Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 58-73).


CHAPITRE V

UNE LECTRICE


Lamiel grandit ainsi, elle avait quinze ans lorsque les yeux de la duchesse de Miossens s’entourèrent de quelques rides, — (nous avons oublié de dire que, le vieux duc mort, son fils ne lui survécut que de quelques mois), — elle fut au désespoir de cette découverte. Un courrier expédié en toute hâte à Paris lui ramena l’oculiste le plus célèbre, M. de la Rouze. Cet homme d’esprit fut fort embarrassé, lors de la consultation faite le matin au lit de la duchesse ; il eut besoin de débiter une longue suite de phrases élégantes pour se donner le temps d’inventer un mot grec qui voulait dire affaiblissement causé par la vieillesse. Supposons que ce beau mot grec soit amorphose ; M. de la Rouze expliqua longuement à la duchesse que cette maladie, provenant d’un froid subit à la tête, attaquait de préférence les jeunes femmes de vingt à vingt-cinq ans. Il prescrivit un régime sévère, remit à la duchesse deux boîtes de pilules de noms fort différents, mais formées également de mie de pain et de coloquinte, et conseilla surtout à sa malade de bien se garder de consulter des médecins ignorants, qui pouvaient confondre cette maladie avec une autre exigeant un régime débilitant. Il lui prescrivit de ne pas lire pendant six mois, surtout le soir ; il fallait donc prendre une lectrice. Mais le médecin fit si bien, que ce fut la duchesse qui prononça la première le mot fatal de lectrice et un autre mot plus terrible encore : des lunettes. L’oculiste eut l’air de réfléchir profondément, et finit par décider que pendant la durée du traitement, qui pouvait prendre six ou huit mois, il ne serait pas nuisible de ménager les yeux et de porter des lunettes qu’il se chargeait de choisir à Paris chez un opticien fort savant et que les journaux vantent deux fois la semaine.

La duchesse fut ravie de ce médecin charmant, chevalier de tous les ordres d’Europe, et qui n’avait pas quarante ans, et il partit pour Paris fort bien payé. Mais la duchesse était fort embarrassée : où trouver une lectrice à la campagne ? Cette sorte de femmes de chambre était fort difficile à trouver, même en Normandie. Ce fut en vain que Mlle  Anselme fit connaître dans le village le désir de Mme  la duchesse. Le bonhomme Hautemare, le seul être masculin de tout le village qui méritât le titre de bonhomme, songea d’abord à cette place de lectrice pour sa nièce Lamiel.

— Mais, se dit-il, personne autre dans le village n’est capable de remplir cet emploi et la duchesse a tant d’esprit qu’il est impossible qu’elle n’arrive pas à songer à Lamiel.

Toutefois, il y avait une objection majeure : une fille prise à l’hôpital était-elle digne de servir de lectrice à une dame d’une si grande noblesse ?

Hautemare et sa femme étaient depuis quinze jours plongés dans le tourment que donne un grand dessein en voie d’exécution, lorsque, un soir où l’on annonçait les nouvelles les plus décisives sur ce qui se passait dans la Vendée, le piéton remit au château le numéro de la Quotidienne arrivant de Paris.

Ce fut en vain que Mlle  Anselme mit une double paire de lunettes ; elle lisait avec une lenteur et une inintelligence qui désespéraient l’impatiente duchesse.

Mlle  Anselme avait trop d’esprit pour bien lire. Elle voyait là une corvée qui serait tombée sur elle sans augmenter ses gages d’un sou. Ce raisonnement semblait juste, et toutefois cette fille si habile, Mlle  Anselme, se trompa. Que de fois, par la suite, elle maudit cette inspiration de la paresse !

La duchesse s’écria tout à coup pendant cette lecture abominable :

— Lamiel ! qu’on mette les chevaux et qu’on aille chercher au village la petite Lamiel, la fille d’Hautemare ; elle se fera accompagner par son oncle ou sa tante.

Lamiel parut deux heures après, avec ses habits des dimanches. Elle lut mal d’abord, mais avec des grâces charmantes qui firent oublier à la duchesse même l’intérêt des nouvelles de la Vendée. Ses jolis yeux si fins s’enflammaient de zèle en lisant les phrases d’enthousiasme de la Quotidienne.

— Elle pense bien, se dit la duchesse.

Et lorsque, vers les onze heures, Lamiel et son oncle prirent congé de la grande dame, celle-ci avait la fantaisie bien décidée d’attacher Lamiel à son service.

Mais Mme  Hautemare n’admettait pas l’idée que le soir, à neuf ou dix heures, Lamiel, grande fille de quinze ans, fort délurée, pût revenir du château à la maisonnette du maître d’école.

Ici eut lieu une négociation fort compliquée, qui dura plus de trois semaines. Ce délai fut suffisant pour porter à l’état de passion, chez la duchesse, l’idée, d’abord assez vague, d’avoir Lamiel au château pour lire la Quotidienne.

Après des pourparlers infinis (qui pourraient avoir le mérite de peindre le génie normand dont nous voyons de si beaux exemples à Paris, mais au risque de paraître long au lecteur bénévole), il fut convenu que Lamiel coucherait dans la chambre de Mlle  Anselme, et cette chambre avait l’honneur de toucher à celle de la duchesse. Cette dernière circonstance, qui rassurait pleinement le scrupule et surtout la vanité de Mme  Hautemare, ne laissa pas de la choquer extrêmement dans un autre sens.

— Quoi donc ! disait-elle à son mari, lorsque tout semblait conclu, les méchantes langues de Carville pourront dire que notre nièce est entrée en service ? Cela ferait renaître les espérances de ton neveu le jacobin, qui a dit de nous tant d’horreurs.

Ce scrupule fut sur le point de faire renoncer à l’affaire ; car la duchesse, de son côté, trouvait qu’entrer au château était un honneur insigne pour la nièce du maître d’école, et s’en expliqua dans ces termes avec Mme  Hautemare. Aussitôt la commère du village fit une profonde révérence à la grande dame et prit congé sans répondre.

— Voilà bien la révolution ! s’écria la duchesse hors d’elle-même ; c’est en vain que nous pensons l’éviter, la révolution nous assiège et se glisse même parmi les gens dont nous faisons la fortune.

Cette réflexion la pénétra d’indignation, de douleur et de crainte. Dès le lendemain matin, après une nuit passée presque sans sommeil, la duchesse fit appeler le bonhomme Hautemare pour lui laver la tête ; mais elle fut bien autrement surprise quand le maître d’école, tout consterné et roulant son chapeau entre ses mains, tant il était effrayé du terrible message dont on l’avait chargé, lui annonça que, toute réflexion faite, Lamiel avait la poitrine trop délicate pour pouvoir accepter l’honneur que Mme  la duchesse avait voulu lui faire.

La réponse à cette déclaration impertinente fut empruntée à Bajazet ; elle consista dans ce seul mot :

— Sortez !

La duchesse avait voulu conduire cette affaire sans en parler au curé Du Saillard ; la profondeur singulière qu’avait l’esprit de cet ecclésiastique habile lui avait donné l’impardonnable défaut de se laisser aller quelquefois à des réparties un peu brusques quand on lui opposait des objections par trop absurdes.

— Voilà encore, se disait la duchesse, de ces choses qu’on n’eût point vues avant 89.

Elle évitait donc le plus qu’elle pouvait de parler au curé de choses sérieuses. Quelquefois même, Mme  de Miossens essayait d’engager Du Saillard à dîner et de ne lui dire que deux mots polis : l’un quand il entrait et l’autre à sa sortie. L’homme d’esprit s’amusait de ces prétentions et attendait patiemment que la duchesse eût besoin de lui. Dans la colère que lui donna le maître d’école, la grande dame fit appeler Du Saillard à l’instant et n’eut pas même l’esprit de l’engager à dîner et de ne lui parler de Lamiel qu’à la fin du repas.

Du Saillard trouva l’affaire si mal engagée qu’il la jugea sans remède. Avant de parler de Lamiel, il eût fallu commencer par découvrir quelque abus dans l’école tenue par Hautemare. Là se trouvait la source de son bien-être et de son outrecuidance. On aurait menacé de fermer cette école, on l’eût même fermée au besoin. Alors Hautemare serait venu solliciter humblement l’admission de Lamiel au château. Le curé fit sentir à la duchesse, dans toute son amertume, la faute immense qui avait été commise en ne débutant pas par le consulter pour cette affaire ; puis il la laissa, sans lui donner de conseil, dans le profond désespoir de sa vanité outragée par un manant.

La profondeur de son émotion ôtant à cette grande dame le peu de sens qu’elle avait pour conduire les affaires, elle ne sut pas même ménager à propos un reste de dignité, et Mlle  Anselme adressa à monsieur Hautemare une lettre officielle dans laquelle elle lui disait, au nom de madame, que mademoiselle Lamiel aurait l’honneur d’être employée auprès de Mme  la duchesse en qualité de lectrice et ce, jusqu’à ce que l’on fît venir de Paris une personne plus savante. Tout le village fut scandalisé de ce mot : mademoiselle adjoint au nom de Lamiel.

Celle-ci n’avait point ignoré toutes les démarches que son oncle faisait depuis trois semaines et désirait avec passion d’entrer au château. Elle avait entrevu les beaux meubles qui remplissaient les chambres, elle avait vu surtout une magnifique bibliothèque et tous les volumes dorés sur tranches qui la composaient. Elle avait oublié de remarquer que ces volumes se trouvaient dans une armoire à glace, et que la duchesse, fort méfiante, en portait la petite clef toujours attachée à sa montre.

En arrivant, pour y demeurer, dans ce beau château qui avait un toit d’ardoises, profondément sérieux et ressemblant à un éteignoir, Lamiel éprouva dans la poitrine une sensation si extraordinaire et si violente qu’elle fut obligée de s’arrêter sur les marches du perron. Son âme avait vingt ans et, pour dernier conseil, sa tante, qui l’avait accompagnée jusqu’à la porte, mais qui ne voulut pas entrer pour n’être pas obligée de remercier la duchesse, lui recommanda fort de ne jamais rire devant les femmes de chambre et de ne se prêter à aucune sorte de plaisanterie. — Autrement, ajouta Mme  Hautemare, elles te mépriseront comme une paysanne et l’accableront de petites insultes, si petites, qu’il te sera impossible de t’en plaindre à la duchesse, et pourtant si cruelles que, au bout de quelques mois, tu seras trop heureuse de quitter ce château.

Ces mots furent fatals pour Lamiel ; tout son bonheur disparut à l’instant. Elle fut pénétrée d’un profond découragement en observant les physionomies de ces femmes qui entouraient la duchesse. Après trois jours seulement, Lamiel était si malheureuse qu’elle en avait perdu l’appétit. La chambre où elle couchait avait un beau tapis, mais il n’était pas permis de marcher vite sur ce tapis ; c’eût été de mauvais ton et peu respectueux pour madame. Tout devait se faire lentement et d’une façon compassée dans ce magnifique château puisqu’il avait l’honneur d’être habité par une grande dame. La cour de la duchesse était plus particulièrement composée de huit femmes dont la plus jeune avait bien cinquante ans. Le valet de chambre, Poitevin, était bien plus âgé encore, ainsi que les trois laquais, qui, seuls, avaient le privilège d’entrer dans la longue suite des pièces qui occupaient le premier étage. Il y avait un magnifique jardin composé d’allées de tilleuls et de charmilles sévèrement taillés trois fois par an. Deux jardiniers soignaient un magnifique parterre planté de fleurs et qui s’étendait sous les fenêtres du château.

Dès le second jour, il fut décidé que Lamiel ne pourrait se promener, même dans le parterre, que dans la compagnie d’une des femmes de madame, et ces demoiselles trouvaient toujours qu’il faisait trop humide, ou trop chaud, ou trop froid pour se promener. Quant à l’intérieur du château, ces demoiselles qui, presque toutes, prétendaient à la jeunesse, quoique dépassant de loin la cinquantaine, avaient découvert que le grand jour était de mauvais ton, etc., etc.

Enfin, à peine un mois s’était écoulé, que Lamiel périssait d’ennui, et sa vie n’était pas trop égayée par le numéro de la fidèle Quotidienne, dont tous les soirs elle faisait la lecture à madame. Quelle différence avec la vie de Mandrin, à ses yeux le livre le plus amusant du monde ! Elle avait oublié d’apporter ses livres et, lorsqu’elle allait en voiture passer de courts instants chez ses parents, elle n’était pas laissée seule un instant et ne pouvait aller à sa cachette.

Lamiel n’avait presque plus l’envie de se promener ; elle était si malheureuse, que sa petite vanité, quoique fort éveillée, ne s’apercevait pas même de son succès auprès de la duchesse : il était immense. Ce qui, surtout, faisait la conquête de la grande dame, c’est que Lamiel n’avait point l’air d’une demoiselle.

Il faut savoir que celui des désastreux effets de la révolution auquel Mme  de Miossens était le plus sensible, c’étaient ces airs de décence et de réserve que se donnent des filles de gens du peuple qui ont gagné quelque argent. Lamiel avait trop de vivacité et d’énergie pour marcher lentement et les yeux baissés, ou du moins ramenés, pour ne laisser échapper qu’un regard insignifiant sur le magnifique tapis du salon de la duchesse. Les avis charitables des femmes de chambre l’avaient amenée à une singulière allure ; elle marchait lentement, il est vrai, mais elle avait l’air d’une gazelle enchaînée ; mille petits mouvements pleins de vivacité trahissaient les habitudes campagnardes. Jamais elle n’avait pu prendre cette démarche de bonne compagnie qui doit avoir l’air du dernier effort d’une nature qui ne demanderait qu’à ne point agir. Dès qu’elle n’était pas immédiatement surveillée par les regards sévères de quelques-unes des anciennes femmes de chambre, elle parcourait en sautant la suite des pièces qu’il fallait traverser pour arriver à celle où se trouvait la duchesse. Avertie par les dénonciations de ses femmes, la grande dame fit placer une glace dans son salon pour apercevoir cette gaîté de son fauteuil. Quoique Lamiel fût la légèreté même, tout était si tranquille dans ce vaste château, que l’ébranlement causé par ses sauts s’entendait de partout. Tout le monde en était scandalisé, et c’est ce qui acheva de décider la fortune de la jeune paysanne. Quand la duchesse fut bien sûre de n’avoir pas fait acquisition d’une petite fille se donnant des airs de demoiselle, elle se livra avec folie au vif penchant qu’elle sentait pour Lamiel. Celle-ci ne comprenait pas la moitié des mots qu’elle lisait dans la Quotidienne. La duchesse prétendit que pour bien lire il faut comprendre ; elle partit de là pour se donner le plaisir d’expliquer à Lamiel toutes les choses dont parle la Quotidienne. Ce ne fut pas une petite affaire, et, sans que la duchesse l’eût prévu, ce soin d’instruire Lamiel devint pour elle, tous les soirs, la source d’une occupation fort attachante ; par ce moyen, la lecture de la Quotidienne durait trois heures, au lieu d’une demi-heure. La grande dame expliquait à la jeune paysanne normande, fort intelligente, mais ignorante à plaisir, toutes les choses de la vie ; et, enfin, ces commentaires sur le journal que le piéton apportait à huit heures remplissaient souvent la soirée jusqu’à minuit.

— Comment, c’est minuit ? s’écriait la duchesse avec gaîté ; je me serais crue tout au plus à dix heures ! Voilà encore une soirée bien passée !

La duchesse avait en horreur de se coucher de bonne heure. Souvent les commentaires sur la Quotidienne recommençaient le lendemain matin, et enfin, chose incroyable ! la duchesse, qui répétait encore assez souvent que c’étaient les Normands qui avaient perdu la France, déclara que le commentaire sur la Quotidienne ne suffisait pas à l’éducation de la petite ; c’est ainsi que Lamiel était appelée au château. La petite, pour bien s’acquitter de ses fonctions de lectrice, devait comprendre même les anecdotes malignes sur les femmes des banquiers et autres dames libérales dont la Quotidienne enrichit ses feuilletons. La petite lut tout haut les Veillées du château de Mme  de Genlis, et ensuite les romans les plus moraux de cette célèbre comédienne. Plus tard, la duchesse trouva que Lamiel était digne de comprendre le Dictionnaire des Étiquettes, l’ouvrage le plus profond du siècle. Tout ce qui tient à la différence, et surtout à la délimitation des rangs dans la société, avait un droit particulier à l’attention d’une femme qui, pendant toute sa jeunesse, avait été à la veille d’être duchesse. C’était par une fatalité singulière qu’elle n’était arrivée à ce rang suprême, idole des femmes du faubourg Saint-Germain, qu’à l’âge de quarante ans, lorsqu’elle ne tenait plus guère, disait-elle, à avoir un rang dans le monde. Le malheur, suite de cette longue attente, avait aigri un caractère naturellement faible et superstitieux, auquel tout manqua avec la fraîcheur de la jeunesse. Elle eût trouvé une consolation dans les soins passionnés de quelque homme pauvre attiré au château ; mais un premier malheur de ce genre fut traité avec tant d’horreur par le directeur de sa conscience, que la duchesse arriva sans pécher de nouveau aux portes de la vieillesse, et ce malheur de tous les instants acheva d’aigrir son caractère. Il y avait des moments où elle sentait le besoin de se fâcher. Lorsqu’elle arriva en Normandie, la hauteur de cette marquise, qui prétendait être traitée en duchesse, parut si singulière aux dames nobles des châteaux voisins, que bientôt le salon de Miossens fut déclaré souverainement ennuyeux. On n’y vint qu’à son corps défendant, et si l’on répondait encore aux invitations à dîner de la duchesse, c’était surtout à l’époque des primeurs. La duchesse avait conservé des habitudes d’une grande fortune l’habitude d’envoyer des courriers à Paris pour avoir les premiers petits pois, les premières asperges, etc., etc. Elle voyait fort bien ce que les beaux et nombreux châteaux du voisinage ne se donnaient guère la peine de lui cacher : on ne venait la voir que par considération pour les courriers revenant de Paris.