Lady Fauvette/Lady Fauvette/5

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 35-44).

V

— Alice, je vous en prie, restez en place ; jamais, non, jamais je ne pourrai parvenir à faire votre portrait si vous changez ainsi constamment de pose, de physionomie et d’attitude.

— Mais aussi, dites-moi, Richard, qui vous a donné la merveilleuse pensée d’immortaliser mes traits et votre talent ! C’est bien, très bien, l’intention est bonne, je sais, et si vous ne parvenez à faire de mon image qu’une petite chose informe et sans valeur, ce ne sera certes pas votre faute. Vous feriez volontiers un chef-d’œuvre, je sais cela, mais ce n’est pas si facile, non vraiment.

— Que vous êtes méchante, Minny ; vous savez que j’ai le malheur de vous aimer et de trouver que vous êtes la plus jolie chose que Dieu ait créée…, l’idéal de tous mes rêves, la poésie de mes pensées…, tout pour moi, qui vous aime, oh ! qui vous aime trop, Minny.

— Je crois réellement que c’est une déclaration. en règle qu’il me fait…, la poésie de ses pensées ! Enfant ! Pour un écolier d’Eton, voilà qui est précoce, s’écria miss Beaumont en effeuillant un camélia rose dont elle lança vivement les pétales au nez de son cousin. « L’idéal de ses rêves ! » Oh ne prenez pas ce ton sentimental avec moi, Richard ; vous me rappelez le petit Linsbury et vous savez que je ne puis le souffrir… Pourtant il a vingt ans…, tandis que vous… seize à peine. C’est trop drôle. Oh ! laissez-moi rire. Vous êtes un fou, un vrai petit fou, mon cher Dick. Qui m’aurait dit que vous aussi seriez tombé dans ce travers… ridicule ?

— Alice, Alice, taisez-vous ; mon Dieu, est-ce ma faute à moi si je vous aime ?

— Mais il est vraiment très amusant, ce garçon ; ses doux yeux bleus et ses joues roses me font penser à une petite fille habillée en page. Venez ici, que j’arrange vos cheveux, là. Regardez-moi. Vous êtes joli comme un cœur, Chérubin. Reprenez votre palette maintenant et soyons sérieux… J’espère que me voilà immobile ; qu’en dites-vous ? Le petit Richard Barcley poussa un profond soupir, leva au ciel ses grands yeux mélancoliques, ramassa ses pinceaux, donna un coup d’œil à la miniature commencée et murmura en enlevant une feuille de camélia tombée dans ses cheveux blonds :

— Vous êtes bien heureuse, Alice, de n’aimer personne.

C’était un tableau charmant à voir, que ces deux enfants parlant d’amour dans le jardin d’hiver de l’hôtel Beaumont, au milieu des plantes exotiques, des lianes grimpantes, des palmiers gigantesques et des orangers blancs de fleurs…

Les petits bengalis volaient gaiement d’un bout à l’autre de leur cage dorée, tapissée de glycines.

La fontaine lançait bien haut ses gerbes de perles étincelantes ; un pâle rayon de soleil entrait timidement par la grande vénitienne encadrée de volubilis…

On se serait cru à mille lieues de Londres ; cette nature exubérante, cette végétation merveilleuse, l’atmosphère tiède et lourde chargée de parfums vagues, suaves, pénétrants, faisaient rêver à quelque cité d’Orient, fille chérie du soleil, paresseuse et ignorée sous ses fleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Richard ne soufflait mot ; l’enfant était froissé, il boudait. Alice, assise sur un pliant, continuait à effeuiller machinalement fleur par fleur tout un massif de camélias. Pourquoi ? Qui eût pu le dire ? Qui eût pu dire à quoi elle songeait ?

Certes, la serre splendide, les fleurs parfumées, les petits bengalis étincelants comme des bijoux ailés, et même ce pauvre Richard Barcley, étaient bien loin de sa pensée.

Quelle vision aimée faisait sourire ses jolies lèvres et creusait cette adorable fossette dans ses joues roses ? Quel rêve merveilleux, quel pays enchanté, quel songe entrevoyaient ses grands yeux noirs ? Qui eût pu le dire ?

Oh ! elle était bien heureuse de n’aimer personne, bien heureuse !

— Lord Linsbury demande à saluer mademoiselle, dit un domestique en entr’ouvrant la porte de la serre.

Cette simple phrase réveilla brusquement Alice ; elle tourna la tête et bâilla d’un air souverainement ennuyé en disant :

— Lord Linsbury ? je n’y suis pas.

— Pardon, mais je ne savais pas… J’ai dit que mademoiselle était à l’hôtel…

— Je n’y suis pas…, sortie avec miss Crach…, tout ce que vous voudrez.

— C’est que lord Linsbury a vu miss Crach, qui lui a dit que mademoiselle était dans la serre avec M. Barcley.

— Quel ennui ! Enfin…, qu’il entre !

Il entra.

Un grand jeune homme pâle à l’air niais ; bottes vernies, pantalon gris perle, redingote bleue, rose à la boutonnière, monocle dans l’œil, stick à la main…, une gravure de mode. Milord Linsbury était jeune, très jeune, ce qui faisait son désespoir ; très naïf, un garçon tout neuf, quoiqu’il fût émancipé et orphelin depuis deux ans, et que son ambition eût toujours été de paraître un gentleman d’un certain âge, rassis et désenchanté, pour qui la vie était une vieille connaissance qui lui confiait. tous ses secrets ; mais hélas ! il avait vingt ans, rougissait comme une pensionnaire et était si ridiculement timide que jamais, jamais il n’avait pu parvenir à faire une déclaration en règle à personne. Dieu sait cependant qu’il avait eu de grandes passions !

— Charmé de voir que…, miss Beaumont se porte bien. Je craignais…, ne l’ayant pas vue dernièrement au bal de mistress Birns…, qu’elle ne fût indisposée…, oui…, indisposée…

C’est en rougissant jusqu’à la racine des cheveux que lord Linsbury parvint à dire ces quelques mots ; c’est en rougissant plus encore qu’il offrit à Alice un superbe bouquet de roses rouges.

— « Venant de Nice, miss Beaumont, venant de Nice… »

— Mon Dieu, vous tombez mal, milord ; voilà des fleurs que j’exècre ; vrai, je ne puis les souffrir. Demandez à Richard. Oh ! j’ai une antipathie décidée pour le rouge… À propos, dites-moi, vous avez été à ce bal, chez mistress Birns. Comment cela s’est-il passé ?

— Un fort joli bal, miss Alice…, mais qui n’a eu aucun charme pour moi… Vous savez la malheureuse passion qui trouble mon existence… Hélas ! rien au monde ne peut me plaire, quand…

— Que pensez-vous du talent de Richard, sir Arthur ? interrompit Alice, coupant court à l’éloquence sentimentale de son adorateur.

— Parfait, oh ! mais parfait ; cette miniature est charmante, très réussie, affirma milord Linsbury en fixant son monocle sous l’arcade sourcilière de son œil pâle.

Il était terriblement embarrassé, ce pauvre Linsbury ; il eût bien voulu dire que le modèle était au moins aussi réussi que le portrait… Il eût voulu dire cela d’une façon remarquable, avec esprit, mais c’était difficile ! Il craignait tant cette petite voix moqueuse, ces grands éclats de rire perlés ; il avait si grand’peur d’être ridicule ! et il l’était si souvent ! Et puis, réellement, son bouquet avait eu un si triste sort ; elle détestait le rouge, et c’était justement sur des roses rouges que son choix malheureux était tombé… Comment ne pas deviner qu’elle haïssait cette couleur aussi ? Lui avait-il jamais vu un ruban, un chapeau, un nœud rouge ? Jamais, et même dans cette serre pleine de plantes rares, où abondaient les camélias roses, les glycines violettes, les églantines blanches…, pas une fleur rouge. Pauvre amoureux, c’était morfondant !

— Y avait-il beaucoup de monde chez Birns, jeudi dernier, lord Linsbury ? demanda Alice d’un air indifférent.

— Beaucoup, oui vraiment, miss Alice. Entre autres, M. William Middleton, qui fut, comme nous tous, bien désappointé de ne pas vous voir ; lord John Harris, qui vous demandait à tous les échos ; miss Diana Smitson, qui dansa souvent avec lord Grenville, ce qu’on remarqua, lord Grenville dansant peu généralement.

…… Que Dieu lui pardonne ! il ne vit pas l’éclair de douleur qui traversa une seconde les grands yeux profonds d’Alice, ni la pâleur qui envahit soudain ses joues veloutées ; il ne vit pas le sourire triste de sa jolie bouche enfantine ; il ne vit pas sa petite main crispée broyant à la fois trois des roses rouges de son bouquet… Non. Il ne remarqua pas que ce fut d’un ton de voix tout changé qu’elle dit :

— Ah ! vraiment… Miss Diana Smitson est bien jolie, bien jolie.

Il ne vit pas non plus le mouvement singulier de ses rieuses dents blanches mordant ses lèvres pâlies, ni le geste fier et dédaigneux dont elle rejeta ses boucles blondes, en ajoutant :

— Et elle danse dans la perfection.

— Miss Diana Smitson est incontestablement une fort belle personne ; le vieux comte Price fit la remarque qu’un mariage serait en tous points convenable entre elle et Grenville. Grenville est riche, miss Diana aura une fort jolie dot, ce serait un couple charmant. Enfin, on en parla beaucoup chez Birns, ce fut l’événement de la soirée. Ces demoiselles plaisantèrent Grenville sur sa subite passion pour la danse… Grenville rit franchement avec elles et miss Smitson rougit beaucoup.

Lord Arthur Linsbury se tut. Il était bien content de son éloquence ; réellement il n’était pas habitué à ce qu’Alice l’écoutât si longtemps sans l’interrompre… Quelle victoire ! Il se redressa fièrement, ahuri, étonné lui-même de ce succès.

— Ne trouvez-vous pas, miss Alice, que ce serait tout à fait convenable ?

— Tout à fait, tout à fait.

…… Il ne vit pas les deux larmes brillantes qui tremblaient au bord de ses longs cils baissés ; il ne les vit pas glisser lentement sur ses joues et tomber une à une sur sa robe bleue, y laissant deux petites taches humides, à moitié cachées dans les plis du corsage.

Il n’entendit pas une voix moqueuse, partie on ne sait d’où, disant : « Imbécile. »

Il n’entendit pas le petit éclat de rire sec et mordant, le plus étrange petit éclat de rire qui sortit jamais des lèvres roses d’une jeune fille heureuse, bien heureuse de n’aimer personne.