Verrières, et D..... fit des choses incroyables de folie pour montrer son amour pour Lamiel. Le comte vit tout, son caractère sombre s’exagéra tout ; ce fut l’excès de sa colère qui l’empêcha de s’y laisser aller.

« Quelle gloire pour cette petite Normande ! Quelle preuve d’infériorité de ma part si j’avais un duel pour elle ! »

D… était fou d’amour depuis que les yeux de Lamiel montraient de l’amour pour lui. Il alla consulter Montror qui lui demanda le secret, puis lui dit, piqué de quelques réponses peu polies de Nerwinde : — Courez les chapeliers de Paris, vous trouverez bien quelqu’un qui vient de s’établir ; faites prendre chez lui un exemplaire de la circulaire que l’on écrit en pareil cas, mettez en bas l’adresse de M. Boucaud de Nerwinde à Périgueux, et envoyez cette circulaire à votre rival.

Montror apprit à D… que le père du comte avait été chapelier.

Pour jouir de la mine furibonde du comte, D… fit remettre cette circulaire au comte au milieu d’un dîner. Le comte pâlit extrêmement, puis dit, après quelques minutes :

— Je me trouve mal, j’ai besoin de prendre l’air.

Il sortit et ne reparut plus de la soirée.

fin
  1. En blanc dans les manuscrits. N. D. L. E.