Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 85-99).


CHAPITRE VII

MALADIE DE LAMIEL


Le docteur se dit : il faut que j’entreprenne deux choses.

Me faire aimer de Lamiel, qui a dix-sept ans bientôt et sera charmante quand je l’aurai déniaisée.

Me rendre si nécessaire à cette grande dame qui a de beaux traits, et est encore fort bien, malgré ses cinquante-deux ans, afin qu’elle se résolve, après un combat de quelques mois ou d’un an, à épouser de la main gauche le médecin de campagne disgracié par la nature.

La duchesse le consultait sur tout, et, dans le fait, depuis qu’elle voyait Sansfin tous les jours, et plusieurs fois dans la journée, elle ne connaissait presque plus l’ennui.

Au milieu de l’agitation dans laquelle le docteur maintenait son esprit, elle disait hautement à tout le monde que, depuis qu’elle habitait une chaumière, elle avait connu le bonheur.

« Je serais parfaitement heureuse, ajoutait-elle, si j’étais rassurée sur la santé de Lamiel. »

Dans ces circonstances, Sansfin prétendit que l’apothicaire d’Avranches ne saurait jamais préparer certaines pilules nécessaires pour rendre quelques forces à la jeune malade. Il alla passer plusieurs jours à Rouen ; depuis quelques mois, il entretenait une correspondance assez suivie avec M. Gigard, grand vicaire de confiance de M. le cardinal archevêque. Arrivé à Rouen, il jugea nécessaire de faire la conquête complète du grand vicaire de l’archevêque, et se fit proposer par lui de faire entre ses mains une confession générale ; enfin, il arriva à ce qui était l’objet réel de son voyage, il fut présenté à M. le cardinal, et se conduisit avec tant d’adresse, montra tant d’esprit et de modération, donna des éloges si perfides à M. le curé Du Saillard, qui n’avait pas été à Rouen depuis dix-huit mois, que, lorsqu’il quitta cette capitale, le cardinal eût plutôt écouté une dénonciation de lui contre Du Saillard, qu’une dénonciation du curé contre lui. Arrivé à ce point, ce médecin de la campagne vit arriver à lui la possibilité d’épouser une veuve de la première noblesse qui, légalement, avait plus de quatre-vingt mille livres de rente et qui, dans le fait, ayant un seul fils, âgé de dix-sept ans, élève de l’École polytechnique, pouvait dépenser près de deux cent mille francs par an.

« J’empoignerais l’esprit de ce fils, je m’en ferais adorer, se disait Sansfin, en se promenant solitairement sur la colline de Sainte-Catherine, qui domine Rouen ; et, dans tous les cas, en mettant tout au pis, qui m’empêcherait de m’enfuir en Amérique avec une bourse de cent mille francs ? Là, sous un nom supposé, M. Petit ou M. Pierre Durand, je recommencerais la carrière médicale, et, d’ailleurs, j’aurais si bien arrangé les affaires, en emportant mes cent ou deux cent mille francs, que la duchesse et son fils se couvriraient de ridicule s’ils s’avisaient de me poursuivre. »

Sansfin revint à Carville ; la guérison de Lamiel allant très vite, et pouvant donner à Mme de Miossens l’idée de retourner au château, Sansfin eut recours à des drogues qui augmentèrent les apparences de l’indisposition de Lamiel.

Dans cet état de choses, Sansfin allait à la chasse, dans la forêt d’Imberville ; là, un jour, au lieu de chasser, il rêva profondément.

« Eh bien ! soit, se dit-il, en s’asseyant sur les racines d’un hêtre qui sortaient de terre, me voilà l’époux de cette duchesse, je manipule à plaisir une fortune de plus de deux cent mille livres de rente ; eh bien ! je n’ai pas changé ma position, je n’ai fait que la dorer, je suis toujours un être subalterne, faisant la cour à des gens plus puissants que moi, et ayant toujours à combattre le mépris et, qui plus est, un mépris que je sens mérité par moi. Suivons le second projet : transplanté en Amérique, je m’appelle, si je veux, M. de Surgeaire, j’ai deux cent mille francs dans mon portefeuille, qu’est-ce que tout ça ? C’est un embellissement de ma position ; j’ai le fardeau de ma friponnerie à ajouter au fardeau de ma bosse. Cette bosse me rend reconnaissable partout et, vu l’infâme liberté de la presse qui règne en Amérique, qu’aurais-je à faire si, un beau matin, je lis toute mon histoire dans les journaux ? Non, je suis las des impostures, il me faut à moi du légitime et du réel ; l’argent ne m’est bon que comme luxe ; certainement, un beau carrosse empêcherait qu’on vît mon défaut naturel, mais quant à moi, pour vivre, je n’ai besoin que de dix mille francs. »

Après quatre heures d’une agitation fébrile, le docteur sortit de la forêt d’Imberville, et rentra dans Carville, bien décidé à ne faire de la duchesse qu’une amie intime, et point du tout une femme. Cette friponnerie de moins à faire le rendit tout heureux. Huit jours après, il se disait :

« Grand Dieu, combien je me trompais en me donnant une nouvelle imposture à soutenir. Je serais bien plus heureux en développant mes qualités naturelles. Si la nature m’a donné une triste enveloppe, je sais manier la parole et me rendre maître de l’opinion des sots, et même, ajouta-t-il avec un sourire de satisfaction, de l’opinion des gens d’esprit, car enfin cette duchesse n’est point mal sous ce rapport, elle a un tact admirable pour le ridicule et les affectations, seulement, elle ne raisonne pas, ainsi que tous les gens de sa classe. Le raisonnement, n’admettant pas de plaisanterie, lui semble d’une tristesse horrible, et quand, par hasard, elle veut raisonner et arriver à une conclusion qui me déplaît, je puis toujours détruire tout raisonnement par un mot d’esprit piquant. Quant à moi, je sais travailler ; pour devenir député, j’aurais à étudier quelque peu d’économie politique et à lire les titres de quelques centaines d’ordonnances administratives ; eh bien ! qu’est-ce que cela au prix de l’étude de trois ou quatre maladies ? Lors de mes premiers essais à la tribune, ma bosse m’empêchera d’être envié. À quoi bon courir en Amérique ? Mon pays m’offre la situation qui me convient ; il faut que Mme de Miossens ait un salon considéré à Paris, et que ce salon réponde de moi à la bonne compagnie. Par monsieur le cardinal archevêque, je puis me faire agréer de la congrégation. Ces deux belles préparations achevées, la porte m’est ouverte, c’est à moi d’entrer, si j’ai assez de vigueur dans les jambes. En attendant, il faut m’amuser ; pendant que je vais suivre ce grand dessein, il faut me donner les prémices du cœur de cette jeune fille.

Pour parvenir à toutes ces belles choses, Sansfin fit durer pendant plusieurs mois la prétendue maladie de Lamiel ; comme l’origine du peu de réel qu’il y avait dans cette indisposition fort simple était l’ennui, Sansfin sacrifiait toute chose au désir d’amuser la malade ; mais il fut étonné de la clarté et de la vigueur de cet esprit si jeune : la tromper était fort difficile. Bientôt Lamiel fut convaincue que ce pauvre médecin d’une figure aussi burlesque était le seul ami qu’elle eût au monde. En peu de temps, par des plaisanteries bien calculées, Sansfin réussit à détruire toute l’affection que le bon cœur de Lamiel avait pour sa tante et son oncle Hautemare.

— Tout ce que vous croyez, tout ce qu’ils vous disent aujourd’hui et qui vous rend si charmante est gâté par un reflet de toutes les pauvretés que le bon Hautemare et sa femme vous ont données pour des vérités respectables. Ce que la nature vous a donné, c’est une grâce charmante et une sorte de gaîté qui se communique, à votre insu, aux personnes qui ont le bonheur de vous entendre. Voyez la duchesse, elle n’a pas le sens commun et pourtant, si elle était encore jolie, elle passerait pour une femme fort aimable ; eh bien ! vous avez fait sa conquête au point qu’il n’est aucun sacrifice qu’elle n’accepte avec joie pour se conserver le bonheur de passer ses soirées avec vous. Mais votre position est dangereuse, vous devez vous attendre au complot le plus noir de la part des femmes de chambre ; Mlle Anselme, surtout, change de physionomie seulement à entendre un seul petit mot de louange pour vous. M. l’abbé Du Saillard a l’habitude de réussir dans tout ce qu’il entreprend ; s’il se joint aux femmes de chambre, vous êtes perdue, car vous avez toutes les grâces possibles ; mais le bon sens manque encore à votre jeunesse, vous ne savez pas raisonner. De ce côté-là, je pourrais bien vous être de quelque utilité ; mais votre maladie va cesser au premier jour, alors je n’aurai plus de prétexte pour vous voir et vous pouvez tomber dans les plus grandes fautes. Si j’étais à votre place, j’aimerais bien faire l’acquisition du bon sens ; c’est un travail d’un mois ou deux.

— Pourquoi ne me pas dire cela en deux mots, pourquoi cette préface d’un quart d’heure ? Je suis inquiète depuis que vous parlez pour deviner à quoi vous voulez en venir.

— Je veux, répondit Sansfin en riant, que vous consentiez à un meurtre horrible : tous les huit jours, je vous apporterai dans la poche de ma veste de chasse de Staub[1] un oiseau vivant ; je lui couperai la tête, vous verserez le sang sur une petite éponge que vous placerez dans votre bouche. Aurez-vous ce courage ? pour moi, j’en doute.

— Après ? dit Lamiel.

— Après, reprit le docteur, dans les moments que vous passerez auprès de la duchesse, de temps à autre vous cracherez le sang. Votre poitrine étant attaquée à ce point, on n’aura plus d’objection à tout ce que je voudrais faire faire pour vous amuser. Je vous l’ai déjà dit : votre maladie conduisait au marasme, rien n’est plus dangereux chez les filles de votre âge ; mais au fond votre maladie n’était que de l’ennui.

— Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m’ennuyer en m’enseignant ce que vous appelez le bon sens ?

— Non, car ce que je vous demande c’est du travail, et, dès qu’on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l’ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n’en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu’est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l’avenue sur les plus beaux chênes ?

— Le lierre embrasse étroitement un côté du tronc et ensuite suit les principales branches.

— Eh bien ! reprit le docteur, l’esprit naturel que le hasard vous a donné, c’est le beau chêne ; mais, tandis que vous croissiez, les Hautemare vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu’ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s’attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s’attache aux chênes de l’avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l’arbre. En vous quittant, vous allez me voir descendre de cheval et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s’appellera la règle du lierre. Écrivez ce mot sur la première page de vos heures, et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu’il n’y a pas une des idées que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.

— Ainsi, s’écria Lamiel en riant, quand je dis qu’il y a trois lieues et demie d’ici à Avranches, je dis un mensonge ; ah ! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez ! Par bonheur, vous êtes amusant.

Le chef-d’œuvre du docteur avait été de donner ce ton aux conversations qu’il avait avec sa jolie malade ; il avait pensé que le ton sérieux qu’elle devait conserver avec la duchesse lui rendrait toujours infiniment plus agréables les moments qu’elle passait avec lui.

« Et, se disait-il, si même quelque jour quelqu’un de ces infâmes jeunes gens que j’exècre, et auxquels la nature a donné un corps sans défaut, vient à parler d’amour à mon petit bijou, ce ton effrayera l’amant nigaud et j’aurai toutes facilités pour lui donner des ridicules. »


Quoique le sang du pauvre petit oiseau que le docteur apporta à sa malade lui inspirât d’abord beaucoup de répugnance, cependant il parvint à lui faire placer dans la bouche la petite éponge imprégnée de sang, et de plus, ce qui valait bien mieux, par le ton de voix qu’il affecta, le docteur donna à Lamiel non pas la conviction, mais bien mieux la sensation qu’elle commettait un grand crime ; il lui fit répéter après lui des serments horribles par lesquels elle s’engageait à ne jamais révéler le conseil qu’il lui avait donné de prendre le sang d’un oiseau. La vue de la mort donnée à ce petit être fort gentil avait bouleversé profondément l’âme de la jeune fille ; elle se cacha les yeux avec son mouchoir pour ne pas voir exécuter le crime ; le docteur jouissait profondément en voyant les émotions si vives qu’il donnait à cet être si joli.

« Elle sera à moi », se disait-il.

Toute son âme était remplie du bonheur d’avoir réduit la jeune fille à l’état de complice. Il l’eût engagée aux plus grands crimes qu’elle n’eût pas été davantage son complice. Le chemin était tracé dans cette âme si jeune, c’était là le point essentiel. Un second avantage, non moins important, qu’il avait obtenu en appliquant la terreur, c’est que la jeune fille allait acquérir l’habitude de la discrétion.

Cette habitude fut facilitée par le succès étonnant qu’eut la mort de l’oiseau. Dès que la duchesse fut convaincue que sa jeune favorite crachait quelquefois le sang, les fantaisies les plus folles de Lamiel devinrent des lois sacrées pour elle ; il n’était pas permis de toucher aux fantaisies de Lamiel. Pour compléter son empire, le docteur, qui avait une peur extrême du génie de Du Saillard, ne manqua pas d’être cruel envers la duchesse.

— Cette jeune poitrine, lui répétait-il souvent, a été enflammée pour longtemps, et, peut-être, complètement perdue par les excès de lecture auxquels l’obligeait l’emploi que Lamiel avait l’honneur de remplir auprès de vous.

Il ne négligea rien pour donner de vifs remords à sa nouvelle amie. Ces remords, auxquels, tous les jours, la duchesse trouvait quelque objection, furent une nouvelle cause d’intimité entre le médecin de campagne et la grande dame. Cette intimité arriva à ce point que le docteur se dit :

« Puisque je ne veux pas en faire ma femme, je puis lui parler d’amour. »

Bien entendu, d’abord, il ne fut question que d’amour platonique ; c’était une ruse que Sansfin employait toujours, afin de détourner l’attention de la femme à séduire et de lui faire oublier l’affreux défaut de sa taille.

C’était ce malheur qui, dès la première enfance, avait accoutumé le docteur à donner une extrême attention aux moindres détails. Dès l’âge de huit ans, sa vanité incroyable était offensée d’un demi-sourire qu’il voyait éclater de l’autre côté de la rue, comme il passait.

Sous prétexte d’être très frileux, le docteur avait adopté l’usage de porter des manteaux magnifiques et des fourrures de toute espèce ; il se figurait que le défaut de sa taille en était dissimulé, tandis que cette quantité d’étoffes, placées sur ses épaules déjà trop proéminentes, ne faisait que rendre ses défauts plus sensibles ; eh bien ! dès les premières fraîcheurs de soirée, au mois de septembre, il apercevait avec reconnaissance, au bout de la place, le premier homme de la bonne société de Carville qui s’avisait d’arborer un manteau. À l’instant, il courait chez lui et disait à toutes ses visites de soir :

— J’ai pris un manteau, c’est M. un tel qui m’en a donné l’exemple. Rien n’est dangereux comme les premiers froids, ils peuvent répercuter sur la poitrine les humeurs que la transpiration insensible faisait disparaître et beaucoup de phtisies n’ont pas eu d’autres causes.

Cette habitude du docteur le servait parfaitement auprès des femmes.

Son premier pas, c’était de les isoler sous prétexte de maladie ; par ce moyen simple, il les jetait dans l’ennui ; puis il les amusait par ses mille attentions, et quelquefois parvenait à faire oublier son étrange difformité. Pour mettre sa vanité à l’aise, il avait pris l’habitude salutaire de ne pas compter ses défaites, mais seulement ses succès.

« Fait comme je suis, s’était-il dit de bonne heure, sur cent femmes que j’attaquerai, je ne puis guère compter que sur deux succès. »

Et il ne s’affligeait que lorsqu’il se trouvait au-dessous de ce taux.



  1. Le tailleur à la mode. (Note de B.) Ce tailleur est déjà cité dans le Rouge et le Noir.