Calmann Lévy (p. 158-165).
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V


Les démarches à faire pour le mariage des jeunes gens furent conduites par Romain avec une grande lenteur, car la perspective d’avoir une belle-fille ne le consolait pas du chagrin de perdre encore une fois son fils, et il essayait de reculer, autant que cela était possible, le moment du départ de l’enfant prodigue. La marquise, d’autre part, ne pressait pas Guy de revenir à Vérone, son mariage à elle subissant aussi des retards. Le jeune homme, certain de l’avenir de sa passion, se laissait aller au plaisir de vivre au milieu de ses amis, entre Hélène et son père.

Les réceptions du samedi soir, de plus en plus recherchées et de plus en plus suivies par le monde artistique, étaient une grande source de plaisir pour Guy, pour Hélène, pour Martial et pour Romain. Les conversations de chacune des soirées, redites, commentées durant une partie de la semaine, ranimaient l’intérêt de leurs causeries, alimentaient les distractions de leur intimité. Guy ne s’ennuyait plus à Paris. Il arrivait chez Hélène à quatre heures, et s’installait dans ce bel hôtel, toujours plein de fleurs et de lumières, où, chaque jour, chaque soir, quelque surprise gracieuse l’attendait soit à table, soit au salon blanc, soit dans l’appartement qui lui était destiné. La constante belle humeur d’Hélène, toujours voulue, ne subissait aucune atteinte. La solidité de ses jugements, sa spontanéité cultivée, son affection désintéressée, la vie qu’elle savait répandre sur chaque chose, sa préoccupation d’éviter à ceux qu’elle aimait toute irritation inutile, toute fatigue vulgaire, faisaient qu’on goûtait auprès d’elle un repos éveillé, quelque chose comme une existence purement intellectuelle, à la fois paisible et animée. Le mouvement de son intelligence, quoique très-passionné, communiquait plutôt l’impulsion que l’agitation. L’amour lui étant interdit, elle dépensait dans l’amitié toutes les coquetteries qu’on dépense dans la passion, et elle se consacrait au dévouement avec une ferveur exclusive. Hélène savait, par des soins qui tenaient de la divination, se rappeler même absente, à Guy jusque chez Romain, et, par les prévenances qu’il trouvait auprès d’elle, le jeune homme était sans cesse attiré et rappelé. Guy se félicitait chaque jour de s’être assuré pour l’avenir une affection qui, sauf l’ardeur, sauf le désir, sauf l’enivrement fugitif de la possession, avait toutes les douceurs de ce qu’Hélène appelait l’amour amical.

« Puisqu’on aime d’amour filial son père, d’amour fraternel son frère, d’amour patriotique son pays, pourquoi n’aimerait-on pas d’amour ses amis ? » disait la fille de Martial.

Les heures s’écoulaient remplies, et allégées de toute banalité.

Chaque soir Hélène faisait prendre en voiture à leur hôtel son père et celui de Guy. Tous quatre dînaient gaiement. À dix heures, sauf le samedi, on reconduisait Martial et Romain, mais Guy demeurait pour entendre son amie, ou chanter tandis qu’il faisait le kief dans le salon turc, ou lire tandis qu’il dessinait dans le salon blanc.

Il préférait les heures où il était seul avec Hélène, parce que ses jouissances d’esprit étaient alors plus calmes, l’inattendu ne venant jamais traverser des épanchements qu’ils avaient eus cent fois dans leurs lettres depuis bien des années. Se connaître, savoir ce que parler veut dire dans la bouche d’une compagne ou d’un camarade, comprendre la même langue aux mêmes expressions, ce sont des joies précieuses que de plus vives ne font pas toujours oublier.

Hélène eut la juste intuition de ce que son ami réclamait d’elle et elle garda ses paradoxes et ses étrangetés pour les réceptions du samedi. Pourvu qu’il la retrouvât toujours l’ennemie des femmes, Guy ne lui demandait aucune autre originalité. Lui qui avait subi tous les caprices féminins, les exigences, les troubles, les jalousies, les inquiétudes, les colères, les remords et leur cortège, il ne se lassait pas d’admirer les ressources égales, récréatrices, pleines d’agréments sans surcharges du caractère d’Hélène. Il s’attachait de plus en plus à ce noble cœur qui se donnait tout entier, en échange de si peu de chose.

La grande fortune permet le grand, le vrai luxe, sans apparence de recherche ; et, les folies les plus coûteuses, lorsqu’il n’est pas nécessaire de compter avec elles, perdent leurs façons extravagantes, sans que pour cela le plaisir qu’elles procurent en soit diminué.

Hélène avait un tel désir d’égayer son cher Guy que les jours de la semaine, bientôt, ne lui parurent point assez occupés par une seule réception. Elle imagina d’inviter en ami, quitte à lui envoyer le lendemain quelque souvenir de grand prix, soit un chanteur, soit un comédien en renom. Elle fit entrer les siens dans une familiarité toujours curieuse avec des hommes qu’on ne voit d’ordinaire que comme le gros public, et qu’on n’apprécie que par les différences qu’on porte en soi aux représentations théâtrales. Martial, Romain et Guy, avec Hélène, connurent les acteurs célèbres dans leur figure individuelle, et ils prirent à cette découverte un goût passionné. Lorsqu’un artiste, en face d’artistes, sans autre préoccupation que celle qu’il a vis-à-vis de lui-même, se peint, se montre dans son propre personnage, non dans un rôle, et qu’il ajoute à ce qu’il dit ou à ce qu’il chante la raison majeure qui lui a fait choisir entre des interprétations diverses tel caractère dans telle œuvre, lorsqu’il commente ou défend la cause de son jugement, qu’il livre son opinion sur ses camarades, sur leurs talents, sur la tradition de ses prédécesseurs, il semble, en l’écoutant, que l’homme se grandit, sous les yeux de ses hôtes, de toute la grandeur de son art. Les samedis, où se mêlaient alors des écrivains, des compositeurs et leurs interprètes aux peintres, aux sculpteurs, aux graveurs, aux journalistes, devinrent des fêtes littéraires, pour lesquelles on fit provision de nouvelles, d’anecdotes et d’esprit ; sachant qu’on était dispensé de toute galanterie banale, on eut à cœur de montrer la gaie science du savoir-dire.

Dès la seconde soirée, Guy avait annoncé son mariage, et il n’eut aucune explication à donner à ses amis pour leur faire comprendre cette résolution. Tous se rappelaient le récit des amours du jeune homme, les imprécations d’Hélène au dîner le jour de l’inauguration de l’hôtel, et plus d’un convive s’était dit avant Hélène et avant Guy, que cet homme si beau et cette femme si laide, chacun avec sa manière de conduire sa vie, pouvaient se lier plus étroitement sans s’unir davantage.

Les invités d’Hélène, les amis de Martial et de Romain présumèrent que ce singulier mariage créerait un milieu définitif en donnant à la jeune femme une plus grande autorité de maîtresse de maison.

Guy, aux samedis qui suivirent, parla de son départ prochain pour Vérone, sans que nul des habitués du salon feignît l’étonnement, mais tous ceux qui l’aimaient lui souhaitèrent prompt succès, amour sans durée et prochain retour.

Le cavalier-servant de la marquise, peut-être pour s’en convaincre lui-même, affirma que son nouvel amour avait sur tous les autres une supériorité de passion qui lui inspirait pour la première fois le désir de la constance.

Il s’attira les moqueries de tous.

— À l’amour fait de tendresse, de fidélité, à l’amour qu’augmente la longue possession, à l’amour complet, s’écria un jeune peintre, il faut un cœur entier, mon cher Guy, et cherche après !

— Ce sensuel qui parle de fixité, lorsqu’il n’a droit qu’au plus fuyant, au plus fugitif variable, ajouta Romain, quelle dérision !

— Forme agréable aux yeux, degré de cuisson déterminé, saveur, fumet exquis, excitation toujours la même d’un continuel appétit, voilà, messieurs, dit Hélène, les vertus immuables que Guy, l’éphémère, exige du pâté d’anguilles !