Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 74-84).


CHAPITRE VI

SANSFIN ET DU SAILLARD


La prétendue faiblesse des yeux de la duchesse servait de prétexte à cette femme aimable pour ne jamais se séparer de Lamiel, qui avait pleinement succédé au crédit du chien Dash, mort peu auparavant.

Ce genre de vie eût été délicieux pour une petite paysanne vulgaire, mais il y avait à peine un an qu’il durait, et toute la gaîté de la jeunesse avait disparu chez la jeune paysanne.

Plusieurs mois se passèrent ainsi ; enfin Lamiel tomba sérieusement malade. Le danger fut si grand, dès le début de la maladie, que la duchesse se résigna à faire appeler le docteur Sansfin, qui, depuis plusieurs années, ne venait plus au château que le 1er  janvier. Du Saillard lui avait fait préférer le docteur Buirette, de Mortain, petite ville à quelques lieues du château. Du Saillard avait peur qu’il ne s’emparât de l’esprit de la duchesse et même qu’il ne guérît la prétendue maladie de ses yeux. La vanité sans bornes du médecin bossu jouit délicieusement de cet appel au château ; cela seul manquait à sa gloire dans le pays. Il résolut de produire une impression profonde. Selon lui, la duchesse devait mourir d’ennui ; en conséquence, pendant la première moitié de la visite, il fut d’une grossièreté parfaite ; il adressait les mots les plus étranges à cette grande dame, dont il savait si bien que le langage était si mesuré et si élégant.

Puis il fut émerveillé de la maladie de la jeune fille.

— Voici un cas bien rare en Normandie, se dit-il ; c’est l’ennui et l’ennui malgré le carrosse de la duchesse, l’excellent cuisinier, les primeurs, les beaux meubles du château, etc. Ceci devient curieux ; donc ne pas me faire chasser : j’ai appliqué le caustique grossier avec assez de force. D’ailleurs cette femme peut se trouver mal, s’évanouir, je m’ennuierais ici. Plus de mesure, monsieur le docteur ! La chose la plus cruelle que je puisse inventer pour le service de cette grande dame qui me déteste en ce moment, c’est de renvoyer la petite chez ses parents.

Sansfin revint tout à coup à ses façons ordinaires ; si elles n’étaient pas fort distinguées, elles annonçaient du moins un homme réfléchi, accablé de travail et n’ayant le temps ni d’adoucir le feu de ses pensées, ni de polir ses expressions.

Il prit l’air le plus lugubre :

— Madame la duchesse, j’ai la douleur de devoir préparer votre esprit à tout ce qu’il y a de plus triste ; tout est fini pour cette aimable enfant. Je ne vois qu’un moyen de retarder peut-être les progrès de l’effroyable maladie de poitrine ; il faut, ajouta-t-il en reprenant l’air dur, qu’elle aille occuper dans la chaumière des Hautemare la petite chambre où elle a vécu si longtemps.

— L’on ne vous a pas appelé, monsieur, s’écria la duchesse avec colère, pour changer l’ordre de ma maison, mais pour tâcher, si vous le pouvez, de guérir l’indisposition de cette enfant.

— Agréez l’hommage de mon profond respect, s’écria le docteur d’un air sardonique, et faites appeler M. le curé. Mon temps est réclamé par d’autres malades que leurs entours me permettront de guérir.

Le docteur sortit sans vouloir écouter Mlle  Anselme, que la duchesse envoya sur ses pas. Il ne se sentait pas d’aise d’infliger des malheurs à une si grande dame et qui avait une taille si belle !

— Quelle grossièreté ! quel oubli de toutes les convenances ! s’écria la duchesse outrée de colère. Comme si l’on ne payait pas à ce grossier personnage la seconde demi-heure qu’il eût pu consacrer à la petite. Qu’on aille chercher Du Saillard.

Le curé parut à l’instant. Ses discours ne pouvaient avoir la netteté de ceux de Sansfin : suivant l’usage de sa profession, accoutumé à parler à des sots et devant garder toutes les avenues contre la critique, la première réponse du curé Du Saillard dura bien cinq minutes. Cette pensée si verbeuse effrayerait le lecteur, mais elle plut à la duchesse, qui retrouvait le ton auquel elle était accoutumée. Le curé entra pleinement dans sa colère contre l’indigne procédé de cet homme que, partout ailleurs, il appelait son respectable ami ; et, à la suite d’une visite qui ne dura pas moins de sept quarts d’heure, la duchesse fut décidée à envoyer un courrier chercher un médecin à Paris.

— La grande objection contre cette mesure, c’est que jamais, dans la maison de Miossens, l’on n’avait appelé un médecin de Paris pour les gens.

— Je pourrais suggérer à Mme  la duchesse l’idée bien simple de faire appeler ce médecin pour sa propre santé que, dans le fait, tous ces tracas nous donnent la douleur de voir fort altérée.

— Mes femmes verront bien, répondit la duchesse d’un ton romain, que le médecin de Paris est appelé pour Lamiel et non pour moi.

Ce médecin, appelé par un courrier, après s’être fait attendre quarante-huit heures, daigna enfin paraître. Ce M. Duchâteau était une sorte de Lovelace de faubourg, encore jeune et fort élégant ; il parlait beaucoup et avec esprit, mais avait quelque chose de si horriblement commun dans ses façons d’agir et dans le langage qu’il scandalisait même les femmes de chambre de la duchesse. Du reste, au milieu de ses bavardages sans limites, les femmes de chambre elles-mêmes remarquèrent qu’il daigna consacrer à peine six minutes à examiner la maladie de Lamiel. Comme on voulait lui raconter les symptômes, il déclara n’avoir nul besoin d’un tel récit, et prescrivit un traitement absolument insignifiant. Quand, au bout de trois jours, il repartit pour Paris, l’absence de cet homme fut un soulagement pour Mme  de Miossens. On appela le médecin de Mortain, qui était en correspondance avec une femme de chambre, et se prétendit malade pour ne pas paraître. On fit venir ensuite un médecin de Rouen, M. Dervillers qui, bien différent de son collègue de Paris, avait un aspect lugubre et ne disait mot. Il ne voulut pas s’expliquer avec la duchesse, mais dit au curé que la petite n’avait pas six mois à vivre. Ce mot était cruel pour la duchesse ; il la privait de la seule distraction qu’elle eût au monde ; sa fantaisie pour Lamiel était dans toute sa force ; elle fut au désespoir et répétait souvent qu’elle donnerait cent mille francs pour sauver Lamiel. Son cocher qui l’entendit lui dit avec la grosse franchise d’un Alsacien :

— Eh bien ! que madame rappelle Sansfin.

Un jour, revenant tristement de la messe dans son carrosse par la grand’rue de Carville, elle vit de loin le médecin bossu et, d’instinct, elle l’appela. Il avait inventé une méchanceté à faire, ce qui le fit accourir au carrosse, de l’air le plus ouvert. Il y monta, et, en arrivant auprès de la malade, il déclara qu’elle était horriblement changée et lui donna des remèdes qui devaient redoubler tous les accidents de la maladie. Cette ruse du coquin eut un succès qui le ravit. La duchesse elle-même devint malade, et comme, malgré une apparence d’égoïsme épouvantable mais qui ne tenait qu’à la hauteur, elle avait l’âme bonne au fond, elle se reprocha amèrement de n’avoir pas voulu permettre qu’on transportât Lamiel chez ses parents. Ce transport eut lieu et le médecin bossu se dit : « Je serai le remède. »

Il entreprit d’amuser la femme malade et de lui peindre la vie en beau ; il employa vingt moyens ; par exemple, il prit un abonnement à la Gazette des Tribunaux et on la lisait à Lamiel tous les matins. Les crimes l’intéressaient, elle était sensible à la fermeté d’âme déployée par certains scélérats. En moins de quinze jours, l’extrême pâleur de Lamiel sembla diminuer. La duchesse le remarquait un jour.

— Eh bien ! madame, s’écria Sansfin avec hauteur, est-ce qu’il convient d’appeler des médecins de Paris quand on a un docteur Sansfin dans le voisinage ? Un curé peut avoir de l’esprit, mais quand cet esprit est troublé par l’envie, il ressemble comme deux gouttes d’eau à de la sottise. Sansfin voit ce qui est vrai partout, mais je dois avouer que les sciences que j’étudie pour essayer de me perfectionner dans mon art me laissent si peu de temps à perdre, que je dis quelquefois la vérité en termes trop clairs et trop précis, et, je le sais, les salons dorés frémissent d’entendre ce langage simple d’un homme vertueux qui n’a besoin de faire la cour à personne. Par égoïsme, pour ne pas vous séparer d’une femme de chambre qui vous amuse, vous n’avez pas voulu d’abord que l’on transportât Lamiel chez ses parents et vous avez exposé sa vie. Ce n’est pas à moi à vous dire le jugement que la religion porte d’une telle action. Si M. le curé Du Saillard osait remplir ses devoirs auprès d’une femme de votre rang, sa sévérité serait peut-être encore plus offensante que la mienne ; mais lui se moque de la perte de l’âme de ses malades. La mort de l’âme ne se voit pas comme celle du corps. Son métier est plus commode que le mien. Quant aux remèdes de votre sot de Paris et à ceux du docteur de Rouen, ils ont mis la petite aux portes du tombeau. Démentez moi si j’ai tort, et, moi, j’ai tant d’humanité et tant d’amour pour mon état que si une de ces vieilles femmes imbéciles, dont vous avez rempli votre château, eût voulu me le permettre, j’aurais pénétré en secret auprès de l’intéressante malade et j’aurais substitué aux poisons que lui administrait ce charlatan de Paris les remèdes véritables ; mais je n’ai pu. Remarquez, madame, que je courais les risques d’un procès criminel pour sauver une petite fille qui vous amuse. C’est ainsi, madame la duchesse, que la sottise, même dans le cas le plus indifférent en apparence, peut amener la mort. Pendant huit jours, je me suis arrangé pour avoir matin et soir des nouvelles de la petite. Elle était mourante et pouvait à chaque instant être saisie d’un vomissement de sang pendant lequel elle serait morte dans vos bras. S’il lui eût été donné, au moment suprême, de connaître la vérité, elle eût pu vous dire : « Madame la duchesse, vous me tuez ; vous avez sacrifié ma vie à votre répugnance pour le langage ferme et noble de la vérité ; la vérité vous a choquée parce qu’elle se trouvait dans la bouche d’un pauvre médecin de campagne. »

La duchesse fut atterrée des paroles du docteur ; elle crut entendre un prophète ; elle avait si gauchement arrangé sa vie que, depuis longtemps, personne ne se donnait la peine d’être éloquent pour la désennuyer. Elle laissait aller sa vie comme du temps où sa beauté et des mots charmants peuplaient son salon.

Le docteur augmenta à plaisir l’indisposition de la grande dame, il la rendit folle de douleur ; il est vrai que tous les jours, pendant une heure, il la soumettait à l’horrible magnétisme de son éloquence infernale. La duchesse fut si indisposée qu’elle n’eut plus la force de venir voir deux fois par jour Lamiel chez ses parents. Alors, par les soins du docteur qui voulait la guérir de sa langueur, elle en vint à un tel point de folie qu’elle quitta le château pour venir passer publiquement plusieurs jours dans la chaumière voisine de celle des Hautemare, que le docteur fit évacuer et meubler en quelques heures. Ce qui augmentait le zèle de Sansfin, c’est que le Du Saillard était furieux et employait tout son génie à chercher un moyen quelconque d’éloigner le médecin bossu. Le moyen de défense de celui-ci fut bien simple. Tout le monde à Carville avait peur du curé. Le docteur, après l’avoir répété sur tous les tons deux ou trois cents fois, fit comprendre à la duchesse et au village que le curé était jaloux de lui parce qu’il sauvait la vie à la petite Lamiel, pour laquelle il avait voulu faire appeler un médecin de Paris. La chose, une fois bien expliquée, était si claire que tout le village saisit l’anecdote (langage de commis marchand), et la grande agitation du curé Du Saillard ne fut plus une énigme. Le docteur ne négligea rien pour faire comprendre la vérité aux curés du voisinage, lesquels furent charmés de pouvoir reprocher une faiblesse au terrible curé de Carville, chargé de les surveiller.