Lady Fauvette/Lady Fauvette/4

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 27-34).

IV

C’est dans Cornhill, au n° 17, qu’étaient installés les bureaux de la maison Beaumont-Barcley & Co., Old London & Hull Bank, une maison respectable, honorablement connue sur la place de Londres et à l’étranger, autant pour sa loyauté proverbiale que par l’étendue considérable de ses affaires.

Le 30 décembre, l’agitation était grande dans les bureaux de Old London & Hull Bank ; les garçons de recette allaient et venaient, chargés de sacs d’argent.

— Fin de mois, fin d’année, jour d’échéance !

Ces mots vibraient, confondus, étouffés par le son argentin que produit l’empilage des guinées et des shillings :

— « Lessman-Eynen & Son, Liverpool : 10, 000 l. à recevoir ; Richard Lowell : 60 l. 4 sh. 6 pence… à payer Lafontaine aîné, Paris : 400, 000 fr. ; Lorenzo, Madrid : deux traites, autant,… etc., etc… »

Puis le bruit des guichets qui s’ouvraient et se refermaient. La foule glissant pressée, affairée sous les longues galeries encombrées ; les boursiers parlant entre eux du prix de l’or français, des sociétés fondées, des actions de chemins de fer, du taux de la dernière émission, de la faillite Wilkinson. — Colossale, mon cher ! — X… se retire… Fortune faite.

— Fin d’année ! Fin d’année !

Les commis aux écritures, couchés sur leurs livres de comptes, derrière le grillage impénétrable qui sépare le personnel du public, calculaient, appelaient poste par poste, toutes les opérations de l’année, tandis que le chef comptable, tout seul dans son bureau particulier, terminait le bilan. Un bilan compliqué !

Maître Zachary Crupp ne se le dissimulait pas.

C’était pourtant un comptable émérite, que maître Zachary Crupp, et qui se laissait difficilement intimider par ces terribles colonnes de 3, de 5, de 8 et de 9 hétérogènes qui voltigeaient comme autant de lutins, grimaçants et moqueurs, sur son grand livre. Maître Zachary Crupp s’inquiétait bien de cela, vraiment ! L’honnête caissier, vieilli et oublié dans la comptabilité de la maison Beaumont, s’effrayait bien d’une rangée de chiffres !

— 8 et 3, 11, et 2, 13, et 5, 18 et 7, 25 et 5, 30. Je pose zéro et je retiens 3. C’est cela.

Là-dessus M. Zachary Crupp poussa un soupir de soulagement, essuya ses lunettes, souleva légèrement sa perruque (M. Z. Crupp portait perruque, c’était une de ses faiblesses), trempa sa plume dans l’encre, posa un zéro majestueux et répéta entre ses dents :

— « … tiens 3. Nous disions donc, 107+30… »

— Diable ! 137, 000 livres, voilà qui est fort !

Maître Zachary souleva bien haut sa perruque, d’un mouvement désordonné qui ne lui était pas habituel.

— « Cent trente-sept mille livres, il y a cent trente-sept mille livres. Considérable ! considérable ! » et prenant sur son pupitre une plume toute neuve, il écrivit lentement, comme à regret : « Wilkinson James. Manchester… Doit : 137, 000 livres. » Puis, secouant la tête plusieurs fois de suite : — Trop…, beaucoup trop. Crédit exagéré, dangereux !… »

La porte du petit bureau s’ouvrit sans bruit, et M. Beaumont entra.

— Wilkinson de Manchester a suspendu ses payements, Crupp ; de combien sommes-nous à découvert ?

La foudre, tombant aux pieds de maître Zachary Crupp, ne l’aurait certainement pas plus abasourdi que l’entrée de son patron et cette demande inattendue. Le petit caissier devint pâle et se mit à trembler comme un enfant pris en faute.

— Wilkinson… James Wilkinson de Manchester ! a suspendu ! balbutia-t-il.

Puis, ouvrant des yeux effarés et regardant son grand livre ouvert devant lui :

— Cent trente-sept mille livres. Il nous doit cent trente-sept mille livres.

— Vous dites cent trente-sept mille livres, Crupp ?

— Oui, « monsieur Ned. »

Zachary appelait ainsi M. Beaumont du temps où celui-ci portait encore des pantalons courts, et où Old London & Hull Bank avait pour raison sociale : James Beaumont & Co. C’était une habitude chez le vieux caissier, et il se serait fait hacher en morceaux, plutôt que d’appeler son patron autrement que « M. Ned. »

— C’est considérable, Crupp. Considérable ! Les traites sont en circulation. Combien avez-vous en caisse ?

Sept cent cinquante mille livres, monsieur Ned ; mais il y a plusieurs effets à payer…

— Combien à peu près ?

— Sept cent mille livres à peu près, répondit timidement le bonhomme, sans oser regarder son patron.

— Les traites Wilkinson nous reviendront protestées dans trois jours… Cent trente-sept mille livres !… Je les aurai, Crupp ; ne vous en préoccupez pas.

— Réellement ?…

Zachary tira son foulard de l’Inde et s’essuya le front de l’air de soulagement d’un homme qu’on aurait retiré à temps d’un précipice profond.

— Vous n’avez plus besoin de moi, Zachary ? Rien à signer, rien à relire ? je pars, Alice m’attend en bas dans la voiture.

— Vous croyez, père ! Oh mais non…, elle est ici ; tournez la tête, s’il vous plaît. Elle en avait assez de la voiture, de la neige qui tombe et de la boue qui s’amasse dans Cornhill ; quel affreux quartier !

Et en effet elle était là, la petite folle, illuminant le bureau de maître Zachary d’un rayon de sa brillante jeunesse, de son heureuse insouciance… Elle était là, gracieuse et jolie comme une princesse des légendes russes, frileuse dans ses fourrures de renard bleu, son petit feutre posé crânement sur le côté, ses admirables cheveux blonds, poudrés de quelques flocons de neige, tombant simplement sur sa pelisse et encadrant amoureusement sa petite tête fine et originale, pétillante d’esprit.

Elle avait voulu jouer une niche à son père, et elle l’avait faite. Voilà.

Elle avait traversé les bureaux d’un bout à l’autre toute seule.

— Bonjour, Zachary, vous allez bien, mon vieux ? Quelles nouvelles de Jim ? Jim était un petit chien de race qu’Alice avait donné au caissier.

— Jim se porte parfaitement, miss…

— Oh ! les grands livres ! qu’est-ce que vous écrivez donc là dedans ? Tiens, Wilkinson, à Manchester. Je connais ce nom. Doit cent trente-sept mille livres, rien que ça !… Voilà une jolie somme, au moins… Qui pourrait croire qu’un homme à qui l’on payera demain cent trente-sept mille livres refuse à sa fille une parure de perles qui bien certainement n’en coûte pas deux cents, sous prétexte que c’est trop cher. Oh ! fi ! qu’en dites-vous, Zachary ?

— Cependant, miss, deux cents livres de perles c’est beaucoup, beaucoup.

— Venez-vous ? Minny ; il est cinq heures.

— J’arrive. Bonsoir, mon vieux Crupp, embrassez Jim pour moi… Adieu, adieu…

Et le gai petit oiseau s’envola, laissant le vieux caissier encore tout ébloui de cette gracieuse vision apparue et dissipée comme un rêve. Pendant un instant, on entendit des éclats de rire mélodieux égayant les longues galeries de la maison de banque…, puis un bruit de roues dans la rue.

La neige continua à tomber, le petit bureau reprit son air maussade et son odeur de vieux papiers…, et Zachary murmura entre ses vieilles dents, tout en replaçant sa perruque en équilibre sur sa tête chauve :

— Deux cents livres de perles !… pauvre ange !