Lady Fauvette/Lady Fauvette/9

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 77-84).

IX

L’hiver était revenu. L’hiver éblouissant comme une féerie, gai comme un sourire, séduisant comme un mirage. Les bals et les fêtes se succédaient pour Alice, qui était bien toujours la même enfant rieuse pour laquelle le luxe était un besoin, le succès une habitude, le chagrin… un mot !

Elle était si bien lancée dans le tourbillon des plaisirs, que l’enlever à ce monde qui la choyait comme une reine eût été une cruauté. Beaumont le savait ; aussi, malgré les pertes colossales qu’il avait subies, malgré le déclin rapide de sa maison de banque que chaque jour rapprochait d’une catastrophe, malgré la certitude qu’il avait que la chute était inévitable, ou peut-être justement parce qu’il avait cette certitude, laissait-il la jeune fille boire à longs traits tout ce bonheur qui avait été sa vie, son lot, sa part jusqu’alors. Voir l’enfant souffrir, c’eût été une douleur de plus ajoutée à toutes celles qu’il endurait déjà ; il aimait tant ce sourire, cette petite voix, gaie et moqueuse, cette adorable insouciance, qu’il supportait volontiers toute une nuit le martyre d’un bal, pour voir sa fille heureuse encore quelques heures de plus.

— Mais après ? se disait-il quelquefois, et un doute affreux lui traversait l’esprit.

Après ?…

Le crime était peut-être de la laisser heureuse si longtemps. N’était-il pas bien coupable de l’habituer à cette vie de dissipation, à ce luxe fou, irréfléchi qui, fatalement, devrait cesser dans quelques mois, pour faire place à… quoi, mon Dieu ?

— Qu’avez-vous, père ? disait Alice tout à coup.

— Rien.

— Bien vrai ?

— Bien vrai.

Un éclat de rire partait comme une fusée, le piano résonnait en gais accords vibrants et joyeux. Pouvait-il troubler ce bonheur par une révélation terrible ? Pouvait-il montrer la réalité quand le rêve était si beau ? Après… Après, il sera bien temps !

Et puis, comme tous les malheureux, il espérait encore, il espérait toujours, sans s’en rendre bien compte… ; il croyait à un bouleversement, un cataclysme, à l’impossible par moments. Pourquoi pas ? Il arrive tant de choses… La ruine était bien arrivée, elle, subitement, tout à coup, sans crier gare… Pourquoi ?…

Pouvait-il faire partager à sa fille cette vie terrible ?… Pouvait-il dire à l’enfant rieuse, que ce seul mot affaire épouvantait :

— Je dois cinq millions à mes créanciers ; j’ai fait une vente à réméré remboursable dans un mois. Nathan est l’acquéreur ?

Eh ! qu’aurait compris miss Beaumont à tout cela ?… Des créanciers, une vente à réméré, Nathan ! Autant lui parler hébreu… Nathan ! Nathan !… D’abord, qu’était-ce que cela ?

Nathan ! c’était un nom fameux, illustre entre les plus illustres. Moïse Nathan ! c’était quelqu’un, une célébrité, un nom, une force !

Avait-il remporté une victoire, conquis une province, trouvé les sources du Nil, la direction des ballons ou la quadrature du cercle ?

Mieux que cela, il avait gagné des millions.

Comment il les avait gagnés, par quels moyens il était arrivé à une fortune si considérable, cela, c’était un peu un mystère pour tout le monde ; on parlait de spéculations, d’usure de toute espèce, de trafics peu honnêtes que sa qualité de juif allemand n’était pas faite pour démentir.

La veille de Noël, un coupé de maître s’arrêta à midi sonnant devant la porte de M. Moïse Nathan, 18, Coventry street, Haymarket. Un homme très pâle en descendit.

— M. Moïse Nathan, s’il vous plaît ? demanda-t-il au domestique qui vint ouvrir.

— J’y suis, j’y suis. Harry ! faites monter.

La petite voix vieillotte et cassée qui venait de prononcer ces paroles continua, en haussant d’un demi-ton, tandis qu’une vieille petite tête dévastée, surmontée d’un fez de drap rouge, se montrait au haut de l’escalier :

— Ce cher Beaumont ! Accompagnez monsieur, Harry.

Harry accompagna « monsieur » jusqu’au premier étage et l’introduisit dans une chambre, véritable fouillis, encombrée, surchargée d’objets étranges, de curiosités de toutes sortes et qui ressemblait plutôt à un musée qu’à toute autre chose ; là, devant une table, où l’on remarquait du pain, un morceau de saumon fumé, une bouteille d’ale, une tabatière et différents corps hétérogènes, siégeait un vieux petit personnage à l’air vif et empressé, le propriétaire de le tête au fez rouge et de la voix vieillotte, Mathusalem en personne, mais Mathusalem bien vivant, solide sur ses jambes grêles et avec deux petits yeux noirs pétillants de malice.

— Je finissais de déjeuner, Beaumont…, comme vous voyez… M’apportez-vous de bonnes nouvelles, cher ?

— De bonnes nouvelles ? Eh ! cela dépend… Bonnes pour vous, évidemment oui, mais bien mauvaises pour moi, Nathan.

— Pas possible ! Les petits yeux perçants de M. Moïse Nathan étincelèrent sous ses lunettes. Une aussi misérable somme !…

— Je ne l’ai pas.

— Alors, alors, quel est le but de votre visite ? demanda le vieillard d’un air méfiant.

Il y eut un silence. Beaumont se recueillit une seconde, il semblait très préoccupé, des gouttes de sueur perlaient sur son front ; enfin, d’un mouvement brusque rejetant ses cheveux en arrière :

— Je n’ai pas cet argent, Nathan. Tout vous appartient donc à partir du 1er janvier prochain. C’est le dernier délai, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas me donner deux mois ? dans deux mois peut-être pourrais-je vous rembourser.

— Non, impossible. Je voudrais vous obliger, je vous jure que je voudrais vous obliger… ; mais les affaires sont les affaires et nous avons fait une affaire, rien de plus. Je vous ai donné cinq millions sur vos propriétés…, c’est-à-dire que vous m’avez fait une vente avec faculté de réméré à un an. Il y a acte, contrat devant notaire ; c’est parfaitement légal. Vous ne pouvez payer à l’échéance, je reste seul et légitime acquéreur des immeubles. Il n’y a rien à dire. Que diable ! vous n’êtes plus un enfant, vous saviez à quoi vous vous engagiez… Où aurait été pour moi le bénéfice de l’opération ? je vous le demande… Oh ! je sais, c’est beau les grands sentiments… Mais écoutez-moi, Beaumont. Savez-vous où cela conduit ? où vous en êtes, voilà. Si j’avais fait du sentiment…

— Assez… Tout ce que vous dites est parfaitement sensé ; vous avez fait une affaire…, tout est à vous, bien à vous. J’aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître… Maintenant, dites-moi, comptez-vous faire vendre ?

Beaumont dit cela d’un ton si calme que le petit vieux le regarda avec stupéfaction.

— Faire vendre…, oui, aux enchères.

— Ne mettez les affiches que le 12, voulez-vous ?

— Volontiers.

Beaumont se dirigea vers la porte, descendit lentement les escaliers et remonta en voiture après avoir dit à son valet de pied :

— Au bureau, et vite.

Il était toujours aussi calme, toujours aussi froid ; on eût dit qu’il venait de discuter simplement les intérêts d’un tiers. Jamais on n’aurait pu croire qu’il était lui-même en cause. Par moments il s’essuyait le front et disait tout bas :

— Mon Dieu ! »

La voiture s’arrêta dans Cornhill ; il neigeait… Beaumont alla droit au bureau du comptable :

— Monsieur Ned, s’écria le bonhomme en le voyant entrer, vous savez ?…

— Quoi ?

Zachary Crupp montra du doigt une large enveloppe décachetée, sur laquelle on lisait en lettres noires Cabinet du directeur de la Banque d’Angleterre.

— Elle refuse ! sanglota le bonhomme… Que faire ?

— Rien.

— Rien ?… monsieur !

— Il n’y a rien à faire, mon vieux Crupp…, rien. Il faut suspendre.

— Old London & Hull Bank… suspendre ! Si… si on vendait les propriétés, monsieur Ned ? il y aurait peut-être encore moyen de…

— Elles sont vendues depuis un an.