Lady Fauvette/Lady Fauvette/7

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 53-66).

VII

Les lunettes tombèrent tout doucement sur le livre ouvert ; les mains se croisèrent sur la poitrine : le bonnet grec glissa ; les yeux gris se fermèrent…

L’horloge sonna neuf heures. Puis on entendit un ronflement sonore, prolongé, qui accompagna bien, pendant une seconde, la dernière vibration de la vieille horloge qui avait dit : neuf heures ! Oh ! toutes les fées du logis, tous les lutins familiers, tous les génies du foyer peuvent venir avec leur cortège de songes, de visions et de rêves… ; le bonhomme dort bien.

La bouilloire chante follement, le vent gémit dans la cheminée, la lampe brûle sur la table, les cendres tombent toutes rouges du grand poêle et dorent par moment la superbe perruque de maître Zachary Crupp d’un rayon de flamme. Jim et lady Belly se disputent fraternellement un coin du feu ; lady Betty, sournoisement et en chatte rusée, n’avance une patte qu’à coup sûr et gagne du terrain, tandis que Jim, donnant franchement de sa grosse tête de lourdaud, perd pied à chaque escarmouche. La neige, au dehors, fouette les vitres du parloir, si confortable, si bien chauffé, où l’on respire le bien-être, sinon l’élégance.

… Tic tac, tic tac !

L’horloge sonna la demie ; maître Zachary poussa un profond soupir et se réveilla en sursaut.

— Ai-je rêvé ? Il se frotta les yeux, se retourna dans son fauteuil ; puis il se leva bravement, tisonna son feu…

— « Lady Betty, lady Betty ! cela n’est pas de bonne guerre…, vous prenez la place de Jim ! » Maître Zachary bâilla… Oh ! mais, ai-je rêvé ? ou avons-nous réellement perdu 105, 000 livres avec Bucker & Ron, 137, 000 dans la faillite Wilkinson, 150, 000 avec Smith Brothers… C’est effrayant : 392, 000 livres en une année !… Je ne sais comment Old London & Hull Bank se relèvera de pertes aussi colossales ! 137, 000 livres à payer demain pour les traites Wilkinson ; où M. Ned ira-t-il chercher tout cet argent ?

Maître Zachary Crupp était dans un état d’agitation difficile à décrire ; il fit voltiger sa perruque de droite à gauche et de gauche à droite, tira plusieurs fois de suite son foulard rouge des profondeurs de la poche de son habit orange.

— Trois cent quatre-vingt-douze mille livres de pertes !… Jamais, depuis quarante ans que je suis caissier chez Beaumont, jamais je n’ai dressé aussi pitoyable bilan !

Maître Zachary poussa loin de lui son fauteuil de cuir, où il venait de passer de si doux instants ; il ramassa ses lunettes, se moucha bruyamment, fit quelques tours dans son petit parloir et reprit ses calculs. Au bout de cinq minutes, on eût pu l’entendre s’écrier avec épouvante :

— Mais c’est à la ruine que nous marchons ! Est-il possible ? Beaumont-Barcley & Co., une maison d’or !

Dieu me pardonne ! la perruque de M. Crupp fit de telles évolutions sur sa tête vénérable, que le toupet se dirigea vers la nuque, en même temps que les longues mèches s’installaient sur le front. Je vous dirai que la tête de maître Zachary ne manquait pas d’un certain cachet original ainsi, un grand air tragique. Il s’assit devant ses livres.

— Que faire ?

M. Ned aura les 137, 000 livres, il l’a dit ; mais le reste, le reste… Miss Crach est intéressée pour 120, 000 livres ; lorsqu’elle saura…, et elle saura ; les turques baissent, baissent !

Un mot terrible écorcha les lèvres du vieux caissier, l’épouvantail des négociants grands et petits :

— Faillite Il sortit tout rauque de son gosier desséché

— Faillite !…

Son dévouement à la maison Beaumont, tout son amour-propre de caissier se révoltaient à cette pensée Old London & Hull Bank en faillite ?

— Et l’enfant ? s’écria-t-il tout à coup.

L’enfant ! Deux larmes brillantes sillonnèrent les joues parcheminées du bonhomme.

Elles glissèrent lentement dans les rides profondes.

Auriez-vous ri de la figure grotesque de M. Zachary Crupp, de sa perruque à l’envers, de son énorme foulard de l’Inde, de son habit orange ?… Auriez-vous pu en rire ?

Auriez-vous ri de son mouvement sublime quand, répétant encore :

— « Et l’enfant…, » il ouvrit son secrétaire, en tira une liasse d’actions et de valeurs diverses et murmura en souriant de son bon vieux sourire naïf :

— L’enfant ?… Je suis là !

VII
(SUITE)

Alice ! Avez-vous votre éventail, votre bouquet, le flacon d’opale, votre mouchoir de valenciennes ? Attachez solidement ce collier… Il est vraiment ridicule que votre père ait eu la faiblesse de vous acheter ces perles pure extravagance ! deux cents livres de perles ! Edward devient fou.

— Elles sont si jolies, tante !

— Jolies…, tant que vous voudrez ; de mon temps, on ne jetait pas ainsi deux cents livres pour un caprice.

Alice fit la moue, haussa les épaules et se regarda en souriant dans la psyché…

— Ces églantines sont d’une finesse !… Avez-vous remarqué ces églantines, tante ?

— Oui, oui, j’ai vu. Vous vous êtes assez regardée dans la glace maintenant. Tout est bien. Avez-vous votre carnet de bal ? Oh ! la petite tête envolée ! Tenez-vous droite ! C’est cela. Faites bien attention, lorsque vous danserez la valse en trois temps : glissez, ne sautez pas ; c’est fort disgracieux.

— Minny, mon ange, êtes-vous enfin visible ? Que voilà une toilette interminable !

M. Beaumont entra dans la chambre d’Alice. Oh le regard d’admiration de ce père idolâtre !

— Vous êtes une merveille, une vraie petite merveille, fillette ! Dites-moi, tante, cela n’eût-il pas été un crime de priver l’enfant de ce bal ?

— Personne n’a jamais eu, que je sache, l’intention d’empêcher Alice d’aller au bal.

Miss Théodosia Crach se pinça les lèvres d’un air qui n’avait rien de particulièrement aimable.

— Mais, voyez donc, continua le père en baissant la voix, peut-on rêver quelque chose de plus idéalement joli ?

— Vous êtes fou, mon neveu…, faire de pareilles réflexions devant elle ! Vous voulez la rendre insupportable. Allons ! partez ; il est neuf heures, la voiture attend…

La pendule d’albâtre sonna gaiement les neuf coups, en même temps que l’horloge du parloir, là-bas dans le Strand, chez maître Crupp.

— Ne vous chiffonnez pas, Alice, continua miss Théodosia.

Comme le père et la fille descendaient en riant l’escalier de marbre, miss Crach rentra dans la grande salle à manger déserte et secoua la tête en disant :

— Elle est charmante.

Charmante ! Oh ! elle l’était dans toute l’acception jolie qu’on attache à ce mot. Le suisse lui-même en fit la remarque, quand, attachant le dernier bouton de son long gant blanc, elle sauta, rieuse, dans la voiture et cria au valet de pied :

— À l’ambassade de Russie ! de sa petite voix vive et perlée.

— James ! notre demoiselle fut-elle jamais plus jolie que ce soir ?

— Vous avez parfaitement raison, monsieur Wood, jamais je ne la vis plus brillante. (James, le valet de pied, avait des expressions choisies.)

Et, quelques instants plus tard, quand elle entra au bras de son père dans les salons de l’ambassade russe, quand elle entra avec cet air de reine qu’elle savait si bien prendre, la tête haute, son bouquet de roses blanches à la main, ses cheveux blonds faisant comme un diadème d’or à son front d’enfant, la longue traîne de sa robe de tulle glissant toute blanche et vaporeuse entre cette multitude. d’habits noirs, de toilettes voyantes, d’uniformes de toutes les couleurs… Qui donc était plus charmante ?

Une voix dit :

— C’est un rêve !

— Comme Alice est jolie ce soir ! Vraiment ! Nelly, je ne connais personne qui entre mieux dans un salon que cette petite fille ; elle a une façon de marcher, de sourire, de saluer toute particulière.

— Mais, pour Dieu ! mesdemoiselles, regardez donc ses perles… Oh ! ses perles ! Est-ce là, je vous le demande, une parure de jeune fille ? Il y en a au moins pour deux cents livres.

Ces demoiselles, après examen, déclarèrent que la somme énoncée n’avait rien d’absolument exagéré.

— Lui connaissiez-vous ce collier, Diana ?

Cette demande s’adressait à une grande jeune fille brune fort belle qui, s’inquiétant très peu de répondre à miss Ellen Midley, se détacha du groupe et, allant à Alice, lui dit en l’embrassant :

— Méchante ! il y a une éternité qu’on ne vous a vue… Si vous saviez combien de gens ont pleuré votre absence, au grand bal de Noël, chez Birns ; combien de gens ont dansé avec moi, simplement pour me parler de miss Beaumont, — ajouta-t-elle en souriant finement. Ne vous fâchez pas, Alice, je vous dirai qui tout bas ; et elle lui murmura un nom à l’oreille, un nom qui fit rougir l’enfant comme une rose en mai, tandis qu’elle mettait, d’un petit geste mutin, son éventail sur les lèvres de miss Smitson, en disant :

— Diana ! oh ! Diana ! si vous saviez ; j’ai été folle ; embrassez-moi, ma chérie.

— Ne voyez-vous pas lord Grenville qui vous salue, Minny ?

Oh ! si, elle l’avait vu, bien avant que son amie lui en fit la remarque.

Lord George Grenville paraissait avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans. Sans être beau, dans le sens absolu du mot, il avait des traits une tête fine et expressive, le nez droit, le front large, les cheveux et les yeux noirs. Ce n’était pas du tout un joli garçon. Il était fort bien et avait très grand air.

On lui reconnaissait une intelligence supérieure, qu’il mettait au service d’une puissance, d’une science et d’un art, la politique.

La politique était sa seule passion. Il s’occupait de politique, non pas en homme riche, désœuvré, pour tuer le temps, mais par goût et avec enthousiasme. Au reste, il avait beaucoup d’ambition, et ne s’en cachait pas ; les vieux diplomates secouaient la tête d’un air entendu, en augurant que « ce garçon percerait. » Pour lui, il n’en doutait pas. Il voulait arriver et était de ceux qui veulent bien. Il n’y avait que deux ans qu’il était secrétaire d’ambassade, et déjà, on parlait de l’envoyer à Berlin pour je ne sais plus quelle mission diplomatique des plus délicates, qui demandait un homme intelligent, capable, et sur lequel on pût compter.

Envoyé extraordinaire à trente ans ! On chuchotait bien un peu, on trouvait cela fort ; mais la décision partait de haut, et Grenville n’était pas le premier venu, ses compétiteurs même le reconnaissaient.

Brave jusqu’à la témérité, fier jusqu’à l’insolence, orgueilleux comme un Anglais, très entier dans ses opinions et fort riche, il avait des envieux, des admirateurs, beaucoup d’ennemis.

Ses amis l’adoraient et le portaient aux nues ; c’était, du reste, un grand caractère, incapable d’une action mesquine on citait de lui quelques beaux traits accomplis sans bruit, sans éclat, avec simplicité et noblesse.

Lord Grenville parlait peu, quoiqu’il parlât bien et eût l’éloquence facile, entraînante, un esprit charmant et beaucoup d’instruction.

Il n’aimait pas le monde ; aussi s’étonnait-on qu’il suivit asidûment les bals et les fêtes depuis quelque temps. Pas une soirée fashionable, pas un raout d’ambassade, pas un concert où il ne fût ; jusqu’alors, il avait eu le mariage en profonde horreur, et toutes les tentatives faites pour le décider à changer d’avis avaient échoué misérablement ; tous les essais, tous les moyens mis en action par cette catégorie de dames respectables qui ont des filles à marier, avaient été sans résultat aucun ; sir George Grenville ne voulait pas se marier. Aimait-il Alice Beaumont ? Quelques personnes l’assuraient. Certes, à voir la façon dont il la regardait, dont il l’entourait de soins et d’attentions au bal, dont il prenait chaudement sa défense quand on s’avisait de lui trouver un défaut, un seul… Certes, la chose ne paraissait pas absolument dénuée de fondement, et cependant, si quelqu’un lui eût dit : « Vous aimez miss Beaumont, » ce quelqu’un-là l’aurait singulièrement étonné. Lord George Grenville ne se rendait pas bien compte du sentiment qu’il éprouvait pour Alice. Il la trouvait jolie, oh ! adorablement jolie. Pour lui, elle réalisait l’idéal de la jeune fille (en admettant qu’il se fût jamais représenté cet idéal). Rien ne le faisait rire, lui l’homme grave, comme ses caprices parfois étranges et les reparties vives et spirituelles qu’elle faisait si bien, de son ton moqueur, avec son adorable petit accent pincé.

Que lui importait qu’elle fût ou non excentrique et évaporée, qu’elle dépensât quatre-vingts livres pour une toilette de bal ou une guinée pour quelques violettes blanches d’hiver, quand personne n’en avait qu’elle se promenât au Park toute seule avec son groom et son poney, ou qu’elle pariât aux courses, ni plus ni moins que tant de sportsmen qui s’y ruinaient de sang-froid !

Oh ! elle était elle-même, elle ne ressemblait à personne qu’à elle-même. Grenville l’admirait comme la plus jolie chose qu’il eût vue, sans toutefois avoir jamais songé qu’un mariage fût possible entre elle et lui ; cette idée ne lui était pas venue. Du reste, il considérait Alice comme une enfant, une vraie enfant gaie, fantasque et capricieuse. L’orchestre joua le prélude d’une valse ; Grenville et Alice se lancèrent dans le tourbillon.

Qui expliquera comment, lorsque chacun faisait cette remarque :

« Que sir George Grenville et miss Beaumont dansaient à ravir, qu’ils formaient un couple charmant, qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, que miss Beaumont serait bien certainement la plus jolie mariée qu’on pût voir, etc., » et mille choses de ce genre, non moins sensées…

Qui dira comment il se fit qu’ils n’entendirent rien de tout cela ?

Qui expliquera comment il put se faire qu’à un moment donné, Alice ne vit plus personne dans cette immense salle de bal pleine de monde, personne que George Grenville ?… Cependant, à ce moment-là, il lui sembla que les lustres brillaient d’un éclat plus intense, tandis qu’une délicieuse musique, affaiblie et voilée, arrivait jusqu’à ses oreilles ; le parfum des fleurs était plus pénétrant… ; tout étincela autour d’elle ; ce fut comme un grand éblouissement qui dura à peine une seconde, une seconde pendant laquelle Alice oublia qu’il y eût un monde réel, et Grenville, une ambassade.

Ils dansèrent longtemps et ne s’arrêtèrent qu’avec le dernier accord de l’orchestre… Puis ils firent encore un ou deux tours de promenade dans les splendides salons de l’ambassade, parlant théâtre, courses, littérature, fleurs, tout ce qui constitue cette conversation frivole du bal, ces mille riens qu’on se dit entre une valse et un quadrille.

Grenville parla de ses voyages, de son séjour en Italie, de Naples, d’où il arrivait.

— Aimez-vous Berlin ? demanda-t-il.

— Non, répondit Alice avec sa naïve franchise d’enfant gâtée. J’y ai passé deux mois l’hiver dernier, et je me suis bien juré de n’y plus retourner jamais.

Et comme il riait de ce ton absolu de la jeune fille :

— Je n’aime que Londres, ajouta-t-elle ; il me semble que je serais malheureuse partout ailleurs.

À ce moment, une rose blanche se détacha du corsage d’Alice et alla tomber près d’un groupe de jeunes gens. Tous se précipitèrent ; un d’eux la ramassa.

— Ne la donnerez-vous pas comme prix au vainqueur, miss ? dit-il en la tendant à Alice.

— Ce serait un prix trop élevé pour une action si simple, monsieur Middleton, répondit Grenville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comment cela s’était-il fait ?

On ne le sut jamais au juste, quoique la fée Primevère ait raconté mainte et mainte jolie histoire sur cet événement ; ce qu’il y a de certain, c’est que le lendemain du bal de l’ambassade (ce lendemain était un dimanche, la fée Primevère l’assura), vers midi, et comme la neige envahissait les rues de Londres, lord George Grenville, tout seul dans son salon d’homme grave, sourit d’un indéfinissable sourire en contemplant une petite rose blanche flétrie qu’il tenait à la main et murmura :

— « Quelle folie ! »

Nous ne voudrions pas affirmer une chose, en réalité fort vague et discutable, malgré les attestations de cette bavarde fée Primevère : enfin, autant qu’il nous est permis d’avancer un fait… mystérieux, nous vous dirons, et ceci sous toutes réserves, que la rose blanche que lord Grenville regardait si amoureusement ressemblait beaucoup, beaucoup à la fleur mal attachée qui parait la veille le corsage de miss Beaumont.

Deux jours plus tard, George Grenville dînait à Berlin chez le ministre des affaires étrangères.