Lady Fauvette/Lady Fauvette/6
VI
Le salon intime de l’hôtel Beaumont était une jolie pièce en rotonde donnant sur Hanover-Square, meublée avec un goût sévère et sombre. Les tentures étaient en soie de Chine grenat, et le meuble en ébène travaillé.
Quelques splendides tableaux de maîtres, des objets d’art en masse ; dans chaque angle, des potiches immenses, des chinoiseries à profusion.
Des corbeilles de fleurs, le piano ouvert, un gant oublié sur un meuble, un ouvrage commencé, un livre perdu entre les plantes de la jardinière, une rose effeuillée sur le tapis, des morceaux de musique sur la cheminée, tout un adorable fouillis ; mille choses, mille riens, un petit air gai se glissant malgré tout sous les lourdes tentures foncées…, la glace qui gardait comme la silhouette insaisissable, confuse, de la gracieuse image qui s’y était mirée, tout disait que la fée rieuse qui habitait ce séjour était une femme jeune et jolie. L’influence des êtres animés sur les choses extérieures est incontestable.
Le soir où, invisibles comme Gygès, nous entrons dans le salon de l’hôtel Beaumont, un grand feu de bois flambait dans la cheminée ; le lustre répandait la lumière étincelante de toutes ses bougies allumées et éclairait un portrait d’enfant, délicieux et naïf : un bébé comme tous les bébés d’ailleurs, mais plus despote peut-être, avec un air de fierté souveraine très caractéristique qui étonnait. Là, raide et droit dans son cadre, exquis…, tout empreint de la candeur joyeuse du premier âge ; ses boucles d’or ondulant sur ses jolies épaules à fossettes, un grand sourire errant vague et doux sur ses mignonnes lèvres d’ange étonné, rayonnant de lumière et d’innocence, cet enfant semblait dominer.
La tante Dosia, assise à droite et majestueuse dans son fauteuil à haut dossier, travaillait activement à une tapisserie fantastique, où des oiseaux gigantesques vivaient en paix avec des fleurs microscopiques, où des paons énormes faisaient la roue à côté de maisonnettes lilliputiennes, où des papillons diaprés se perdaient dans d’immenses nuages vaporeux.
La tapisserie de miss Théodosia Crach était une œuvre remarquable…, étonnante parfois, qui laissait le champ libre à l’imagination tout en lui découvrant de vagues horizons impénétrables qui faisaient rêver à un pays étrange, à une flore singulière, à une faune monstrueuse… La tapisserie de miss Crach était tout un poème, toute une zoologie, toute une botanique qu’elle étudiait depuis longtemps.
Alice, le coude sur la table, une main appuyée sur un recueil de ballades allemandes, lisait haut.
La tante et la nièce étaient au mieux depuis trois jours. Alice avait accompagné miss Crach à l’office, et celle-ci ne désespérait pas de faire quelque jour une protestante convaincue de cette petite fille frivole et évaporée. La vérité est que l’enfant n’était plus aussi gaie, loin de là ! Son sourire avait quelque chose de contraint ; sa voix, ordinairement. pleine et harmonieuse, tremblait par moments, et cependant vous eussiez pu voir difficilement une jeune fille plus adorablement charmante que notre petite amie faisant face à sa grand’tante. Était-ce l’effet du contraste ? Peut-être.
Alice avait, ce soir-là, une simple robe de cachemire blanc uni ; ses cheveux, relevés bien haut sous un peigne d’écaille, laissaient tomber par-ci par-là une boucle d’or pâle sur son front pur. Elle lisait d’un ton grave et doux une de ces monotones légendes du vieux Rhin :
« … On entendit un faible soupir, puis le bruit d’un corps bien léger tombant dans l’eau, qui se rida un instant et reprit son doux murmure.
» Pauvre Lina, tu n’étais pas faite pour la terre ! »
— Voilà qui devient terriblement lugubre, tante Dosia ! Cette Lina était décidément un peu folle, je crois ; car enfin, puisque Hermann l’aimait !…
Miss Crach posa son ouvrage et, abandonnant avec regret un superbe ara, — d’une espèce exotique peu connue, — elle lui piqua son aiguille dans la tête, ôta son dé d’argent et dit de sa voix brève et sonore, en scandant ses paroles :
— Ne parlez donc pas toujours sans réfléchir, Alice ; cela me peine de vous entendre porter ainsi des jugements à la légère comme une enfant. Certes, Lina offensa Dieu en se donnant la mort ; nulle créature n’a le droit d’attenter à ses jours ; le Créateur seul est maître de notre existence et peut en trancher le cours quand bon lui semble. Le suicide est un crime. D’autre part, je l’admets, pour la moralité du récit, il vaut infiniment mieux qu’un mariage entre Lina et Hermann n’ait pas eu lieu. Je ne puis souffrir ces histoires où des princes épousent des bergères ; pur roman que tout cela. L’auteur aurait pu faire une fin moins tragique ; cela n’empêche qu’en principe une jeune fille pauvre ne doit pas épouser un homme riche.
— Mais, tante, puisqu’ils s’aimaient…
— Que voilà bien les jeunes filles ! puisqu’ils s’aimaient ! Raison de plus… L’amour ne dure pas toujours…, enfant ! Le mariage n’est ni une spéculation ni une affaire ; méprisables ceux qui le considèrent comme tel. Le mariage est une chose belle et grande, une association dont Dieu seul fixe le bail, mais, croyez-moi, dans une des premières conditions de bonheur est l’égalité des positions. L’on ne se doit rien l’un à l’autre, l’on ne se reproche rien !… Il est triste de devoir avouer que l’argent entre pour une si grande part dans le bonheur de la vie humaine !… Enfin, les choses sont ainsi, Alice ; ni vous ni moi ne les changerons. La jeune fille pauvre qui épouse une homme riche fait, croyez-vous, un brillant mariage ? Non ; elle fait un marché souvent, une sottise à coup sûr, qu’elle déplorera tôt ou tard.
Miss Théodosia se tut, reprit son ara, couleur du temps, et tous les animaux fantastiques de son arche de Noé miraculeuse.
La vieille demoiselle venait de développer là sa thèse favorite : Égalité de fortune chez les deux conjoints ; et cela, avec tout le despotisme de ses convictions. L’homme qui épousait une femme pour son argent faisait une bassesse ; la femme pauvre qui s’unissait à un homme riche faisait un marché, simplement. Après cela, les gens absolument pauvres ne devaient pas se marier, sous aucun prétexte ; c’était une folie. Cette théorie très absolue ne manquait ni de justesse ni de raison, à la vérité ; et si elle eût accepté l’exception-chose que miss Crach n’admettait pas — c’eût été là certainement la règle du bon sens et de la logique.
Alice jeta loin d’elle le livre de ballades.
— Vraiment, j’en ai assez de ces interminables histoires mélancoliques, dit-elle après un assez long silence durant lequel on eût été bien embarrassé de démêler si elle réfléchissait à ce que miss Crach venait de dire ou si sa petite tête d’enfant léger et insouciant s’était occupée tout simplement de ces mille frivolités qui étaient ses grandes préoccupations ; et, se mettant au piano, elle joua quelques mesures d’une marche turque, une horrible marche turque, sonore, bruyante, saccadée.
— C’est affreux, affreux, affreux !… Elle ferma brusquement le piano en disant : « Il est sourd ! »
— Alice ! s’écria miss Théodosia d’un ton mécontent ; qu’avez-vous donc ce soir ?
— Rien ! oh rien, tante.
— Étrange, cependant…, étrange ! murmura la vieille fille en secouant la tête ; elle a un air tout à fait singulier, ce soir… Savez-vous quel est votre malheur ? vous êtes trop gâtée, mon enfant, trop aimée, trop heureuse !
— Ne dites pas cela, tante !
D’un adorable mouvement enfantin, Alice prit dans ses bras la grosse tête de son terre-neuve qui se chauffait devant le feu.
— N’est-ce pas, César que Minny n’est pas trop aimée ? lui dit-elle tout bas, tandis qu’une larme tombait entre les longs poils noirs du chien. Pauvre Minny, pauvre Minny ! Oh ! ne bâillez pas comme cela, César ! Fi ! le vilain paresseux !… Aussi, ce n’est qu’un chien, murmura-t-elle d’un air découragé, en embrassant sa bonne tête soyeuse ; elle soupira et reprit sa place à côté de miss Crach.
— Diana ! oh Diana ! Sa petite tête enfantine s’appuya pensive sur sa main, ses yeux se perdirent dans le vague ; son pied battit doucement la mesure d’une valse imaginaire puis vivement, comme dans un rêve, elle dit : — Non ! en souriant de son joli sourire heureux, du même gai sourire qui relevait si gentiment les lèvres roses du bébé dans son cadre. Oh ! miss Alice Beaumont avait été créée pour être heureuse, toujours heureuse ; elle ne pouvait pleurer ni souffrir longtemps. L’enfant avait besoin de bonheur comme les fleurs de soleil, comme les papillons de roses, comme les oiseaux d’espace… Et puis, il lui faisait une si jolie auréole, ce bonheur ; il donnait à toute sa personne un air indéfinissable de fierté dédaigneuse qui lui allait si bien ! Il parait sa radieuse jeunesse en lui faisant entrevoir l’avenir comme un rêve éblouissant sous un voile rose, où se cachaient les quatre-vingt mille livres de sa dot.