Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 50-57).


CHAPITRE IV

MANDRIN ET CARTOUCHE


À force d’économies, la tante et l’oncle de Lamiel étaient parvenus à réunir un capital rapportant dix-huit cents livres de rente. Ils étaient donc fort heureux, mais l’ennui tuait Lamiel, leur jolie nièce. Les esprits sont précoces en Normandie ; quoique à peine âgée de douze ans, elle était déjà susceptible d’ennui, et l’ennui, à cet âge, quand il ne tient pas à la souffrance physique, annonce la présence de l’âme. Mme  Hautemare trouvait du péché à la moindre distraction ; le dimanche, par exemple, non seulement il ne fallait pas aller voir la danse sous les grands tilleuls au bout du cimetière, mais même il ne fallait pas s’asseoir devant la porte de la chaumière que la commune passait au marguillier, car de là on entendait le violon, et l’on pouvait apercevoir un coin de cette danse maudite qui rendait jaune le teint de M. le curé. Lamiel pleurait d’ennui ; pour la calmer, la bonne tante Hautemare lui donnait des confitures, et la petite, qui était friande, ne pouvait la prendre en déplaisance. De son côté, le maître d’école Hautemare, fort scrupuleux sur ce devoir, la forçait à lire une heure le matin et une heure le soir.

— Si la commune me paye, se disait-il, pour enseigner à lire à tous les enfants, à plus forte raison dois-je enseigner à lire à ma propre nièce, puisque, après Dieu, je suis la cause de sa venue en cette commune.

Cette lecture continuelle était un des supplices de la petite fille ; mais quand le bon maître d’école la voyait pleurer, il lui donnait quelque monnaie pour la consoler. Malgré cet argent, bien vite échangé contre des petits bonshommes de pain d’épices, Lamiel abhorrait la lecture.

Un jour de dimanche, que l’on ne pouvait pas filer et que sa tante lui défendait de regarder par la porte ouverte, de peur qu’elle n’aperçût dans le lointain quelque coiffe sautant en cadence, Lamiel trouva sur l’étagère de livres l’Histoire des quatre fils Aymon. La gravure sur bois la charma, puis, pour la mieux comprendre, elle jeta les yeux, quoique avec dégoût, sur la première page du livre. Cette page l’amusa ; elle oublia qu’il lui était défendu d’aller voir la danse ; bientôt elle ne put plus penser qu’aux quatre fils Aymon… Ce livre, confisqué par Hautemare à un écolier libertin, fit des ravages incroyables dans l’âme de la petite fille. Lamiel pensa à ces grands personnages et à leur cheval toute la soirée et puis toute la nuit. Quoique fort innocente, elle pensait que ce serait bien autre chose de se promener dans le cimetière, tout à côté de la danse, en donnant le bras à un des quatre fils Aymon, au lieu d’être retenue et empêchée de sauter par le bras tremblant de son vieil oncle. Elle lut presque tous les livres du maître d’école avec un plaisir fou, quoique n’y comprenant pas grand chose ; mais elle jouissait des imaginations qu’ils lui donnaient. Elle dévora par exemple, à cause des amours de Didon, une vieille traduction en vers de l’Enéide de Virgile, vieux bouquin relié en parchemin et daté de l’an 1620. Il suffisait d’un récit quelconque pour l’amuser. Quand elle eut parcouru et cherché à comprendre tous ceux des livres du maître d’école qui n’étaient pas en latin, elle porta les plus vieux et les plus laids chez l’épicier du village, qui lui donna en échange une demi-livre de raisins de Corinthe et l’histoire du Grand Mandrin, puis celle de Monsieur Cartouche.

Nous avouerons avec peine que ces histoires ne sont point écrites dans cette tendance hautement morale et vertueuse que notre siècle moral place en toutes choses. On voit bien que l’Académie française et les prix Monthyon n’ont point encore passé par cette littérature-là ; aussi n’est-elle pas ennuyeuse. Bientôt Lamiel ne pensa plus qu’à M. Mandrin, à M. Cartouche et aux autres héros que ces petits livres-là apprenaient à connaître. Leur fin, qui arrivait toujours en lieu élevé et en présence de nombreux spectateurs, lui semblait noble ; le livre ne vantait-il pas leur courage et leur énergie ? Un soir, à souper, Lamiel eut l’imprudence de parler de ces grands hommes à son oncle ; d’horreur, il fit le signe de la croix.

— Apprenez, Lamiel, s’écria-t-il, qu’il n’y a de grands hommes que les saints.

— Qui a pu vous donner ces idées terribles ? s’écria Mme  Hautemare.

Et, pendant tout le souper, le bonhomme et sa femme ne s’entretenaient en présence de leur nièce que de l’étrange discours qu’elle venait de leur tenir. À la prière que l’on fit en commun, après le souper, le maître d’école eut le soin d’ajouter un Pater pour demander au ciel qu’il préservât sa nièce de penser à Mandrin et à Cartouche.

Lamiel était fort éveillée, pleine d’esprit et d’imagination ; elle fut profondément frappée de cette sorte de cérémonie expiatoire.

— Mais pourquoi mon oncle ne veut-il pas que je les admire ? se disait-elle dans son lit, ne pouvant dormir.

Puis, tout à coup, apparut cette idée bien criminelle :

— Mais est-ce que mon oncle aurait donné dix écus comme M. Cartouche à cette pauvre veuve Renoart des environs de Valence à qui les gabelous venaient de saisir sa vache noire, et qui n’avait plus que treize sous pour vivre, elle et ses sept enfants ?

Pendant un quart d’heure, Lamiel pleura de pitié, puis elle se dit :

— Est-ce que, une fois sur l’échafaud, mon oncle aurait su supporter les coups de la masse de fer du bourreau qui brisait ses bras, sans sourciller le moins du monde comme M. Mandrin ? Mon oncle gémit à n’en plus finir quand son pied goutteux rencontre un caillou.

Cette nuit fit révolution dans l’esprit de la petite fille : le lendemain, elle apporta à l’épicier la vieille traduction de Virgile, qui avait des images ; elle refusa des figues et des raisins de Corinthe, et reçut en échange une de ces belles histoires qu’on venait de lui défendre de lire.

Le lendemain était vendredi, et Mme  Hautemare tomba dans un profond désespoir parce que le soir, en sortant de table, elle aperçut, en trouvant vide un certain pot de terre, qu’elle avait mis dans la soupe un reste du bouillon gras du jeudi.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? dit Lamiel étourdiment, nous avons mangé une meilleure soupe, et peut-être que ce reste de bouillon se serait gâté d’ici à dimanche.

On peut juger si, pour ces propos horribles, la jeune nièce fut grondée d’importance par l’oncle et par la tante ; celle-ci avait de l’humeur, et, ne sachant à qui s’en prendre, elle passa sa colère, comme on dit à Carville, sur sa jeune nièce. La petite avait déjà trop de bon sens pour se mettre en colère contre une si bonne tante qui lui donnait des confitures.

D’ailleurs, elle la voyait réellement au désespoir d’avoir mangé et fait manger ce reste de bouillon. Lamiel fit des réflexions profondes sur ce souper du vendredi. Elle y pensait encore un mois après, lorsqu’elle entendit la Merlin, cabaretière du voisinage, qui disait à une pratique :

— C’est bon comme du bon pain, les Hautemare, mais c’est bête !

Or, Lamiel avait la plus tendre estime pour la Merlin ; elle l’entendait rire et chanter toute la journée dans son cabaret et souvent même le vendredi.

— C’est donc là le mot de l’énigme, s’écria Lamiel comme frappée d’une lumière soudaine : mes parents sont bêtes !

Pendant huit jours, elle ne prononça pas dix paroles ; elle avait été tirée d’une bien grande inquiétude par l’explication de la cabaretière.

— On ne me dit pas encore ces choses-là, pensa-t-elle, parce que je suis trop petite ; c’est comme l’amour dont on me défend de parler sans vouloir jamais me dire ce que c’est.

Depuis cette grande aventure du propos de la vendeuse de cidre Merlin, tout ce qui était prêché par la tante Hautemare, c’est-à-dire tout ce qui était devoir réel ou de convention parmi les dévots du village, devint également ridicule aux yeux de Lamiel ; elle répondait tout bas :

C’est bête ! — à tout ce que sa tante ou son oncle pouvait lui dire. Ne pas dire le chapelet le soir des bonnes fêtes ou ne pas jeûner un jour de quatre-temps, ou aller au bois faire l’amour, parurent à Lamiel des péchés d’égale importance.