Lady Fauvette/Lady Fauvette/8

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 67-76).

VIII

Comment la maison Beaumont put-elle tenir six mois encore ? Par quel miracle d’équilibre ce grand édifice croulant, miné, en ruine, resta-t-il debout pendant six mois, majestueux et fier, se drapant dans cette vieille honorabilité qui était sa seule force maintenant, sans qu’une pierre se détachât, sans que rien fit pressentir un écroulement prochain, toujours orgueilleux et raide, de la base au sommet” ?

Comment Old London & Hull Bank put-elle se maintenir si longtemps sans que personne se doutât de la situation réelle, sans que la plus petite lueur jaillit pour éclairer l’avenir ? Maître Zachary n’y comprenait rien ; la maison Beaumont était toujours la maison Beaumont, riche, honorée, honorable ; l’argent y affluait ; jamais un mot n’avait effleuré son crédit et on lui accordait tout ce qu’elle demandait ; sa Signature valait de l’or.

À l’approche des échéances, Me Zachary avait des migraines horribles, des transes effroyables ; à peine osait-il envoyer ses bordereaux à la Banque d’Angleterre.

— Oh ! cette fois-ci, cette fois-ci, c’est la fin… elle refusera. La petite cage de verre qui était le bureau particulier de Me Crupp voyait des scènes terribles alors ; le pauvre vieux souffrait mille morts. Le jour voulu, l’argent arrivait ; Me Zachary poussait un immense soupir de soulagement.

— Allons, on ne se doute encore de rien, il y a de la sorcellerie là-dessous !… Le mois prochain, une échéance colossale, plus de cinq cent mille livres, la bombe éclatera !

Par moments, il lui prenait des vertiges, des éblouissements ; mille idées folles lui traversaient l’esprit.

Comment cela était-il possible ?

Old London & Hull Bank devait des sommes énormes ; sa succursale de Bombay ne tenait que par miracle, et le comptoir établi à Hull s’était lancé dans des spéculations si hasardées qu’on attendait la déconfiture de jour en jour. La maison de Londres soutenait tout cela…

D’où venait l’argent ?

Me Zachary en arrivait à douter de son patron ; il se creusait la tête.

— Ma foi, le diable s’en mêle, disait-il en désespoir de cause ; je ne trouve rien, c’est fabuleux !

Et il entrevoyait des choses formidables, tout un tripotage de papiers, des traites en l’air, des signatures de complaisance, l’impossible !

— Pouah ! s’écriait-il alors…, de pareilles saletés ! je deviens fou, ma pauvre tête se perd… Old London & Hull Bank ! jamais… ; et puis…, ça ne tiendrait pas quinze jours. Non, la maison est honnête, elle restera honnête jusqu’à la fin. Si elle a du crédit, c’est qu’on a confiance.

Mon Dieu ! mon Dieu ! d’où vient l’argent ?

M. Ned vend peut-être ses propriétés… Impossible, cela se saurait…

Et les choses marchaient comme par le passé…

Toujours le même encombrement, la même foule, le même grand mouvement d’affaires dans les bureaux de Cornhill ; toujours le même petit bruit réjouissant, argentin, gai et fou dans l’air ; toujours des armées d’employés bien nourris, bien payés, allant et venant derrière leur grillage.

M. Ed. Beaumont venait au bureau le matin, causait avec Zachary pendant dix minutes en fumant son cigare, signait les chèques, vérifiait la comptabilité, recevait les saluts respectueux de tout le personnel.

À deux heures, on le voyait à la Bourse, où chacun admirait son sang-froid, sa prudence, sa science des affaires.

— C’est un fin renard, disait-on ; il n’y a pas de danger qu’il se laisse jamais mettre dedans.

Plus tard, il promenait sa fille ; ils passaient leurs soirées à Covent-Garden, au théâtre de Sa Majesté, ou au bal, comme toujours. Le règne de miss Beaumont durait encore. Elle était très à la mode.

Aux premières courses du printemps, elle inaugura une toilette bleu électrique ravissante, qui fit sensation ; on en parla beaucoup.

Le « Fashion Magazine » fit de cette toilette une analyse des plus intéressantes qui se terminait par ces mots :

« Miss A Beau, a eu mardi un succès fou ; elle était adorablement mise, du reste. Voilà la nouvelle nuance bleu électrique lancée ; c’est pour le moment haute nouveauté et tout à fait grand genre… » Et quelques lignes plus loin, en post-scriptum « Ce chef-d’œuvre de robe sortait des ateliers de Mme H. Whiteley-Win, 14, Regent street. C’est affaire à Mme H. Whiteley-Win d’habiller les fées. »

— Un succès fou ! Eh oui.

Miss Alice Beaumont était la reine du jour. De mémoire de mondaine, on n’avait vu un succès aussi fou.

On parlait de ses attelages, de ses petits poneys blancs, jolis, jolis ! de sa grâce, de son élégance et puis…, si riche !

— Elle a un chic épatant, disaient les dandies ; quel cachet ! Quatre-vingt mille livres de dot et des espérances… Bigre ! c’est joli !

Le 10 mai, jour anniversaire de cette petite fée aimée, il y eut une telle avalanche de fleurs à l’hôtel de Hanover-Square, qu’on ne savait littéralement plus où les mettre. La maison embaumait ; on eût dit un gigantesque parterre. Miss Dosia haussait les épaules ; sa vieille figure glaciale faisait ombre dans ce tableau ; elle jetait je ne sais quel air sombre et triste sur cette fête, qui fut éblouissante, extravagante, follement superbe. Beaumont y dépensa plus de vingt mille francs. Il y eut un feu de Bengale, une fancy-fair au profit d’un hospice d’enfants assistés, qui y gagna quatre mille francs ; une tombola, un bal, que sais-je… ?

Et toujours un succès fou… une cour d’adorateurs qui se pâmaient d’admiration et, s’entortillant dans des discours à perte de vue, juraient sur l’honneur que jamais on n’avait vu rien d’aussi joli que cette petite fille si riche !

Vous dirai-je que, ce même 10 mai, il arriva de Berlin une gerbe de fleurs blanches qui eut près de miss Beaumont tout le succès de la journée ?

À deux heures du matin, la fête était finie ; le père et la fille se retrouvèrent enfin seuls.

— Quelle journée, dit Alice en s’éventant gaiement ; quelle bonne journée ! j’ai été bien heureuse aujourd’hui, père. Maintenant encore un an…

Il passa comme un éclair de sombre désespoir, de douleur immense dans les yeux du banquier… Cela dura à peine la centième partie d’une seconde ; il prit les deux petites mains blanches de sa fille :

— Dites-moi encore une fois que vous avez été heureuse aujourd’hui, Minny ! c’est mon seul bonheur à moi, ma seule récompense.

… Et ma seule excuse, ajouta-t-il en soupirant, tandis que le petit bruit des talons de l’enfant résonnait dans l’escalier.

— Oh ! quelle journée ! quelle vie ! et que faire ? Que faire ? Voilà la grande question, l’impossible contre lequel on se butte un jour quand tout a été fait. Que faire ? Rien.

Le banquier quitta le salon et entra dans son bureau particulier ; là, plus de fleurs, plus d’illuminations ; la fête n’avait pas franchi le seuil de cette chambre. Tout y était dans l’ordre accoutumé : les grands cartonniers, la bibliothèque, les vieilles tapisseries à personnages, un groupe en marbre qui se détachait sinistre dans l’ombre, les immenses colonnes de stuc gris de chaque côté de la porte. Le même air froid et grave, comme toujours.

Beaumont alluma le gaz, ferma toutes les portes à double tour et, se laissant tomber dans un fauteuil, il répéta encore :

— Que faire ?…

Cela peut durer six mois, continua-t-il, dans six mois tout sera fini ; il faudra rembourser Nathan ou… laisser vendre ! Cinq millions ! Où trouver cinq millions ? Mon Dieu ! mon Dieu ! je souffre… Ces derniers mots se perdirent dans un long sanglot.

La crise fut effrayante ; elle dura dix minutes à peine, dix minutes pendant lesquelles cet homme au désespoir donna enfin un libre cours à sa douleur. Il entrevit toute l’horreur de sa situation ; d’un coup d’œil il sonda la profondeur de cet abîme qui s’ouvrait béant devant lui, et où il glisserait fatalement, entraînant dans sa chute sa fortune, son repos et jusqu’à son honneur.

Que faire ? que faire ? Et toujours la même voix qui répondait :

Rien !

Oh ! l’orgueil ! l’orgueil qui l’avait conduit là les yeux bandés ; l’orgueil ! qui avait été son seul guide, son seul juge, son seul maître ; cet orgueil, qui l’avait soutenu jusqu’alors, où était-il ?

— Alice ! mon pauvre ange, pardon ! murmurait-il en joignant les mains.

Puis le calme revint. Le masque froid, impénétrable de tous les jours se replaça sur cette physionomie tout à l’heure horriblement décomposée ; une ombre de sourire se dessina sur ses lèvres, et Beaumont murmura un — peut-être !… qui était toute une pensée.

Était-ce l’orgueil qui reprit possession de ce grand caractère énergique ? Était-ce l’orgueil qui chassa la douleur et fit luire comme un vague espoir, une lueur fugitive, insaisissable, un rayon dans l’ombre ?…

Beaumont se redressa de toute sa hauteur, il fit quelques pas de long en large dans son bureau, puis se rassit et, de sa grande écriture ferme, pleine, lisible, il écrivit Bilan…, et se mit en devoir d’établir ce qu’on appelle un compte par doit et avoir. Ce compte se soldait, des deux côtés, par des sommes fabuleuses.

Il écrivit longtemps ; le jour jetait sa grande lueur blanche éblouissante quand il releva la tête ; de longs rayons partaient des fenêtres comme autant de flèches dorées qui venaient mourir dans les papiers épars autour de lui ; le bilan était fait.

La maison Beaumont pouvait réaliser six cent mille livres ; elle en devait huit cent mille. Le déficit était donc de deux cent mille livres.

— La situation est la même que l’année dernière, murmura le banquier, avec cette différence que les propriétés qui étaient réalisables sont vendues à réméré, et que le capital qu’elles représentaient se trouve en portefeuille. Toujours un passif de cinq millions.

Le lendemain, le bruit courait que la maison Beaumont-Barcley & Co. faisait vendre d’immenses forêts de bouleaux qu’elle possédait en Suède ; ce fut un petit bruit tout petit, tout petit, insaisissable comme un feu follet ; on ne savait ni qui l’avait répandu, ni comment il se glissa partout en quelques heures, ni quelle importance il fallait lui accorder ; cependant il stupéfia les imbéciles et éveilla la curiosité des malins. Pourquoi Beaumont vendait-il des bois en plein rapport, alors que le bouleau était en baisse ? Le petit bruit marchait, marchait toujours ; on le poussait, on l’écoutait, on le répétait…

— Qui On ?

— Ah ! voilà… On, ce n’est personne, c’est tout le monde…

Ce grand petit événement défraya les conversations dans un certain milieu pendant trois jours, puis il céda la place à une autre nouvelle beaucoup plus importante :

« La maison Melchior-David & Co. suspendait ses payements, un passif de trois cent mille livres.

Devant cette catastrophe, le petit bruit s’évanouit, les bouleaux disparurent et On n’en parla plus.