Lady Fauvette/Lady Fauvette/10

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 85-92).

X

— Savez-vous la grande nouvelle, Clapham ?

— De quoi voulez-vous parler, Monckbury ?

— Mais…, de la catastrophe… Enfin, je ne sais trop comment vous dire cela… C’est si délicat…, si inattendu ! Au fait, ce n’est peut-être qu’un faux bruit. Pour ma part, je n’en parle que par ouï-dire. La vérité est que, tout en n’attachant qu’une médiocre importance à tous ces commérages, tous ces cancans de bourse plus ou moins effrayants, la vérité est que je ne nie pas absolument la chose. Au fait, mon cher, je ne sais si vous pensez comme moi, mais ma conviction intime est qu’il n’y a jamais de fumée sans feu.

L’honorable Jack Monckbury tira sa tabatière d’argent et offrit une prise à son ami Clapham.

— Merci, je n’en prends jamais. Mais, dites-moi donc, Monckbury, vous m’avez fort intrigué ; vous parlez par énigme, mon cher ; entre nous, de quoi est-il question ?

— Franchement, Clapham, tout bien considéré, je préférerais n’en pas parler ; c’est vraiment si grave ! Du reste, les affaires… Tenez, je viens de chez mon agent de change : figurez-vous qu’il y a un mois j’achète de l’emprunt turc, tout le monde en voulait alors… ; depuis, il baisse, il baisse ; j’en ai pour vingt mille livres… Les affaires deviennent impossibles. Aussi, je vous avouerai que si je n’avais pas trois filles à marier, ce qui est une lourde tâche, croyez-moi, j’abandonnerais la spéculation et la banque. On perd plus d’argent qu’on n’en gagne par le temps qui court. Je dirais adieu aux affaires et je partirais tout simplement pour le Yorkshire, un bon pays, où j’ai une petite résidence assez confortable, une bicoque habitable en somme, quoi qu’en disent Jane et Polly… Et là, entre mes choux et mes salades, je mettrais à profit mes connaissances en jardinage et je jouerais au gentilhomme campagnard… Au diable les affaires, j’en ai par-dessus la tête !

Dans la chaleur de son monologue, M. Monckbury appuya sa large main sur l’épaule de Clapham, étonné, qui le regardait en faisant cette réflexion que l’éloquent courtier réalisait assez bien l’idéal d’un cokney campagnard du Yorkshire.

L’honorable Monckbury continua :

— Ainsi, tenez, ce pauvre Beaumont, voilà ce qu’il aurait dû faire. Si l’on pouvait tout prévoir ! Que diable, mon cher, il était riche, immensément riche…, une seule fille, et encore un petit bijou facile à placer. Mais voilà, il aurait dû s’arrêter à temps. Voyez-vous, on va, on va toujours, les affaires vous entraînent ; on perd ce qu’on a ; on devrait cesser alors, on ne peut pas ; on risque ce qu’on n’a pas. On se crée ainsi une vie impossible, espérant se rattraper… Pendant ce temps-là, l’abîme se creuse et l’on s’en rapproche chaque jour davantage, si bien que, lorsqu’on veut s’arrêter, il est trop tard. Au revoir, Clapham, je vous quitte, il faut que je conduise ces demoiselles au concert tout à l’heure. Mes amitiés chez vous.

— Un mot encore, Monckbury ; cette grande nouvelle, ce cataclysme, est-ce de Beaumont qu’il s’agit ?

— Mille diables, je ne vous l’ai pas fait dire… Oui vraiment, c’est de Beaumont qu’il s’agit. Au fait, je ne sais pas pourquoi j’en ferais tant mystère. À l’heure qu’il est, c’est le secret de polichinelle. Il faut que vous arriviez justement de Dublin pour n’en être pas informé. C’est le sujet de toutes les conversations ; depuis hier on ne parle que de cela. La chose est si considérable ! Et puis, c’est si brusque ! Samedi encore, il conduisait sa fille au bal de lady Haslington, où elle eut un succès étourdissant…, car, tout étrange que cela paraisse, Beaumont était reçu partout ; on assure que dernièrement il refusa bel et bien un prince qui voulait devenir son gendre. Avouez que c’est fort, Clapham !

— Ma foi, mon cher, cela ne m’étonne qu’à moitié. Miss Beaumont est merveilleusement jolie, et puis, si colossalement riche !…

— Arrêtez !… on vous prendrait pour un Hottentot. Si colossalement riche ! Parlez au passé, ou ne parlez pas de la fortune des Beaumont. Oh ! s’ils ont péché par orgueil, ceux-là, ils sont punis par où ils ont péché.

— Mais enfin, dites-moi, qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé que Beaumont vend son hôtel de Hanover-Square et son château d’Essex ; qu’il avait cédé à Nathan, il y a un an déjà, et avec faculté de réméré, son palais de Florence, sa villa de Brighton, une maison de plaisance qu’il possédait là-bas près du lac de Côme, un bijou, paraît-il, sans compter divers terrains à bâtir… En somme, pour cinq millions. Ce filou de Nathan a fait là une jolie opération ! Beaumont est incapable de profiter de cette faculté de réméré, il n’a pas l’argent ; Nathan reste donc acquéreur. Vous vous rappelez la faillite Wilkinson ? Beaumont y a perdu cent trente-sept mille livres ; il est pris pour quatre-vingt-deux mille livres avec Melkior & David ; il avait monté tout récemment je ne sais quelle affaire de tramways en Hongrie, ça croule, un vrai désastre ! La Banque d’Angleterre refuse son papier… ; impossible de faire face à l’échéance du 31, après-demain… ; ajoutez à cela ses succursales qui lui mangent de l’argent depuis longtemps ! Vous voyez d’ici la situation… La fortune lui tourne le dos carrément, et l’on craint…, enfin…, c’est désagréable à dire…, on craint la faillite !…

Monckbury s’arrêta pour juger de l’effet produit par ce mot gros d’épouvantes… Clapham était atterré. Monckbury continua :

— Vous comprenez, ceci de bouche à oreille. C’est l’événement du jour, mais personne n’est absolument fixé… Je tiens ces détails du jeune Middleton, un habitué de la maison. Le fait positif, Clapham, c’est que tous ceux qui ont de l’argent déposé chez Beaumont-Barcley & Co. s’empressent de le retirer, et que, si vous êtes dans ce dernier cas, vous ferez bien de les imiter ; la prudence, voyez-vous, n’a jamais nui à personne.

— Ce que vous me dites là, Monckbury, m’étonne au suprême degré. C’est à n’y pas croire !… Old London & Hull Bank, mais cela faisait des affaires d’or !… Je sais de bonne part qu’un jour Beaumont acheta comptant, remarquez bien, comptant, dans Glascow street, un terrain immense, de quoi faire dix-huit maisons et qu’il le paya argent sur table, deux millions trois cent quarante mille francs. C’était une affaire superbe ; mais je vous le demande, quel est le banquier qui peut ainsi retirer du jour au lendemain neuf cent mille livres de ses affaires, sans qu’il y paraisse ?

— Je vous répète encore, Clapham, que, pour ce qui est de la vente de ses immeubles et de cette opération colossale, si désastreuse pour lui, qu’il aurait faite avec Nathan, ce sont des on dit, des suppositions purement gratuites ; personne n’en sait rien officiellement… ; mais, quant aux pertes considérables qu’il vient d’essuyer, quant à la baisse énorme des valeurs qu’il avait en portefeuille et à la débâcle des tramways de Hongrie où il était principal actionnaire, quant au refus qu’on a fait de son papier à la Banque d’Angleterre, cela, ce sont des faits positifs et palpables… Qu’il s’en relèvera, c’est possible, quoique, vous savez, mon cher, des carreaux comme ceux-là, une fois cassés…, et on dit la situation très tendue. Du reste, où diable voulez-vous qu’il escompte maintenant ? Vous aurez beau dire, la chose est si soudaine, si inattendue ! Ce n’est pas quelques mille livres qui peuvent ruiner Beaumont, croyez-moi…

— Quelques mille livres !…

— Et puis, il est riche ; sa femme lui a certainement laissé une belle fortune ; et la dot de sa fille, quatre-vingt mille livres ! et sa tante qui a, dit-on, un fort joli pécule…

— Oui, miss Crach est intéressée pour une somme assez ronde, je crois ; mais bonnement, supposez-vous par hasard qu’elle va la lui laisser ? Vous êtes naïf, mon très cher, permettez-moi de vous le dire ; vous connaissez peu l’humaine nature et particulièrement les vieilles filles, si vous pouvez penser sérieusement à une chose aussi improbable, aussi absolument impossible ! Si Beaumont ne compte que sur sa tante pour sortir d’embarras, on peut jurer bravement que Old London & Hull Bank est perdue, irrévocablement perdue.

Ayant dit, l’honorable Jack Monckbury regarda l’heure à sa montre, boutonna sa redingote, tendit la main à Clapham et se disposa à quitter la Bourse.

— Vous voit-on ce soir au club, Monckbury ?

— Ce soir…, eh ! non, impossible ; je suis de corvée, je conduis Jane et Polly au bal.